« …Le Christ lui-même a souffert pour vous et vous a laissé un exemple afin que vous suiviez ses traces » (I Pierre 2 :21).
Inspiré par le cadre splendide de Champex et l’hospitalité proverbiale de la communauté réunie chaque été dans la Chapelle des Arolles, j’avais l’intention de vous entretenir aujourd’hui de la bonté de Dieu et de la beauté de sa création. Mais voilà l’actualité nous a rejoints, avec son cortège d’attentats et de violences : 4 terribles explosions à Londres, plus de 50 morts et de nombreux blessés; après plusieurs mois d’espoir d’un règlement pacifique du conflit entre Israël et les Palestiniens, la trêve semble rompue, et les violences recommencent de plus belle; et en Irak chaque jour nous apporte son lot d’attentats. On a beau s’y être habitué, depuis le temps que ça dure, cela continue à nous toucher et, accessoirement, à obscurcir et endeuiller nos loisirs et nos vacances.
Face à cette vague de violence, que certains identifient à une guerre mondiale d’un nouveau genre, le Conseil œcuménique des Églises avaient proposé en l’an 2000 à ses membres – donc à nous puisque les Églises romandes en font partie – d’inaugurer ce troisième millénaire par une décennie intitulée « Vaincre la Violence ». Il s’agira d’affirmer que notre foi au Dieu de Jésus-Christ nous autorise à dire haut et fort que la violence peut être vaincue, et qu’elle n’aura en tout cas pas le dernier mot. En fait, pour reprendre le titre «Vaincre la Violence» le Conseil œcuménique nous propose de mettre surtout l’accent sur le terme «Vaincre» plutôt que de nous morfondre dans l’analyse morbide de la violence et de son caractère inéluctable à laquelle l’humanité se livre depuis toujours.
Nous sommes déjà parvenus à la moitié de cette décennie. Le Conseil œcuménique vient de terminer une évaluation de son impact sur la vie et l’enseignement de ses Églises membres. A ma grande surprise, il s’avère que sa proposition n’est pas restée sans effet : un peu partout des ouvrages paraissent sur ce thème, en particulier dans le domaine biblique. Une première constatation concerne les textes bibliques qui ont été particulièrement étudiés depuis l’an 2000 et parmi lesquels on trouve en place éminente celui qui vient d’être lu, à savoir l’histoire de Caïn et Abel. Et la plupart de ces études semblent converger vers une affirmation commune, à savoir que la faute fondamentale – ce qu’on appelait autrefois le péché originel – réside dans la violence homicide plutôt que dans l’accession à la connaissance du bien et du mal d’Adam et d’Eve.
En y regardant de plus prêt, on s’aperçoit que cette faute fondamentale, ce premier mal « historique» se situe dans le cadre de la cellule familiale. Eh oui ! Elle se passe dans la première «famille», entre deux frères de la première génération née comme chacun d’entre nous de l’union d’un homme et d’une femme. Cela rejoint étonnamment les conclusions de la sociologie moderne qui prétend, à partir de données statistiques concernant les suicides et une majorité des homicides, que la violence la plus meurtrière se développe au sein de la cellule la plus petite de toute société, c’est-à-dire la famille, considérée généralement comme un lieu d’amour, de chaleur affective et de tendresse.
Une deuxième remarque intéressante, c’est que l’acte fratricide de Caïn, c’est-à-dire le père de notre humanité - notre père dans la chronologie biblique - se situe dans un cadre religieux, même liturgique : son frère Abel et lui offrent un sacrifice à Dieu ! Ici encore on rejoint les considérations qui ont véritablement donné naissance à la décennie œcuménique, à savoir que la grande majorité des graves conflits qui ont assombri les années 90 et le début du 3ème Millénaire avaient une origine religieuse ou, en tout cas, de fortes composantes religieuses. Qu’il suffise de penser au conflit entre catholiques et protestants en Irlande du Nord, qui semble prêt à redémarrer ces jours-ci, ou celui de l’ancienne Yougoslavie, mettant aux prises orthodoxes, catholiques et musulmans, ou encore le génocide rwandais perpétré à grand renfort de versets bibliques. Pascal avait bien raison lorsqu’il écrivait : « Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience » .
Une troisième remarque importante qui se dégage des études actuelles concerne l’attitude de Dieu, confronté à une humanité dont la violence se manifeste constamment « comme un monstre tapi » à notre porte. Au lieu de le condamner et de le punir, il entre en dialogue avec Caïn et l’amène peu à peu à réaliser l’énormité de sa faute, avec ses conséquences dramatiques inéluctables. Dieu se révèle alors comme le Dieu d’amour dont Jésus et ses apôtres parleront plus tard : il pose sur le fratricide un signe, un interdit, qui le protégera du cycle infernal de la vengeance, lui dont la descendance doit assurer la conquête de la terre et parachever sa création.
