J'aimerais beaucoup que vous, les auditeurs de la Radio Romande, vous puissiez passer quelques instants à partager un peu l'étonnante atmosphère qui règne à Verbier lors du Festival de musique qui s'y déroule depuis une semaine. Bien sûr, on y rencontre la clientèle touristique traditionnelle de cette station valaisanne flânant dans les rues ou s'abreuvant sur les terrasses des restaurants en s'extasiant devant le glorieux spectacle du Grand Combin et de la Vallée de Bagnes. Mais on repère rapidement des hôtes inhabituels, reconnaissables à la fois par leur allure pressée et, souvent, par l'étui d'instrument dont ils ne semblent pas vouloir se séparer:
De très nombreux jeunes gens et jeunes filles sont en effet venus du monde entier pour participer aux diverses activités - cours et concerts - de l'Académie de Verbier. Ils passent ainsi plusieurs semaines à apprendre à jouer ensemble, à rechercher ensemble une harmonie musicale aussi pleine que possible, quelle que soit leur origine géographique, ethnique ou religieuse. Ce qui me frappe, c'est que l'harmonie entre eux ne semble pas être seulement musicale ! Ils donnent l'impression, en tout cas, d'avoir réussi à construire ensemble une véritable communauté multiraciale, basée non seulement sur un même amour de la musique, mais aussi et surtout sur le respect et l'écoute de l'autre.
La paroisse de Martigny, et très particulièrement notre communauté protestante de Verbier, sont donc très heureuses d'avoir pu mettre tout au long de cette semaine cette chapelle à leur disposition. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre aussi la présence parmi nous de M. Matthieu Lejeune, violoncelliste, que nous entendrons dans quelques minutes. Il a accepté de contribuer musicalement, comme notre organiste Vincent Dallèves du reste, à la beauté de notre louange et à l'approfondissement de notre méditation. Peut-être suis-je un doux rêveur et un incorrigible utopiste, mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il se tisse ici à Verbier, pendant ces quelques semaines, quelque chose de très beau et, j'espère, durable, et qui remplit mon cœur de joie et d'espérance.
Car nous avons bien besoin d'occasions de joie et d'espérance ! En effet, nous avons eu notre compte de désillusions cet été ! Prenez la réunion du G8 à Gênes et les heurts sanglants qui ont marqué la manifestation des antimondialistes, la reprise du conflit entre protestants et catholiques en Ulster, le conflit israélo-palestinien, le conflit albano-macédonien à Tetovo et la liste n'en finit pas de s'allonger ! Il y en a tellement, de ces espérances déçues, que nous risquons de sombrer dans un morne désespoir et dans un fatalisme amer : malgré certaines prédictions optimistes, le 3e Millénaire semble démarrer de manière aussi décevante que ceux qui l'ont précédé. Comme disait l'Ecclésiaste, ce vieux sage : "Vanité des vanités, tout est vanité ! ... Il n 'y a rien de nouveau sous le soleil !" (ch. l : 1 et 9).
Les exilés juifs à Babylone en avaient fait déjà l'amère expérience. L'Édit du roi Cyrus les autorisant, et même les encourageant à rentrer dans leur pays avait suscité une immense espérance chez beaucoup d'entre eux : enfin les prophéties promettant une "restauration d'Israël" se réalisaient. Dieu accomplissait à nouveau les exploits d'antan, lorsqu'il avait libéré le peuple hébreu de l'esclavage en Égypte. Le Psaume 85 que nous venons de lire fait clairement allusion à la joie des rescapés de la captivité babylonienne, probablement au cours de l'un des grands festivals annuels d'Israël : "Tu as changé le sort des descendants de Jacob…". Mais…! On sent percer déjà la désillusion ! Le retour au pays ne se passe pas aussi bien qu'on l'avait espéré. Contrairement aux promesses du 2e Esaïe, les récoltes sont maigres. Et puis les exilés ne semblent pas avoir appris grand-chose de leur séjour babylonien : ils demeurent très divisés et ne parviennent pas à recréer entre eux une véritable unité. Ils avaient pourtant en arrivant un projet fédérateur : la reconstruction du Temple. Mais il n'est toujours pas reconstruit, au grand dam du prophète Aggée, qui explique les mauvaises circonstances économiques par la colère de Dieu contre leur impiété. Ainsi un festival consacré à remercier Dieu pour le pardon accordé à leurs ancêtres et à une louange pour leur récente libération tourne à l'acte de contrition et à la prière de repentance.
