- D’où venez-vous? Qui êtes-vous? J’aurais envie d’entendre votre histoire.
- Arrête! Comment peux-tu te permettre de poser de telles questions à des gens qui tu ne connais même pas ?
- Bon, je suis d’accord, ce n’est pas simple de répondre à ces questions. Surtout, c’est indiscret ! Simplement, je m’intéresse aux gens, moi, j’ai envie de les situer, savoir à qui je m’adresse. - Mais là, c’est trop personnel, la vie privée c’est sacré, non ?
- Eh bien, je vois les choses différemment. C’est peut-être parce que je suis une femme, moi. Mais d’accord, je serai plus discrète : d’où venez-vous ? Si vous deviez me raconter votre village, votre pays, votre peuple, que diriez-vous ? Cela, au moins, c’est une question moins embarrassante. On peut se servir des récits hérités qui nous ont été transmis de génération en génération, souvenez-vous, l’histoire d’une arbalète, d’un homme et de son fils, la victoire du héros contre les puissants, un pacte de résistance contre les envahisseurs – oui, ou bien on peut se rabattre sur des thèmes que tout le monde répète…eh bien chez nous, on est plutôt travailleur, précis, on est prudent. On ne prend pas vite parti, nous. On aime la tranquillité, on n’aime pas les conflits, nous.
- Pourquoi tu dis toujours « nous », « nous » ?
- Oui, nous ou moi. Parce que «moi » ou « nous », on n’est pas comme les autres qui viennent d’ailleurs, qui ont une autre histoire. Raconter, se raconter, ça sert parfois aussi à tenir l’autre à distance, à signaler ou à rappeler les frontières. Et c’est souvent nécessaire de rappeler les frontières quand on veut dire qui on est.
Mais comment cela se passe dans le récit curieux que nous venons d’entendre ? Ce qu’ils racontent les deux espions quand ils reviennent de leur tour à Jéricho, leur histoire à eux, c’est : « vraiment, le Seigneur nous a livré le pays et même tous les habitants du pays tremblent devant nous ». Voilà l’histoire extraordinaire qu’on va se raconter parmi les fils d’Israël : après être sorti miraculeusement du pays d’Egypte, le peuple avait marché pendant 40 ans dans le désert sous la conduite de Moïse ; puis Moïse était mort, après avoir passé les commandes à Josué. Les Israélites se sont alors trouvés au seuil d’une terre promise qui semblait pourtant bien loin encore. Il restait un fleuve à traverser, des villes à conquérir, des murailles à faire tomber, toute une population à vaincre…
- Un fleuve ? Quel fleuve ? Il n’y a pas de fleuve, dans notre récit: « Allez voir le pays et Jéricho, dit Josué. Puis : Ils y allèrent, entrèrent dans la maison d’une prostituée nommée Rahab et y couchèrent ». Pas de trace de fleuve !
- Laisse-moi continuer. Ce que je te raconte vient juste avant et juste après l’histoire de Madame Rahab. Lorsque les Israélites étaient partis d’Egypte, Dieu avait séparé la mer pour permettre à son peuple un passage ; de même, il coupe, dans le livre de Josué, le fleuve de Jourdain pour permettre à Israël de passer sur la terre sèche et d’entrer ainsi dans la terre promise. À l’horizon, les murs de Jéricho. Il reste à éloigner, à se débarrasser des autres, de ceux qui n’appartiennent pas au peuple du dieu d’Israël, le Hittite, le Guirgashite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite.
- Tous ?
- Oui, tous. Dans la perspective de certains textes du livre du Deutéronome, il y a danger dans la cohabitation, dans le mélange, danger de se perdre, de ne plus savoir qui on est… mais écoute ça : le Seigneur a donné le pays, il a séché les eaux de la mer des Joncs, le Seigneur est Dieu là-haut dans les cieux et ici-bas sur la terre – oui, c’est cette certitude du peuple d’Israël, qui va lui permettre d’avancer, de rester fort et courageux, de ne pas mettre en question la promesse divine. Mais non ! Dans notre récit, ces mots sont ceux que prononce Rahab, c’est la confession de foi de la prostituée cananéenne, et puis, la fin de l’histoire suppose quand même qu’Israélites et Cananéens vont habiter ensemble. Et à part ça, les fils d’Israël sont sans doute très forts, courageux et pleins de foi, mais enfin, quand on relit le début du texte que nous avons entendu tout à l’heure, c’est quand même surprenant ce qui est dit des deux espions : allez voir le pays et Jéricho – ils y allèrent (pas eu besoin de trompette pour passer les murailles, il suffit de fenêtre!), entrèrent dans la maison d’une prostituée nommée Rahab et y couchèrent. Vous trouvez peut-être ça très courageux, mais enfin... d’ailleurs, les espions n’explorent rien d’autre que la maison de Rahab, située à l’entrée de la ville.
