Non je ne suis jamais seul avec ma solitude, je m'en suis fait presque une amie, une douce habitude…par elle j'ai autant appris que j'ai versé de larmes…Non, je ne suis jamais seul avec ma solitude… Vous avez peut-être reconnu la mélodie et les paroles d'une chanson de Georges Moustaki, Ma solitude.
Ces paroles nous disent en quelques mots la complexité, la tension dans laquelle nous met la solitude: une tension entre un lieu qui nous fait du bien, un lieu à apprivoiser et un lieu qui nous fait peur, et qui parfois nous fait pleurer.
Et cette tension, Juliette la connaît bien. Juliette est une jeune femme de trente ans, qui enchaîne les activités les unes aux autres comme autant de manteaux qu'elle met pour se protéger. Fitness, sorties, ciné, elle est toujours occupée et elle avoue une hantise des dimanches, parce que ce jour là « il n'y a rien à faire ». Ce jour-là, elle traîne chez elle en pyjama, passant d'un chat sur le net à une série à la TV, scrutant régulièrement son portable dans l'espoir d'y découvrir un message. Elle se sent vaguement tendue et mal à l'aise, et elle se réjouit du lundi qui lui permet de reprendre le tourbillon de sa vie. Brusquement, quand le copain avec qui elle s'était imaginée fonder une famille, la laisse tomber, elle se trouve plongée dans une crise violente « Je ne compte pour personne et puis tout le monde me fuit, c’est toujours à moi de demander et de faire les téléphones et même Dieu, se moque de moi. ».
Juliette a gardé la foi de son enfance et quand quelque chose va mal, elle prie, mais cette fois-ci elle se sent abandonnée, elle n’a plus envie de rien. Elle me téléphone. Après une demi-heure de paroles enfiévrées, survient un premier petit moment de silence. Juliette me dira plus tard qu'elle venait d'entrapercevoir cette vérité qui nous appartient à tous : « Nul ne peut naître, vivre ou mourir à notre place. » Et cette découverte l'a complètement paniquée. Mais elle se sent devant une sorte de quitte ou double et courageusement, elle décide de commencer un travail sur elle-même et d’accepter de se défaire peu à peu des nombreuses couches de vêtements protecteurs qu'elle s'était construites.
Son expérience rejoint celle qui a été, à sa manière et dans son temps, l’expérience du prophète d'Elie. Aujourd’hui encore, son histoire peut nous éclairer. Elie, c'est ce prophète flamboyant à qui tout réussit. Sa mission est de faire revenir les Israélites vers leur Dieu, qu’ils ont délaissé au profit de ceux de leurs voisins, et notamment le dieu Baal.
Alors, Elie se met en route et il surgit devant le roi. Il l'interpelle et lui annonce une terrible sécheresse. Sitôt cette déclaration faite, c'est lui-même qui est interpellé : Dieu l'appelle pour qu'il s'éloigne ; Il l’envoie vivre dans un ravin, près d'un torrent. Le voilà secouru d’une manière étrange : des corbeaux viennent le nourrir matin et soir. Une fois le torrent asséché, Dieu l'enjoint à nouveau de partir, encore plus loin en pays étranger, où il sera nourri et hébergé par une veuve.
Trois longues années se passent, avant que Dieu ne l'invite à retourner vers son pays. Trois ans d'un premier décapage, celui de la solitude, celui d’avoir à accepter que les choses ne se passent pas comme Elie l’avait imaginé. Lui qui se vit en héraut de Dieu, il doit accepter d’avancer vers l’inconnu, de manger ce que l’étranger lui offre, de vivre avec lui, comme si Dieu lui montrait comment s’assouplir face à la nouveauté et à l’adversité.
A son retour, il découvre que la majorité du peuple est toujours infidèle. Alors Elie décide de mettre les prophètes de Baal à l’épreuve, dans une confrontation directe. Devant le peuple rassemblé, deux bûchers pour des sacrifices sont élevés. Celui sur lequel tombera le feu du ciel sera celui du vrai Dieu. Par provocation, Elie arrose même le sien abondamment d’eau. Le feu du Seigneur enflamme celui d’Elie, et du coup sans s’embarrasser de demi-mesure, ce dernier fait massacrer les prophètes de Baal. L’ordre est rétabli, Israël va revenir à Dieu.
