Qu’est-il venu faire, Jésus, dans cette ville aux frontières du désert, rendez-vous des grands caravaniers ? Comme eux, il ne fait que passer. C’est un homme pressé. Jésus entre dans Jéricho et en ressort aussitôt. Au moins aurait-il pu se restaurer, boire un verre, entrer dans une maison et raconter une des ses fameuses paraboles ? Eh bien non, il n’a qu’une idée en tête. Monter à Jérusalem pour en découdre une bonne fois pour toutes avec les gardiens de la loi pure et des traditions aveugles.
Mais c’est en sortant de la ville qu’un événement inattendu se produit. Comme souvent avec Jésus. Comme souvent pour nous aussi. Rien de vraiment important ne se passe en plein centre de nos vies, rien d’essentiel là où nous sommes confortablement installés. C’est aux marges de nos idées, aux limites de nos terres connues et de nos projets bien ficelés que, quand nous y risquons nos pas, surgit l'incident qui va donner du sens à notre existence.
Un homme qui crie à tue-tête et qui est couché, là, à côté de la route. A côté de sa vie, puisque personne depuis longtemps ne fait plus attention à lui ! Pourtant, il crie à tue-tête. Et ce cri dérange. Tout comme aujourd’hui : n’est-ce pas déjà assez pénible, qu’un homme ou une femme mendie aux marges de la prospérité de nos cités ? Gêné, on détourne alors le regard. Mais il y a ceux qui ont l’impudeur de supplier, impossible alors de ne pas les entendre.
Sortant de Jéricho avec Jésus, la foule est unanime pour faire taire les hurlements de l’aveugle. D’ailleurs, à quoi lui sert-il de crier ? Depuis si longtemps, le fils de Timée est hors des murs, hors de la cité, de la société, c’est un mendiant, il a sa place reconnue comme mendiant, que veut-il de plus ? Mais l’autre crie à s’en égosiller. Et ce cri vous glace le sang. C’est le cri du souffrant, du désespéré.
En outre, il a une tonalité étrange. C’est le cri d’un aveugle. Et la voix d’un homme qui ne voit pas a quelque chose de particulier. Peut-être parce qu’elle est lancée au p’tit bonheur la chance en quête d’un auditeur sans visage ! La voix d’un non voyant cherche une oreille improbable, elle se risque, elle se jette vers l’inconnu sans aucune certitude d’être au moins entendue. La voix d’un aveugle, c’est un peu la voix de Dieu qui s’époumone de son cri désespéré en quête d’une oreille humaine qui veuille bien l’écouter. Mais sa voix est constamment étouffée par le bruissement confus de l’humanité qui cherche à le faire taire.
La voix d’un aveugle ! La voix d’un aveugle se reconnaît entre toutes. Cela fait plus de 35 ans que je pratique le negro-spiritual. Que je l’écoute aussi. Et lorsqu’une émission radio propose ces chants des noirs américains, je reconnais du premier coup les voix des aveugles, comme celles des Blind Boys of Alabama. Il y a une netteté du cri, comme une épure de l’expression vocale qui ne trompe pas. Faut dire que, très jeune, je passais en boucle un disque vinyle. C’était un groupe d’aveugles et ils chantaient, j’en ai encore des frissons : Don’t pass me by ! Ce chant qui, justement, relate l’histoire de l’aveugle de Jéricho. Ne passe pas à côté de moi ! Arrête-toi !
Oui, elle dérange, cette voix aveugle. Comme toutes les voix de ceux et celles qui souffrent, elle n’a pas de mesure, elle est excessive, elle écorche notre conscience. Et si nous sommes outillés – avec nos paupières – pour fermer les yeux sur la misère de l’autre et pour y fermer nos cœurs, nous n’avons rien pour nous protéger des cris. L’homme, Bartimée, le sait bien qui redouble d’énergie à vociférer quand la foule veut le réduire au silence.
Mais dans ce brouillage de voix humaines qui tendent à éteindre celle qui souffre, Jésus, lui, a repéré le cri de l’aveugle. Peut-être parce qu’il est particulièrement sensible à la douleur d’autrui. Mais peut-être aussi parce qu’il reconnaît dans le désarroi de cet homme son propre désarroi. Oui, le cri de Bartimée, c’est son cri, celui qu’il poussera sur la croix dans quelques jours : Mon Dieu, pourquoi tu m’abandonnes ?
Au bout du récit de Marc, au bout de la vie de Jésus, il y a donc cet homme aveugle, figure du Christ, qui crie son désespoir. Cet homme pieux qui, sans doute chaque matin récite – la gorge nouée – la prière rituelle : Béni sois-tu, Seigneur qui ouvres les yeux des aveugles... Béni sois-tu, Seigneur (...) qui habilles ceux qui sont nus.
Et, Jésus lui, entend probablement – comme en écho – résonner les paroles du prophète : Je ferai marcher les aveugles sur un chemin inconnu d'eux, Je transformerai devant eux les ténèbres en lumière. Alors oui, il s’arrête. Et ce qu’il va dire va tout changer. Sa seule parole fait basculer l’humanité de ses auditeurs.