En tout cas, il y a des contradictions, dans ce récit qui raconte l’entrée en terre promise. C’est normal, le livre de Josué contient toute une collection de récits différents sur l’entrée du peuple dans le pays promis ! A une certaine époque on imaginait cette entrée d’une manière grandiose, spectaculaire, avec des conquêtes, on avait des prétentions d’extension, on rêvait de dominer et de soumettre. On voulait imiter les grandes puissances des Assyriens et des Babyloniens qui dominaient alors tout le Proche Orient ancien. Par contre, pour l’auteur à qui nous devons l’histoire de Rahab, l’enjeu était plutôt de réfléchir à la cohabitation entre différentes cultures sur un petit morceau de terre, enjeu qui d’ailleurs n’a rien perdu de son actualité.
- Bon. Mais ça me semble quand même confus. Quand on ouvre la Bible, on attend une parole claire, fondatrice, qui donne des repères, qui trace un chemin, nous aide à distinguer entre ce qui est juste, ce qui ne l’est pas, qui nous rappelle qui on est, comment il faut se situer par rapport à l’autre, et voilà que les mots se mêlent, se contredisent, les voix se multiplient, se mélangent ; on se coupe la parole, rien n’est clair.
- Rien n’est clair, c’est plutôt l’obscurité. Mais la vie est-elle toujours claire, toujours cohérente? Vivons-nous toujours dans la clarté ? D’ailleurs, c’est de nuit que cela se passe.
-De nuit? De quoi parles-tu ?
- Oui, l’histoire lue tout à l’heure se déroule de nuit – comme beaucoup d’histoires importantes dans la Bible. Ce n’est peut-être pas un hasard. Les murailles de Jéricho ont été fermées, mais dans l’obscurité, les passages s’accélèrent. On entre, on sort de la maison de la prostituée, on se cache sur la terrasse. Un bruit court, des fils d’Israël sont entrés pour explorer le pays. Comment le roi qui va envoyer ses espions à lui chez Rahab est-il au courant ? Les murmures sont confus, étouffés, on s’y trompe.
Et puis, on sent la peur, l’angoisse de mourir. Sauver sa peau, il faut sauver sa vie à tout prix : oui, je la vois c’est Rahab. Heu, non, attends, ce sont les espions, cachés là haut sur la terrasse, dissimulés sous les tiges de lins. « Elle pourrait nous livrer.» « Sans doute, ils vont me tuer.» Dans l’obscurité, dans la peur, les hommes d’Israël et l’étrangère peu fréquentable, se confondent.
Les murailles, les frontières qui se brouillent dans l’obscurité. Qui suis-je, moi, qui es-tu, toi ? Ce qu’on sait au cœur de cette nuit-là, comme au cours d’autres nuits, c’est qu’on est mortel, vulnérable. On croit un peu encore, on espère, on doute. On se sait sans défense entre les mains de la personne qui se trouve en face. Peut-être a-t-elle peur, elle aussi, peut-être qu’elle non plus ne sait pas s’il faut croire, qu’elle aussi espère. Rien n’est clair.
Nous cherchons souvent, en ouvrant la Bible, une parole évidente, rassurante, mais nous butons sur des voix multiples, sur une parole qui souvent nous prend au dépourvu, déconstruit le savoir, instaure un doute, nous met à nu, et dans cette nudité, nous rappelle notre fragilité, le fait que nous ne pouvons exister seuls, avec ce que nous prenons pour nos certitudes. Comprenez-moi bien : dans notre histoire, ce n’est pas parce qu’on se trouve au cœur d’une nuit douteuse, dans une maison douteuse, qu’on est nu, c’est parce qu’on est réduit à sa plus simple humanité, dépouillé d’armes et de certitudes, de récits, de mots, comme devant la mort.
Comme devant la mort, mais aussi comme au jour de la naissance, peut-être aussi, quand on n’a même pas encore été nommé, quand toute l’histoire reste à inventer. « Oui, ces hommes sont venus vers moi, mais je ne savais pas d’où ils étaient.» Au fond, cette phrase que Rahab adresse aux messagers du roi et qui peut paraître un mensonge, ressemble soudain à une vérité. Sur la terrasse, sous le lin, pendant un instant, l’histoire est en attente, le souffle est coupé : celui de Rahab, celui des Israélites. Devant la mort, qu’importe d’où je viens, qu’importe d’où tu viens. Et puis qu’importe d’où je viens, qu’importe d'où tu viens, si un seul de tes gestes, de tes mots, de tes regards, peut me libérer, me rendre la vie.