Mais Jézabel, la reine, ne l’entend pas de cette oreille. Elle décide de se venger, en le faisant tuer à son tour. Sitôt qu’il l’apprend, Elie a peur et il s'enfuit jusqu'au désert. Il choisit de retraverser tout le pays pour se rendre à Beersheba puis au mont Horeb (c’est un autre nom pour le Sinaï), qui sont l’un et l’autre des endroits où Dieu s’est manifesté autrefois. Il remonte en quelque sorte à la source, mais il éprouve en même temps un sentiment d'échec tellement grand qu'il en vient à penser que sa vie n'a plus de sens. Arrivé aux portes du désert, il s'assied sous un genêt et crie à Dieu son désespoir : « J'en ai assez Seigneur, prends ma vie car je ne vaux pas mieux que mes ancêtres, je n’ai pas non plus réussi là où ils ont échoué. » Il se couche et se laisse aller à un sommeil qui est tristesse mortelle.
Mais Dieu ne l’a pas abandonné, Il va faire preuve à son égard de la même sollicitude qu’Il a toujours manifesté aux siens. Un ange va venir le nourrir et le réveiller par deux fois en l'invitant à se lever et à se remettre en marche, à retourner dans le mouvement de la vie. Elie fait ce que l’ange lui demande. Il marche, abandonné à lui-même, confronté à son propre malheur, dans une sorte de pèlerinage intérieur. Il y a peu, il était au sommet de sa force, actif et puissant et peut-être que cela l’a même amené à certains excès de violence. La menace de Jézabel l’a brusquement remis face à sa réalité de simple mortel. Alors il est confronté à ces questions incontournables, présentes depuis les débuts de l'histoire humaine: « Où en es-tu de ta vie et de toi-même ? Qui es-tu en vérité? Et qui est le Dieu auquel tu crois ? »
Elie fugitif est très humain. Lui qui s'est cru capable de tout, il connaît la dureté du désert et la solitude. Il n’a plus rien à faire qu’à accepter ce temps particulier. Pendant quarante jours et quarante nuits, il marche et il travaille sur lui-même pour découvrir qui il est vraiment, un humain tout simple et tout fragile.
Arrivé à la montagne de l’Horeb, il se réfugie à l’intérieur d’une grotte. Une grotte qui l’accueille, lui Elie pour que naisse à l’intérieur de lui-même une vie nouvelle, non repliée sur elle-même, enfouie, mais attentive et ouverte. Oui, la voix de Dieu l'interpelle à nouveau : « Que fais-tu ici Elie ? » Et Elie de répondre : « J'ai pour toi un amour brûlant, mais je ne supporte pas d'être en échec. » Dieu lui parle encore : »Sors et je vais passer. » Entendez par là : « Sors de toi-même, ouvre-toi à une nouvelle vie, à une nouvelle naissance. Accepte qui tu es en vérité, découvre aussi le nouveau visage de Dieu. » Alors surviennent un vent violent, un tremblement de terre puis un feu, mais Dieu n’est pas dans ces éléments déchaînés.
Dieu est à découvrir dans le bruit d'un souffle léger, dans la voix du silence. Dieu n'est pas celui qui terrifie, il n'est pas celui qui s'impose par la force, il n'est pas celui de nos désirs. Il est celui de l'inattendu, du fragile et du vulnérable.
Aujourd’hui, tout nous appelle à vivre à l’extérieur de nous et nous confions souvent au bruit et à l’agitation le soin de masquer, de cacher notre solitude. Je crois que pour nous tous, il faut du courage pour s’y confronter. Parce que la solitude nous dit la rupture des liens, elle rime avec isolement, avec ennui, avec déprime. Mais elle a aussi toute cette autre face à apprivoiser, où elle peut devenir notre amie, notre douce habitude.
Chacune, chacun, chers frères et sœurs, nous sommes invités au silence et à la solitude pour sortir de nous-mêmes, pour oser de nouvelles naissances et étrenner de nouveaux élans de vie. Pour cela, nous sommes nous aussi invités à découvrir qui nous sommes en vérité et qui est le Dieu qui est inlassablement appel à la vie.
