Pourquoi Jésus raconte-t-il des histoires pareilles ? Ce serviteur, qui gaspille l'argent de son maître… Remarquez que des affaires de fraude, de détournement de fonds, vous en lisez tous les jours dans votre journal ! Est-ce une raison pour en faire une parabole ?
Parce que les paraboles de Jésus, on les connaît : la graine qui germe et pousse et devient un grand arbre ; ou bien ce berger qui perd un mouton et qui abandonne les 99 autres pour chercher le mouton perdu ; ou encore ce curieux patron qui paie à tous ses ouvriers le même salaire quelle que soit la durée de leur temps de travail…
On les connaît, les paraboles de Jésus. Elles sont parfois inattendues, parfois même surprenantes, mais il n'y a pas de quoi appeler la police. Mais là…ce serviteur – qui n'était d'ailleurs pas un simple serviteur (on dirait aujourd'hui : gérant de fortune) - ce gérant donc à qui un homme riche confie sa maison, c'est-à-dire ses biens.
Il y avait en Judée et en Galilée de grandes propriétés, d'immenses propriétés qui n'appartenaient pas à des gens du pays, mais à des étrangers. Ils revenaient une fois, deux fois dans l'année, pour faire les comptes avec leur gérant. Au jour le jour, c'était le gérant qui faisait tourner le domaine. Un gros travail, un travail à haute responsabilité, mais un travail bien rémunéré, comme on le verra. Ce jour-là, quand la lettre annonçant la visite proche du patron a été ouverte, l'atmosphère s'est alourdie : « C'est ma dernière visite pour toi, gérant. Je te mets à la porte pour rupture du rapport de confiance ».
Le bruit avait couru que le gérant dilapidait l'argent du patron. Vrai, faux ? On n'en sait rien, mais ce qui est sûr, c'est que la confiance étant rompue, on ne continue plus ensemble. Et voilà que le monsieur, pris à la gorge, analyse lucidement le désastre : qu'est-ce qu'il va faire ? Travailler la terre ? Pas question, trop fatigant. Mendier ? C'est humiliant.
Alors il convoque ceux qui devaient quelque chose au patron, et coupe leur dette : « Tu lui dois 100 tonneaux d'huile ? Écris 50 » ; « Tu lui dois 100 sacs de grain ? Écris 80 ». Vous imaginez d'ici le sourire des intéressés ! C'est encore mieux que de laisser derrière soi sa carte de visite. Le monsieur laisse derrière lui une immense gratitude, du genre : « On te revaudra ça un jour, gérant ! On n'oubliera pas ». L'astuce est remarquable, il fallait y penser. Mais l'étonnant, c'est la réaction du maître : « il dit du bien du gérant, parce qu'il a été habile.»
Habile en se servant dans les poches du patron ? Non, attendez. Les choses ne se passent pas comme ça. Le patron n'est pas un doux rêveur qui se félicite de se faire plumer, et le monsieur n'est pas un escroc. Non. Il nous manque juste une information. Vous savez, les historiens se sont penchés sur cette curieuse histoire. Ils se sont intéressés à son aspect juridique, en se demandant justement comment un patron pouvait se féliciter d'une astuce pareille, qui, semble-t-il, le vole. Et ces historiens ont découvert qu'en fait le patron n'était pas volé. C'est le droit romain, en usage dans la Palestine occupée, qui le prescrivait : quand un propriétaire confiait ses biens à un gérant, en réalité il ne le payait pas, c'est le gérant qui se payait lui-même. Et il se payait en prélevant sur les prêts une confortable commission : « Tu veux emprunter à mon patron 100 sacs de grain ? Eh bien, je t'en prête 100, mais quand tu les rendras, j'en garderai 20 pour mon travail. »
Quand il les convoque, avant qu'il soit mis à la porte, le gérant leur fait une remise. Mais c'est la remise de sa commission, de son salaire. Il ne vole pas son maître : il renonce à son bénéfice. Et c'est pourquoi le maître peut le féliciter de son astuce : elle ne lui a rien fait perdre. Mais au gérant, elle lui a fait gagner beaucoup de reconnaissance…
Vous direz que le geste est plutôt calculateur. Que le comportement du monsieur n'est pas très reluisant, somme toute. Qu'il n'a de goût ni pour le travail pénible, ni pour faire la manche, et qu'il trouve un moyen commode pour se garantir des relations précieuses pour ses vieux jours… et vous avez raison : ce monsieur n'est pas un modèle de vertu. Mais les paraboles ne sont pas des histoires à l'eau de rose ! Jésus tire son histoire du monde des affaires, où l'on ne rencontre pas que des enfants de chœur… S'il a choisi cet exemple, c'est qu'il illustre une chose très importante : la démarche du monsieur inverse la fonction de l'argent. Voilà à quoi Jésus veut en venir : inverser la fonction de l'argent. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Tant que le gérant amasse ses bénéfices, c'est pour lui, pour son bien-être peut-être, pour son plaisir sûrement, pour sa consommation, pour sa sécurité pense-t-il ; c'est de l'argent en circuit fermé. C'est l'argent-Mamon, dont on parlait dimanche passé : la petite idole dévoreuse de notre temps, de nos valeurs, de notre vie, la protectrice illusoire de notre peur de manquer. L'argent-Mamon, incapable de nous protéger ni de la peur, ni de la mort.
