Écouter le culte :
S’il y a un mot que j’ai détesté très longtemps, c’est celui-ci : humilité. Mais vraiment détesté. Parce qu’au culte de l’enfance, parce qu’au catéchisme, on m’a répété que l’orgueil est un vilain défaut et qu’il faut préférer l’humilité. Seulement voilà : l’humilité n’est pas très sexy. Moi, ce que j’avais compris, c’est que l’humilité consistait à se reconnaître comme un moins que rien. Dire qu’on n’a vraiment rien à montrer, aucune qualité dont on pourrait au moins un peu être fier. Rien. Et ça, je dois vous dire, c’est un programme qui ne m’a jamais attiré.
Bon, vous souriez peut-être, mais franchement, je ne pense pas être le seul. Et surtout pas le seul à avoir compris l’humilité comme ça. La vertu d’humilité n’est pas un produit très demandé dans la vitrine chrétienne.
Et là, on tombe en pleine caricature. Parce que la morale chrétienne, aujourd’hui, ressemble à ces magasins de brocanteurs où s’entassent des vieilleries qui intéressent peu de monde, ou alors, des gens âgés à qui ça rappelle des souvenirs. Mais franchement, la vertu de modestie, qui s’y intéresse quand il s’agit aujourd’hui de donner l’image la plus brillante possible pour être remarqué, surtout dans les médias. La vertu de bienveillance, ou de mansuétude, qui en coudrait dans un monde économique qui est un monde de requins ? Et la vertu de patience, qui en est preneur quand le rêve américain est de faire fortune le plus vite possible et le plus tôt possible ?
La morale chrétienne apparaît comme un magasin de vieilleries, touchantes et bien intentionnées, mais sans rapport avec la vraie vie. Il semble que tous ceux, toutes celles qui veulent réussir dans la vie devraient s’en détourner pour adopter les comportements qui marchent, les postures qui performent, les attitudes gagnantes. Des comportements centrés, il faut le dire, plutôt sur soi et sa réussite que sur les autres.
Mais moi je vous dis non. Je dis que la morale chrétienne n’est pas un magasin de vieilleries, sauf si l’on se contente de ressasser le même catéchisme qu’autrefois. Il nous faut absolument retrouver le noyau vital des vertus chrétiennes. Il nous faut les revisiter, les dépoussiérer. Je ne vais pas faire, ce dimanche, le tour du magasin. J’en reste à l’humilité, que j’ai si longtemps considéré comme une vertu ringarde.
En fait, une chose m’a fait changer d’avis. Quand je dis une chose… un texte. Précisément celui qui vient d’être lu dans la lettre que Paul envoie aux chrétiens de Philippes. Parce que Paul n’écrit pas : « Avec humilité, tapez-vous sur la poitrine en répétant que vous êtes un minus ou un raté », mais il écrit : « Avec humilité considérez les autres comme supérieurs à vous. » Et il ajoute (retenez bien, car c’est capital) : « Que chacun ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autres. »
Ne pas regarder à soi, mais aux autres. Ne pas se regarder soi, mais regarder les autres. Et là, en lisant ça, j’ai compris que ce que l’on m’avait enseigné était complètement à rebours de ce que disait Paul. Mais complètement à rebours !
Ecoutez bien. Pour Paul, être humble n’est pas une manière de se regarder soi, mais de regarder les autres. C’est une manière de considérer les autres comme supérieurs à soi et non de s’accuser soi-même de toute la médiocrité de la création. L’erreur que je faisais, c’était de croire que l’humilité consistait à se regarder soi et ne rien trouver qui en vaille la peine, alors que l’humilité consiste plutôt à regarder les autres et trouver qu’ils en valent la peine !
Pourquoi avons-nous fait de la vertu d’humilité une sorte de punition à l’égard de soi-même, comme si Dieu voulait faire du chrétien un être ratatiné et replié sur sa nullité ? L’humilité ne consiste pas à croire que je suis un raté, mais à croire que les autres ne sont pas des ratés !
Et l’orgueil, c’est le contraire. L’orgueilleux n’est pas celui qui croit qu’il a telle ou telle qualité et qui le dit, mais celui qui pense que les autres sont incapables d’avoir telle ou telle qualité. Il le dit bien, Paul : une façon de regarder les autres, et non de se regarder soi.
