Vous connaissez certainement le chant Sentiers Valaisans ! Ceux et celles d'entre vous qui ont arpenté les magnifiques Alpes valaisannes cet été l'ont certainement fredonné en marchant : «Sentiers valaisans, de là-haut, de là-bas…» Rassurez-vous ! Je ne vais pas vous infliger davantage ma voix éraillée, je me bornerai pour l'instant à vous donner les conclusions d'une petite étude que j'ai faite depuis mon arrivée en Valais sur les différents types de sentiers et de chemins que l'on peut y trouver. Cela ne me semble pas inutile, quand on sait que plus des trois quarts de notre population ne connaissent plus que les rues de leurs villes et les autoroutes rectilignes qui les conduisent vers leur lieu de villégiature.
D'après mes informateurs et informatrices, on trouve en tout cas trois types principaux de sentiers en Valais. Il y a d'abord le chemin carrossable, que la famille paysanne prend au printemps pour monter à l'alpage. Sa pente et sa largeur sont calculées pour permettre au cheval de tirer jusqu'au chalet, au printemps, puis de redescendre en automne tout l'attirail traditionnel d'une saison d'alpage (la chaudière à fromage, la baratte à beurre, etc.). Petit à petit, ces chemins ont été bétonnés ou goudronnés, et sont aujourd'hui praticables pour les automobiles et même pour les camions. Il y a ensuite le sentier beaucoup plus raide et étroit que prend le troupeau des vaches et génisses de la vaillante race d'Hérens lorsqu'il leur faut monter à l'alpage ou changer de pâturage. C’est lui que prenait également le mulet bâté et chargé de provisions à l'intention des paysans de montagne et de leurs familles au cours de l'été. Il y a enfin le raidillon parfois vertigineux que dévale le fromager lorsqu'il doit descendre en plaine pour une raison ou une autre, mais qu'il hésite souvent à prendre pour remonter au chalet.
Il faudrait évidemment ajouter à cette liste les chemins de bisse, comme celui, tout près d'ici, qui conduit en pente douce les touristes du Col de la Forclaz au pied du Glacier du Trient, les chemins de croix où les pèlerins méditent sur les souffrances du Christ lors des grandes fêtes chrétiennes, la fameuse Haute Route, rendue célèbre par la Patrouille des Glaciers, ainsi que toutes ces voies parfois bien scabreuses et peu visibles, découvertes par les alpinistes d'autrefois, et que l'on doit bien connaître si l'on veut se risquer à passer d'une vallée à l'autre, ou escalader les sommets…
On comprend dès lors la place importante que prend le sentier, le chemin dans la vie de ce peuple valaisan qui transhumait avec ses troupeaux chaque année, d'étage en étage, entre la vallée du Rhône et l'alpage haut perché. On le retrouve mentionné à de nombreuses reprises dans les chants et la poésie du terroir valaisan. Le mot y est souvent utilisé au sens figuré, reliant le plus humain de notre condition terrestre aux mystères les plus insondables de la vie, de la mort, de l'au-delà, de Dieu. Preuve en soit, cet extrait d'un poème en forme de confession, écrit par Maurice Chappaz quelques années après la mort de son épouse, Corinna Bille :
J'ai pris le chemin du pays sans retour, car je suis mon épouse. Le chemin est d'abord en moi-même où ce monde périt. C'est celui où l'autre revient. Où se creuse ma naissance. J'habite de hauts murs, fiers, d'une gaieté sombre, aménagés et éclairés ensemble. Sous le roc des fondations, au bas d'un pré acide s'oublie un petit sentier, une sorte de signature dans l'herbe. Et zigzague un sureau, l'arbre tourne, se penche et le sentier s'enlace…
(Le Livre de C, Eds Empreintes, Lausanne 1986)
Les lecteurs et lectrices de la Bible parmi vous ne seront certainement pas surpris par la richesse de signification poétique contenue dans les mots chemin, sentier, voie… Ils savent l'importance qu'ils ont pris dans le langage et la culture d'un peuple dont l'histoire se passe essentiellement à cheminer vers la Terre Promise ou, lors de l'Exil, à s'en éloigner. Au cours de cette vie errante et aventureuse, Dieu lui-même, sous la forme d'une colonne de feu, décide de prendre la tête de son peuple et de lui frayer une route. Rien ne l'arrête, ni les Égyptiens, ni la mer. Le peuple d'Israël, même s'il trouve parfois que le chemin choisi est bien long et sinueux, apprend ainsi à marcher dans les voies du Seigneur. Le document même de cet apprentissage, c'est la Torah, la Loi, vrai chemin de l'être humain, car elle est le chemin de Dieu.
C'est aux portes de la Terre Promise, au moment où Israël renonce à son errance pour s'installer dans une vie sédentaire, que la situation se complique. Quel chemin suivre dans cette situation entièrement nouvelle. La tentation est grande - bien sûr !- de suivre les itinéraires tracés par les premiers habitants du pays de Canaan, eux qui pratiquaient depuis des siècles une vie sédentaire. Ils connaissaient, eux, les règles complexes de la vie sociale et politique d'un village ou d'une ville, et maîtrisaient les techniques artisanales et agricoles de l'époque. A cette tentation Dieu va opposer une voie tout à fait inattendue. Mais avant d'en parler, il faut que je vous impose un petit détour autobiographique.