L’homme qui, de son côté, a repéré dans le concert de reproches la seule voix qu’il attendait, l’homme s’est tu. Et quand Jésus se met à parler, il sait que cette voix correspond exactement à son cri. C’est la même fréquence, la même tonalité, celle des désespérés. Il y a une concordance parfaite entre la voix de Jésus, la voix de Dieu et celle de l’homme qui souffre.
Alors, Bartimée fait quelque chose de fou. En un bond, le voilà sur ses jambes, comme ressuscité et c’est bien le terme grec employé ici. Et il jette son seul bien, sa seule protection, son manteau. Du coup, il apparaît nu. Comme l’antithèse absolue du jeune homme riche, incapable, lui, de se dévêtir de sa richesse. Pourtant, Jésus ne lui a rien demandé. C’est spontanément qu’il s’est dégagé du seul bien qui le maintenait en vie.
Et il s’élance vers ce qu’il pressent comme une lumière, bien qu’il soit toujours dans le noir le plus total. Ce geste spontané m’interroge, moi et mon besoin récurrent de voir clair avant de faire le moindre pas de foi.
Bartimée, lui, rien ne l’arrête. Pas même cette question de Jésus : Que veux-tu ? L’homme, en effet, aurait pu vouloir gagner des milliers d’euros chaque jour, il aurait pu demander que la crise économique dans laquelle il se trouvait cesse immédiatement. Mais il n’a qu’une seule demande. Et c’est ça qui nous frappe, c’est la clairvoyance de Bartimée l’aveugle. Rien, aucune envie en lui qui le détourne de l’essentiel, il veut voir, c’est tout. Il veut voir avec ses yeux bien sûr, mais il veut voir aussi jaillir la lumière du Christ dans sa vie, comme l’évoquent si bien ces mots de Jacques Brel :
La lumière jaillira
Claire et blanche un matin
Brusquement devant moi
Quelque part en chemin
La lumière jaillira
Et je la reconnaîtrai
Pour l'avoir tant de fois
Chaque jour espérée
La lumière jaillira
Et je l'inviterai
A venir sous mon toit
Pour y tout transformer.
Chers amis : l’aveugle de Jéricho n’est-il pas, finalement, celui qui voyait bien mieux que tous paradoxalement, parce qu’il a conscience de sa cécité, physique et spirituelle. Quant à ceux qui croient qu’ils voient, Jésus ne peut rien pour eux. N’est-il pas venu pour les malades et non pour les bien portants ? Certes ! Pourtant, ce n’est pas ce qui est écrit ici.
Au contraire, à ceux qui voulaient étouffer le cri de Bartimée, à nous peut-être, Jésus donne une mission. Alors qu’il aurait pu s’approcher lui-même de Bartimée et lui parler, il reste sur son chemin. Et aux autres qui enfin se sont tus, il demande maintenant de parler : appelez-le ! Ils l’appellent, ils lui disent : il t’appelle ! En quelques mots, trois fois le verbe phonéo est employé: « faire usage de sa voix ». Et c’est là le renversement d’humanité le plus saisissant : ces gens qui ne parlaient que pour faire taire, sont d’un coup qualifiés pour transmettre la voix de Jésus.
Nous aussi, Jésus nous envoie, nous mandatant non d’intimer au silence mais tout au contraire de donner la parole à ceux qu’on n’entend plus, tant nous sommes habitués à leur souffrance coutumière. Il nous qualifie pour être la voix de ceux qui ne parlent pas, mais plus encore pour leur ménager à eux un espace de parole. J’entends les réactions : il faut laisser parler ceux qui savent parler ! Mais c’est tout faux, ceux qui savent parler finissent souvent par ne rien dire. Non, on doit écouter les voix de ceux et celles qui trop longtemps se sont tus. Comme celle de Bartimée, leur voix est claire, mal réglée peut-être, un peu criarde, mais touchante d’authenticité, assoiffée d’essentiel.
Et voilà, l’homme Bartimée est debout. En plein milieu du chemin, cette fois. En plein milieu de sa vie. Il voit. Il voit clair. Et que lui demande alors Jésus ? Absolument rien. Il lui dit : Va ! Mais ce n’est pas du tout ce que fait Bartimée. Il improvise, il transgresse et sans que Jésus n’émette la moindre protestation. Bartimée reste avec Jésus, il le suivra à Jérusalem dont ils fouleront ensemble les rues sous les vivats de la foule. Puis ce sera la croix. Puis loin là-bas, ce sera Pâques.
Qu’est-ce donc qu’un suiveur de Jésus-Christ ? Qu’est-ce qu’un disciple ? Est-ce l’un des Douze ? Pour Marc l’évangéliste, c’est cet aveugle qui n’a pas craint de déranger tout le monde de ses cris, c’est cet homme façonné au creuset de la souffrance et qui met ses pas dans les pas de Jésus, sans illusion mais avec une immense reconnaissance.