« Le Seigneur vous a donné le pays, il a séché devant vous la mer des Joncs lors de votre Sortie d’Egypte, chacun a le souffle coupé devant vous, car le Seigneur votre Dieu, est Dieu là-haut dans le ciel et ici-bas sur la terre. »
C’est par cette confession de foi, au cœur de la peur et dans l’obscurité qui rend les frontières floues, que Rahab rappelle aux deux espions muets qui ils sont, elle leur redonne une histoire, elle leur rend leur dieu, et elle fait sien leur Dieu. Rahab les met au monde, mais dans un monde bien plus vaste que le monde quadrillé de frontières auquel nous tenons tant, que cela soit sur le plan politique, économique mais aussi religieux : dans votre histoire, dans votre monde nous y serons, nous aussi dans ton histoire, il y aura ma maison, mon père, ma famille, mon peuple, tu me feras une place à moi que tu appelles prostituée, impure, et que de jour tu méprises. A ton histoire se mêleront mes peurs, mes souffrances et mes espérances. Dans mon histoire, tu seras là, avec tes courages, tes lâchetés, tes fragilités, ta foi interpellera ma foi.
Rahab accrochera un cordon écarlate à la fenêtre, l’avez-vous remarqué lors de la lecture ? Rouge, comme le sang de l’agneau que l’on a mis sur les portes des maisons israélites au moment de la nuit avant la sortie d’Egypte, en signe d’appartenance, en signe de libération – vous vous souvenez ? C’était une autre nuit, la nuit où tout a commencé, la nuit de toutes les libérations, la nuit de la Pâque.
Soyons honnêtes. Ce n’est pas sans difficulté, sans danger, de se tenir sur le seuil, d’ouvrir la fenêtre, de s’avancer vers l’autre à découvert. Rahab aurait facilement pu livrer les hommes au roi de Jéricho, finalement. Et puis, je pourrais vous raconter, vous pourriez me rappeler des milliers d’histoires personnelles, collectives où des humains ont refusé de voir, ont fermé les yeux devant le cordon écarlate accroché à la fenêtre, devant tous ces signes si clairs, si évidents, qui rappellent que tous les hommes et des femmes du monde sont solidaires d’une même humanité. Si Rahab avait livré les espions de Josué, alors ils ne seraient jamais revenus, alors l’entrée des Israélites dans le pays, la traversée du Jourdain, n’auraient jamais eu lieu. Dans cette histoire, tout le destin du peuple d’Israël est suspendu à l’action de Rahab, qui elle ne choisit pas la facilité, mais de faire confiance à ceux qui « officiellement » appartiennent aux ennemis.
C’est risqué de choisir la confiance, l’espérance. Mais pour traverser la nuit, pour traverser la mort, il n’y a pas d’autre issue possible. "Fais sortir ces hommes !" ordonne le roi de Jéricho. Rahab fera sortir les hommes, mais autrement. Elle les fera passer la muraille, elle fera sortir les hommes hors de la ville, comme Dieu a fait sortir son peuple d’Egypte et de l’esclavage. L’auteur du récit utilise pour décrire l’action de la Cananéenne les mêmes mots que la Bible utilise ailleurs pour raconter l’acte libérateur de Dieu qui fait sortir Israël de l’esclavage.
Et si c’était pour dire que chaque fois que l’on risque le geste de passer et de faire passer, on est alors déjà au cœur de l’espérance, de la confiance pascale ? Que chaque fois que l’on se risque sur le seuil, on vit déjà le passage hors des frontières étroites, hors des tombeaux, le passage vers la vie ? Par la brèche dans les murailles, on peut apercevoir une terre vaste. Juste là, ici, à portée de main, de regard, une terre où il y a la place pour la descendance de Rahab et ceux venus d’ailleurs. Lorsque les messagers reviennent vers Josué, ils ne font rien d’autre que répéter mot à mot la confession de foi de Rahab. C’est ainsi que la traversée devient possible, et c’est ainsi que s’effondre définitivement l’illusion de se dire tout seul, sans les autres.
Nous voici invités à ouvrir des fenêtres : c’est un risque fou, mais c’est aussi une folle espérance. Par nos frontières ouvertes, la terre promise nous est donnée à contempler. Nous pouvons accueillir l’aube, le matin d’une humanité nouvelle. Alors c’est comme le vieux rabbin qui demande à ses élèves :
- A quoi peut-on reconnaître le moment où la nuit s’achève et le jour commence ?
- Est-ce lorsque, sans peine, on distingue, de loin, un chien d’un mouton ?
- Non !
- Est-ce lorsque, sans peine et de loin, on peut discerner un dattier d’un figuier ?
- Non !
- Mais alors, quand est-ce donc ?
- C’est lorsque, regardant le visage de n’importe quel homme, de n’importe quelle femme, tu reconnais ton frère ou ta sœur. Jusque là, il faisait encore nuit dans ton cœur.
Amen !
Par la frontière ouverte
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