C’est alors que commence la longue histoire des interventions divines destinées non à supprimer la violence, mais à permettre à l’humanité de la gérer, de « s’en rendre maître » pour reprendre les termes de notre texte, pour assurer sa propre survie. Il inspirera Moïse et les autres législateurs jusqu’à aujourd’hui pour qu’ils dotent leurs peuples de lois propres à permettre aux individus comme aux collectivités une vie sociale et politique supportable. Le terme hébreu pour «violence» revient souvent dans la Thora pour décrire l’attitude des riches et des puissants, parfois même des prêtres, à l’égard des pauvres et des démunis. C’est à partir des besoins de ces derniers que s’est élaboré et que continuera toujours à s’élaborer toute loi digne de ce nom.
Mais l’Évangile nous permet de faire un pas décisif vers une vraie victoire sur la violence. Mais pour le faire, il faudra réapprendre ce sentiment de révolte qui nous habitait lorsque, enfants, nous avons découvert les violences intolérables que souffrit « le Saint et le Juste » tout au long de son ministère terrestre. Un sentiment d’horreur qui s’est bien affadi avec l’âge – il faut bien le reconnaître ! – au fil des commémorations annuelles de la Passion et de la Crucifixion ! Face au déferlement de violences tant physiques que morales et psychiques qui le submergent, Jésus refuse d’y recourir lui-même. Il dit à son disciple et ami Pierre : « rengaine ton poignard ». Ce faisant, il manifeste clairement quelle sera sa gestion de la violence qui s’exerce contre lui : il dit non à son efficacité, à son pouvoir !
Et sa Résurrection préfigure une victoire définitive contre elle. C’est ce qu’ont parfaitement compris les premières générations de chrétiens, dont l’attitude face aux violences parfaitement injustes du pouvoir romain et de ses bourreaux a eu un impact missionnaire décisif. C’est en tout cas ce qu’exprime le texte de la 1ère Epître de Pierre que nous lisions tout à l’heure : «… c’est à cela que Dieu vous a appelés, car le Christ lui-même a souffert pour vous et vous a laissé un exemple afin que vous suiviez ses traces.». Il ne faut pas croire que cette non-violence leur était naturelle ! Prenez l’exemple de Paul qui fait souvent référence au fait qu’il était auparavant un homme de violence contre les chrétiens, mais que sa conversion l’en a radicalement et définitivement détourné.
Il faut reconnaître que l’Église chrétienne a très tôt oublié la non-violence fondamentale de l’Évangile, et qu’elle a même parfois sécrété des justifications théologiques de la violence. Mais au lieu d’instruire ici son procès, ce qui a souvent été fait, je vous invite aujourd’hui à regarder de plus près à son histoire et à y découvrir des communautés et des individus qui ont vécu leur conversion à Christ et leur compréhension de son Évangile comme un renoncement radical à la violence. Dans cette longue liste vous noterez la présence, par exemple, de St. François d’Assise, ou celle des esclaves noirs aux États-Unis et de leurs descendants, marchant pacifiquement en chantant des Spirituals au milieu de foules hostiles et violentes. Celle de Martin Luther King ainsi que celle de Nelson Mandela et de l’archevêque Desmond Tutu. Et puis il y a, en dehors de l’Église chrétienne mais de son propre aveu inspiré à la fois par la religion hindoue et par l’Évangile, l’admirable exemple du Mahatma Gandhi éduquant les peuples de l’Inde et du Pakistan à résister pacifiquement à l’impérialisme britannique. Tout autant d’extraordinaires victoires contre la violence !
Et puis il y tous ces héros et héroïnes, ces saints et saintes anonymes dont beaucoup parmi vous font partie, j’en suis sûr ! Ils ont puisé dans leur foi en Jésus-Christ et à son exemple la force de remporter la victoire sur la violence à l’intérieur de cette petite cellule si exposée qu’est leur couple, leur famille. Ils ont fait de leur entourage immédiat un véritable havre de paix, de justice et d’amour qui, à son tour, a contaminé l’entourage plus large. C’est ainsi que l’exemple du Christ, relayé par tant de témoins, a pénétré peu à peu les législations des pays et influencé leurs législateurs. La Décennie œcuménique « Vaincre la Violence » n’a pas d’autre but que d’intensifier cette contamination et de l’élargir au niveau mondial.
Le combat contre la violence, qu’il soit mené dans le cadre de nos familles ou à un niveau plus large, est une œuvre de longue haleine. Pour employer un langage sportif, il ne s’agit pas d’un sprint de 100 mètres, mais plutôt d’un long marathon, ou plutôt d’une course de montagne au cours de laquelle on a parfois envie de renoncer et de s’asseoir au bord du sentier. Mais l’Esprit de Dieu vient à la rescousse, pour nous redonner force, espérance et courage, peut-être même pour nous transformer à nouveau. Les vacances d’été ne seraient-elles pas justement le moment propice pour lui demander cette aide afin de pouvoir s’engager à nouveau et résolument dans ce combat ?
Amen !