Les aléas de mon ministère pastoral nous ont conduit il y a quelques années, ma famille et moi-même, de l'autre côté de la terre, dans les îles du Pacifique. Avec émerveillement, j'ai eu l'occasion d'apprendre l'une des langues polynésiennes - le reo ma'ohi - ou langue tahitienne. Au nombre de ces riches découvertes, il en est une que je désirerais partager avec vous. Dès l'école primaire, nous avons appris que les prépositions et les adverbes de lieux sont également utilisés, dans les langues européennes, pour expliciter le rapport avec le temps.
Par exemple, je dirai aujourd'hui : «ce microphone est devant moi», ou bien «je me trouve dans cette assemblée», «derrière moi, il y a cette table de communion, mais aussi mon long passé, et tous mes souvenirs». Les étudiants qui m'aidaient à perfectionner ma connaissance de la langue tahitienne utilisaient, eux aussi, dans leur langue, les mêmes adverbes et prépositions pour désigner le temps et l'espace, mais dans l'ordre inversé. De manière assez véhémente, ils affirmaient que ce que l'on peut voir, étudier, évaluer, c'est le passé ! De quoi peut-on tirer des leçons, une sagesse, une conduite à suivre ? Du passé encore ! Le futur, on n'en connaît rien ! On ne peut pas le voir ! Il faut donc le considérer très logiquement comme étant derrière soi.
Je ne suis pas en train de dire que Dieu parle le tahitien ! Mais j'aimerais souligner que la manière dont il parle au peuple d'Israël, dans le texte du Deutéronome que nous venons de lire tout à l'heure, correspond bien à la logique du reo ma'ohi. Les Israélites se trouvent au seuil d'une phase radicalement nouvelle de leur histoire. Ils vont entrer dans un pays déjà occupé par d'autres peuples bien protégés derrière leurs murailles. Ils sont à l'aube d'un changement radical dans leur style de vie, leurs habitudes.
Un tel futur ne peut que faire naître dans leur cœur une angoisse bien légitime, voire une terreur panique. Alors Dieu les invite à se retourner et à regarder attentivement vers leur passé proche et lointain, à LE voir ! Il leur demande de faire mémoire de tout ce dont ils ont été témoins : des miracles et des prodiges que leur Seigneur a réalisés pour eux et devant eux, de se rappeler les leçons qu'ils ont pu tirer de leurs errements, de leurs régressions, de leurs révoltes. «Regardez, leur dit-il, vers la réalité, vers la vérité, vers ce passé qui vous dévoile mon amour et ma fidélité, et cessez de spéculer sur un futur brumeux; ne vous lancez pas aveuglément sur des sentiers qui ne peuvent conduire qu'à la catastrophe !»
Maître du temps et de l'espace, il s'engage à continuer à préparer une route pour son peuple, et à aplanir ses sentiers. Tout au long de l'histoire, les prophètes, les prêtres, et les sages d'Israël reprendront cet avertissement : «Choisissez le chemin de la justice, de la paix et de la vérité, le chemin droit et parfait tracé par Dieu, qui mène à la vie, plutôt que le mauvais chemin, tortueux, qui mène à la perdition et à la mort.» Le culte et la liturgie des grandes fêtes d'Israël constitueront semaine après semaine, année après année, un rappel de ce passé glorieux où Dieu frayait lui-même une voie royale pour son peuple.
Certains passages du Livre des Actes semblent indiquer que l'une des très anciennes appellations que reçut à l'origine la foi chrétienne était précisément le Chemin, la Voie. Ainsi les premiers chrétiens avaient conscience d'avoir trouvé le vrai chemin : un chemin qui n'est plus une loi, mais bien une personne, Jésus-Christ. A sa suite ils se mettent à marcher, même à courir sur la voie de l'amour qui unira à tout jamais Juifs et Gentils en un seul et même peuple de Dieu.
Il n'y a pas que les enfants - et leurs maîtres et maîtresses ! - à être angoissés à l'orée de cette nouvelle année scolaire. L'humanité entière semble paniquée face à la nouvelle configuration du monde actuel. Toutes ses initiatives pour maîtriser le phénomène de mondialisation politique et économique qui s'installe aujourd'hui s'avèrent inadéquat, et elle essaie vainement de scruter ce nouveau millénaire qui s'approche à grands pas. D'où viendront les paroles de réconfort, de confiance et de foi en l'avenir ? Une fois encore de ce peuple du Chemin, de cette Église du Christ qui a appris au fil des siècles à discerner les signes de la présence et de la puissance de Dieu ?
Le chapitre 11 commençait par cette étrange précision quant aux destinataires du Livre du Deutéronome : «Je ne m'adresse pas à vos enfants, qui n'ont ni vu ni expérimenté la façon dont le Seigneur votre Dieu a fait sentir sa puissance, mais à vous-mêmes qui avez été témoins de sa grandeur, de sa puissance irrésistible et de ses miracles.» Au risque de paraître entièrement conservateur, je dirai que ce texte, comme la prédication d'aujourd'hui, s'adresse plutôt aux générations adultes et expérimentées, qui ne se bornent pas à répéter liturgiquement les grandes œuvres passées de Dieu, mais qui ont discerné dans leur propre vie, au sein des événements et des situations actuels, les signes de la présence et de la puissance de Dieu.
Que l'Esprit de Dieu ravive nos mémoires et ouvre nos yeux sur les œuvres merveilleuses que Dieu continue à accomplir parmi nous, pour cette humanité qu'il aime et qu'il veut sauver. Notre témoignage permettra alors aux nouvelles générations de reconnaître et de suivre celui qui dit : «Je suis le chemin, je suis la vérité, je suis la vie.»
Amen !