Ma chère Sophie ,
Non, je ne viendrai pas à Paris ce printemps. Je reste chez moi, dans mon trou, comme tu dis. Je me fais l'effet des vieilles bêtes qui ne sortent plus de leur terrier, parce que tout les fatigue et que tout les effraye. Je ne suis plus de l'âge où l'on a des curiosités, des plaisirs et des joies nouvelles. Je n'ai que des joies anciennes, mes plaisirs ne sont que de la résignation, et je vis dans les souvenirs comme les jeunes gens vivent dans l'espérance.
Chers résidents, chers auditeurs, chers amis, chers frères et sœurs,
Je ne sais pas si Guy de Maupassant avait lu l’Ecclésiaste, mais dans sa nouvelle « Souvenirs », il fait dire à Delphine, qui écrit à Sophie, des choses qui épousent parfaitement le texte biblique, plus il l’élargit, il le développe, il opère sans cesse ce va-et-vient observé chez l’écrivain biblique entre l’aujourd’hui de la vieillesse vécu comme un temps de replis et de pertes et comme un temps de souvenirs, ces souvenirs des jeunes années où les montées – sous entendu les épreuves - ne nous effraient pas, car on avait la force de les affronter. Eh oui, autrefois de la jeunesse tout était si facile, si joyeux, si heureux ! Douce est la lumière !
Plus loin, Maupassant fait dire à Delphine : "Les souvenirs sont massés, serrés ensemble. Et, quand on est vieille, il semble parfois qu'il y a à peine dix jours qu'on était jeune. Oui, tout a glissé, comme s'il s'agissait d'une journée: le matin - le midi - le soir. Et la nuit vient."
C’est ça la vieillesse peut-être : voir la vie par l’autre bout de la lorgnette, voir la vie, sa vie à l’envers, une vie qui semble avoir glissé, une vie irréelle, qui télescope le présent et le passé, ces souvenirs qui semblent à première vue lointains, si lointains et qui tout à coup nous explosent à la figure !
J’ai appris depuis que je suis aumônier en EMS l’importance des souvenirs, de ces souvenirs de la tendre enfance. On dit que le vieillard retourne en enfance, mais ce n’est pas vrai, vous le savez bien ! Non ils retrouvent leur enfance. Ici à 90, 95 ou 100 ans, on me parle de papa et maman, et on les appelle ! On a peut-être oublié qu’on avait été marié, on oublie même parfois qu’on a des enfants et combien de petits enfants sont venus après eux. Mais papa et maman, ils sont là.
Je vous lis encore quelque lignes de la lettre de Delphine à Sophie :
"Et souvent j'ai l'illusion d'être fillette, tant il me revient de bouffées d'autrefois, des sensations de jeunesse, des élans même, des battements de cœur d'enfant, toute une sève de dix-huit ans; et j'ai, nettes comme des réalités nouvelles, des visions de choses oubliées."
Ce que Maupassant écrit dans ce style admirable est bien une réalité de la vieillesse : L’esprit est encore vif, des battements de cœur d'enfant habitent encore la personne âgée, mais le corps ne suit pas, il s’est usé, brisé. La vieillesse offre ce contraste saisissant dont parle l’apôtre Paul entre cet être intérieur qui se renouvelle et cet être extérieur, ce corps qui s’en va en mille miettes, qui n’obéit plus à la volonté.
C’est que si vivre longtemps peut être considéré comme une bénédiction, la vieillesse est une épreuve. Et cette épreuve n’est pas - et de loin ! - tue par la bible : Jésus lui-même parle en avertissant Pierre : "Quand tu étais jeune, tu t’habillais tout seul, tu faisais ce que tu voulais, mais quand tu seras devenu vieux, un autre t’habillera et te mènera là où tu ne veux pas aller."
En entendant cela, on peut bien regretter ce temps qui paraît tout à la fois si proche et si lointain de la jeunesse, temps de liberté, de joie, d’autonomie. L’Ecclésiaste, comme Jésus et comme l’apôtre Paul, n’envisage pas la vieillesse sous de belles couleurs. Sa description est terrible et sublime tout à la fois, et on peut lire de multiples manières les images qu’il nous livre.
Mais on a vite compris, la vieillesse n’est pas vraiment une étape heureuse de la vie. Elle est synonyme de pertes multiples qui nous privent d’autonomie, car on ne voit plus (le soleil qui s’obscurcit), on n’entend plus (les battants qui se referment sur le souk), on ne marche plus (terrorisé par les montées), le corps n’est plus source de plaisir (même la câpre qui n’est rien d’autre que le viagra de l’époque ne fait plus d’effet).
Alors si tout fiche le camp, qu’est-ce qui reste ? Il reste des souvenirs. Quand on ne sort plus guère, quand on ne bouge plus, quand chaque geste devient difficile, quand pour tout il faut demander de l’aide, quand, comme Delphine le dit si bien, on ne sort plus de son trou, il y a encore quelque chose à cultiver les souvenirs !
Des souvenirs tangibles, des photos, un ou deux petits meubles qu’on a pu emporter de chez soi à l’EMS. Des souvenirs partagés, et là, l’entourage, la famille est tellement importante pour recueillir la mémoire de nos aînés, de temps qui ne reviendront plus après eux.
Il reste une forme de sagesse qui fait donner des conseils pour le moins surprenant aux jeunes : Profitez de votre jeunesse ! Il y a chez l’écrivain biblique une sorte de plaidoyer pour qu’une forme de générosité se manifeste chez ceux qui regardent la vie par l’autre bout de la lorgnette.
Dans les EMS je rencontre une génération qui le plus souvent n’a pas vraiment pu « profiter de sa jeunesse » pour toutes sortes de raisons: la pauvreté, la MOB, les familles nombreuses où il fallait travailler dur dès l’enfance sans négliger les normes très strictes de la société souvent édictées avec le soutien des Eglises.
Ces souvenirs, cette générosité nous conduisent vers une troisième chose encore plus fondamentale. Ce qui reste au temps de la vieillesse, c’est la présence de Dieu. Cette présence aimante qu’on avait peut-être si mal perçue quand on était jeune, d’où le conseil de l’Ecclésiaste aux jeunes. Eh mon gars ! et ma belle ! profite de ta jeunesse, mais n’oublie pas ton Créateur : c’est bête d’y penser seulement quand tout va mal, ou quand on est devenu vieux.
Et là encore, vous l’aurez remarqué, il est question de souvenir. Les jeunes aussi ont à faire oeuvre de mémoire. Ce qui reste, au-delà des souvenirs et de la sagesse, c’est la présence d’un Dieu d’amour.
Ce Dieu révélé en Jésus-Christ qui offre à Pierre le moyen de surmonter l’idée qu’un jour il ne sera plus autonome. Laisse-toi aimer, laisse-toi pardonner et aime à ton tour, car la seule chose qui peut donner un sens à la vie, à la jeunesse comme à la vieillesse, la seule chose qui te permette d’affronter avec courage les épreuves de la vie, c’est ce souvenir cultivé tous les jours que Dieu est un Dieu d’amour.
Amen !