Vous connaissez l’histoire de ce Chinois qu’un sage a emmené visiter l’enfer ? Il le conduit devant une grande porte et il lui dit : « Entrez, c’est là. » Alors notre homme pousse la porte, et à sa grande surprise il s’aperçoit qu’il est entré dans une salle à manger. Une immense table, très longue, avec de chaque côté une rangée de convives. Mais ils pleurent, ces convives, ils se lamentent, ils gémissent. Parce qu’ils ont chacun devant eux une assiste de riz mais sont pourvus d’une fourchette d’un mètre de long. Comment voulez-vous manger avec une fourchette d’un mètre de long ?
Puis le sage emmène notre homme au paradis. Il lui montre une grande porte et lui dit : « Entrez, le paradis c’est là. » Alors il pousse la porte et… entre dans une grande salle à manger avec une immense table, très longue, et de chaque côté une rangée de convives. Mais tout le monde est heureux et toute le monde mange son assiette de riz, car chacun, avec sa fourchette, nourrit son voisin d’en face, qui le nourrit à son tour.
Je vous disais : regarder les autres et non se fixer sur soi !
La personne humble, vous la reconnaîtrez non pas à ses yeux baissés et à son air contrit, mais au contraire, à ses yeux ouverts, à son regard attentif posé sur les autres pour pouvoir les comprendre. L’orgueilleux dit : « Je ne te comprends pas » comme un reproche, une accusation qui clôt la discussion. L’humble dit : « Je ne te comprends pas » comme une souffrance, un regret, une excuse de ne pas avoir compris et une invitation à poursuivre le chemin pour parvenir à se reconnaître.
Pourquoi sommes-nous à ce point aveugles ? Pourquoi avons-nous tant de peine à reconnaître les qualités et les dons des autres ? Il y a, dans ce qu’écrit l’apôtre Paul, un mot provocant : « Considérez les autres comme supérieurs à vous. » Supérieur, voilà le mot qui passe mal. Il doit y avoir, au fond de nous, quelque chose qui résiste, quand il apparaît qu’un autre sait mieux parler que nous, qu’il est plus habile de ses mains, qu’il conduit mieux ses affaires, que sa foi est plus rayonnante. Quelque chose qui résiste, comme si reconnaître que quelqu’un sur un point (pas tous, non, sur un point !) est supérieur à nous, eh bien, ça nous enlevait toute valeur. Comme si reconnaître une qualité chez quelqu’un nous enlevait quelque chose, à nous. C’est peut-être pour cette raison, au fond, parce que nous doutons de nos qualités à nous, que nous avons de la peine à reconnaître celles des autres.
Alors Paul, qui, quoi qu’on en dise, est un fin psychologue – non, non, ne secouez pas la tête, Paul est un fin psychologue – donc Paul continue son texte en parlant de Jésus. Jésus qui a accepté de vivre dans l’humilité.
« Lui qui est de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur. »
Si Jésus a pu vivre parfaitement l’humilité, c’est parce qu’il était convaincu de la valeur que Dieu lui donnait. Jésus, pleinement convaincu que, pour Dieu, il était le Fils, le Bien-aimé. Si convaincu qu’il n’a pas hésité à rassembler ses disciples, des Galiléens qu’on regardait de haut parce qu’ils n’étaient ni très intelligents ni très riches, et il leur a confié son enseignement, pour qu’ils deviennent les continuateurs de son œuvre. Jésus, si convaincu de la valeur que le Père lui donnait, qu’il a accepté de donner sa vie pour ceux qu’il aimait.
Je disais au début : être humble, ce n’est pas s’accuser de toutes les médiocrités, mais croire que les autres ne sont pas des médiocres. Maintenant, on peut dire : l’humilité a sa source dans la conviction que Dieu ne fait pas de nous des médiocres. Mais des filles et des fils à l’image de Jésus-Christ. Et parce que Dieu fait de nous des hommes et des femmes de valeur, alors nous pouvons jeter sur les autres ce regard humble – un regard qui se met à la recherche de leurs qualités. Et qui les trouve.
Amen.