Et pourtant ! L'esprit festif reprend le dessus ! Il n'est pas possible d'émerger d'un dialogue avec Dieu - de ce rude combat qu'on appelle la prière avec Dieu - avec un esprit pessimiste ou fataliste. Car l'ensemble du festival a été essentiellement une formidable négociation entre la communauté célébrante et son Dieu. Dieu se voit d'abord rappeler toutes les grandes oeuvres de libération qu'il a réalisées pour leurs ancêtres malgré leurs idolâtries et leurs rébellions : la fuite hors d'Égypte, la traversée du désert au cours de laquelle le peuple hébreu, volage et inconstant, se met à construire et à adorer des veaux d'or. Malgré tout cela, Dieu leur a pardonné leurs errements, et il a fidèlement poursuivi son oeuvre de salut pour, finalement, les faire entrer dans la Terre Promise. "Voilà qui tu es !", disent les exilés à leur Dieu. "Voilà ce que tu nous as révélé de toi-même tout au long de notre histoire ! Tu ne peux pas ne pas rester fidèle à toi-même aujourd'hui encore." Ils ne tentent pas de se justifier ou de persuader Dieu qu'ils ont quand même fait des petits progrès à Babylone. Ils acceptent le fait que leur présente conduite mériterait un châtiment sévère. Mais ils plaident avec Dieu pour qu'il leur accorde à eux aussi une "restauration de leurs fortunes", comme il l'avait fait fidèlement pour leurs ancêtres.
Ce qui est frappant c'est que, au cours de leur bras de fer avec Dieu, ils ont retrouvé la paix; l'exercice de mémoire auquel ils viennent de se livrer leur a rendu l'espérance. Et c'est dans cette même paix et dans cette même espérance qu'ils vont attendre l'exaucement à leurs prières. Ces attributs divins, que la liturgie du festival leur a fait redécouvrir, s'imposent à eux avec une telle force qu'ils parviennent à les voir, personnifiés, au milieu d'eux. Vérité et Fidélité dansent ensemble un émouvant ballet, alors que s'embrassent fougueusement Justice et Paix, redonnant vie et joie à la communauté médusée.
L'Évangile de Luc nous parle aussi de la prière comme d'une rude négociation avec Dieu. On y apprend que Jésus lui-même priait journellement, mais aussi, plus particulièrement, dans les moments critiques de son ministère. Ses disciples avaient pu s'apercevoir que sa manière de prier différait sensiblement de celle de Jean-Baptiste dont on ne sait pas grand-chose. S'agissait-il de vaines redites, dont parle ailleurs l'Évangile ? Comme nous aujourd'hui, les disciples veulent en savoir davantage. Jésus leur donne alors un modèle que nous utilisons encore : le Notre Père. Puis il leur raconte, comme à son habitude, une petite parabole qui rappelle celle du juge inique au ch. 18 qui finit par faire droit à une pauvre veuve qui "lui casse la tête" : tous deux évoquent assez l'impression de bras de fer avec Dieu dont je parlais tout à l'heure à propos de la prière. Cela revient à dire: "Priez avec foi, sachant que vous priez non pas un despote égoïste et sourd, mais un Père qui vous aime jusqu'à donner son propre Fils pour vous sauver. Ses exaucements ne sont pas des récompenses pour des vies exemplaires et saintes. Ils sont les signes de cet amour inconditionnel."
Notre problème avec la prière se pose aujourd'hui un peu différemment qu'à l'époque du retour des exilés babyloniens ou du ministère de Jésus. En effet pour pouvoir prier, il faut être capable de reconnaître que l'on a besoin d'aide. Et c'est pas facile ! C'est particulièrement difficile pour un homme ! La société dans laquelle nous vivons nous a fixé un modèle d'homme et bientôt - j'en ai bien peur pour notre petite baptisée Noémie ! - de femme proprement redoutable. Pour être un homme, un vrai !, il faut paraître sûr de soi, en plein contrôle de toutes les situations qui se présentent, incollable sur toutes les questions qui se posent… bref, parfait !
Et surtout, contrôler ses émotions afin que personne ne se rende compte de nos éventuelles hésitations ou erreurs. Cela donne, par exemple, le triste spectacle de ce chauffeur qui a, à l'évidence, perdu le chemin du domicile des amis qui l'ont invité, lui et sa famille, ou de l'hôtel de vacances. Plutôt que de demander son chemin au premier garage venu, il préférera tourner en rond en espérant retrouver lui-même son chemin, tout en rendant la vie impossible à sa famille. Comment voulez-vous qu'un tel homme prie ? Il passe son temps à faire croire à son entourage et, probablement, à se persuader lui-même, qu'il contrôle toutes les situations possibles et imaginables.
C'est bien parce que les exilés de Babylone étaient conscients de leur vulnérabilité et de leur faiblesse qu'ils ont pu établir avec Dieu le dialogue de la prière qui leur a redonné joie et espérance. C'est bien parce que la toute première Église réalisait pleinement que la mission que lui confiait Jésus était bien au-dessus de ses forces qu'elle a pu prier Notre Père et accomplir une oeuvre durable.
Les vacances sont une période idéale pour opérer ce retour sur soi-même et s'engager dans une prière fervente à Dieu pour qu'il confirme toutes les tentatives de paix et d'harmonie dont nous avons été témoins ces dernières semaines, qu'il leur confère un caractère durable, et qu'il fasse de nous les ouvriers d'un monde où Noémie et sa génération pourront voir danser ensemble Vérité et Fidélité, et s'embrasser Justice et Paix.
Amen !