Oser nous confronter à notre propre solitude, c'est en effet créer pour nous et en nous un lieu où s'accueillir soi-même, dans toute notre vérité. C'est là que nous pouvons découvrir nos aspirations profondes et petit à petit trouver un accord, souvent à refaire et à renégocier entre ce que nous visons et ce que nous sommes, tout au fond de nous. Nous aussi des êtres fragiles et mortels.
Il ne s'agit pas de dorer les choses ou de se mentir à soi-même. Au contraire, il s'agit de reconnaître son être avec authenticité, comme un(e) ami(e) qui a vécu des choses belles, mais aussi difficiles, qui apprend à reconnaître ses joies comme ses douleurs, ses réussites et ses échecs. Et qui peut prendre en compte le passage du temps dans sa vie : oui, mon corps a perdu de sa souplesse, ma démarche se fait plus lourde et mon visage est zébré de petites rides.
Et puis la solitude est aussi le lieu où nous avons le recul nécessaire pour examiner la qualité des liens que nous avons avec autrui. Il y a les conflits, les blessures que nous ont apportés inévitablement la vie. Mais il y aussi toute la question de notre authenticité face à autrui. Sommes-nous en train de jouer un rôle, en train de frimer, de nous fuir et de nous vêtir nous aussi de multiples manteaux pour cacher ce que nous sommes tout au fond de nous, des êtres qui aspirent à aimer et à être aimés.
Comme Elie, nous avons aussi à nous décaper de nos illusions. Certains événements dramatiques peuvent venir casser notre projet de vie, l’idée que l’on se faisait de soi. Cela peut être un accident, une maladie grave, la perte de notre emploi. C’est une épreuve très difficile, mais du milieu de cet effondrement, peut ressurgir avec le temps – qui peut être long, très long même parfois – l’occasion d’une nouvelle naissance. Le philosophe Sören Kierkegaard affirme que nous sommes tous appelés à naître pour ainsi dire deux fois ; une fois d’une naissance impersonnelle et puis d’une autre, qui est celle où nous embrassons la vie qui nous est faite.
J’ai l’intime conviction, parce que j’ai pu en faire l’expérience dans ma propre vie – qui est toute simple et toute fragile comme toutes les vies, que nous sommes mêmes appelés à de nombreuses naissances, comme autant de résurrections offertes sur le chemin de nos existences.
Revenons à Juliette : dans un accompagnement, elle a pu faire elle aussi ce chemin où petit à petit, elle a pu se découvrir, accroître sa sensibilité à ce qu'elle est elle-même comme à ce que sont les autres autour d'elle. Elle a pu voir combien elle en était excessivement dépendante, combien elle voulait les contrôler et combien elle se trouvait enchaînée à quelque chose de lourd et mortifère. Restait encore une question essentielle : qu’était devenu Dieu dans tout cela ? Juliette le devine aujourd’hui différent de celui qui devait lui répondre pour masquer ses peurs, pour les colmater, elle le découvre disposé à l’accueillir elle, telle qu’elle est, avec ses angoisses et ses élans possibles.
Elle a cheminé comme Elie, qui a été invité à passer de la vision d’un Dieu fort et puissant à un Dieu tout différent, insaisissable, un Dieu proche et intime, qui se laisse découvrir non à travers quelque discours ou quelques hauts-faits mais dans une présence. Une présence subtile et tendre « comme un souffle imperceptible d’amour qui traverse le gémissement et la blessure » (Maurice Bellet, l’Epreuve ou le tout petit livre de la divine douceur, Paris, DDB, 1988, p. 24).
Ce Dieu là, c’est celui dont Frère Roger dit qu’Il « entend nos soupirs et qu’Il connaît nos silences. Le silence est le tout de la prière et Dieu nous parle dans un souffle de silence. Il nous atteint dans cette part de solitude intérieure qu'aucun être humain ne peut combler. »
A nos questions de savoir où le trouver, lui dont nous avons parfois le sentiment qu’il nous parle si peu, Il répond : Faites silence, écoutez, chacun et chacune, je vous ai désiré, chacun et chacune, je vous appelle. Faites silence, regardez. Faites silence, et prenez le temps du silence. Déployez-vous, écoutez et vous me découvrirez. Risquez-vous, car « L'espérance sans risque ce n'est pas de l'espérance. L'espérance, c'est croire en l'aventure de l'amour: faire confiance aux hommes, faire un saut dans le noir en s'abandonnant à Dieu. » (Dom Helder Camara)
Amen !