Mais le gérant a inversé la fonction de l'argent : l'argent est devenu créateur de vie et de relation. En remettant une part de la dette, le gérant a utilisé l'argent pour nouer des amitiés. Réfléchissez à cela : à quoi sert votre argent ? À vous construire une forteresse ? À vous protéger, mais de quoi, au juste ? Ou à ouvrir les portes de votre domicile, à tisser des liens, à venir en aide, à dire votre gratitude, à concrétiser votre compassion ?
Il ne s'agit nullement de se sentir coupable de posséder de l'argent. Cette parabole invite plutôt à déployer sa réflexion et son imagination pour que nos biens servent à l'enrichissement de beaucoup. Et reçu comme un don de Dieu, l'argent n'est plus destiné à être l'oasis de nos peurs, mais à être un signe de gratitude, créateur de vie et d'amitié.
Quand les prophètes d'Israël donnent de la voix – et on a entendu Amos dénoncer ceux qui marchent sur la tête des pauvres, qui augmentent les prix et faussent les balances, ceux qui en profitent pour acheter des esclaves au prix d'une paire de sandales. La parole est dure, aussi cinglante que l'exploitation économique qu'elle condamne. Eh bien, c'est cela que les prophètes dénoncent : un argent qui produit de la mort et non de la vie, un argent amassé sans qu'une part soit redistribuée, un argent qui dit l'appétit insatiable, la triste avidité des profiteurs.
Dis-moi à quoi sert ton argent, et je te dirai qui tu es. Dis-moi ce que tu fais de ton argent, et je te dirai ce que ton argent a fait de toi : un goinfre à l'appétit jamais rassasié, ou une personne convaincue que l'argent est cadeau, cadeau pour produire de la vie, du partage, de la fête, de petits bonheurs au quotidien. L'autre jour, quelqu'un me disait : « Vous les chrétiens, avec votre discours sur l'argent, vous êtes des idéalistes. L'économie a une loi, celle de la recherche du profit. On ne fait pas des affaires avec de bons sentiments. »
Eh bien, l'Évangile n'est pas de cet avis, puisque Jésus et les premiers chrétiens à sa suite, n'ont cessé d'interroger : quel usage faites-vous de votre argent ? Il est vrai que le christianisme dans son histoire n'a pas toujours répercuté avec force cette question, même s'il a constamment exhorté au don. Les lois de l'économie ne sont pas des lois inflexibles. Elles doivent être questionnées sur leur finalité : à quoi servent les profits ? Où vont-ils ? À qui sont-ils destinés ? À enrichir les toujours plus riches ou à participer au bien-être du plus grand nombre ?
Les questions d'argent sont bien trop importantes, bien trop vitales, pour être laissées aux seuls techniciens de l'économie. L'Évangile n'a pas de recette, il ne construit pas un système économique. Mais il pose avec obstination la question : quel culte célébrez-vous avec votre argent ? Le culte du moi, avide et insatiable ou le culte de la vie, ouvert à l'échange et au don partagé ? Oui, quel culte célébrez-vous avec votre argent ?
Amen !