Écouter le culte :
Moi, Asenath, fille de Poti-Phéra, le prêtre de One, donnée en mariage à Joseph l’hébreux par Pharaon, en ce jour j’ai à crier ma peine et ma douleur. En ce jour où l’homme que j’ai à la fois aimé et haï est déposé dans la tombe, il me faut dire ce qu’il m’a donné et ce qu’il m’a pris, ce qu’il a fait croître en moi d’espérance et ce qu’il a brisé.
Devant ce corps sans souffle, mon cœur est déchiré et mes yeux asséchés. Pour lui, je n’arrive plus à pleurer. Mes larmes ont déjà trop coulé pour ceux de mon peuple qui, à cause de lui, ont été privés de leurs bêtes, de leurs sols et même de leurs corps. Ecrasés par la famine, ils ont été broyés sous la coupe de l’homme que j’ai aimé et que j’ai accueilli en mon sein. Réduits à l’esclavage, forcés à quitter leurs parents trop vieux pour les suivre en ville, contraints de quitter leurs champs, d’abandonner femmes et enfants pour aller se vendre à Pharaon.
Je n’ai pas compté le nombre de ces mères et de ces femmes qui sont venues me trouver, me suppliant d’intervenir en leur faveur auprès de Joseph, afin que leur époux, leur fils ou leur frère puissent garder la dignité. Je n’ai pas compté les nuits de veille où j’ai cherché en moi les mots pour infléchir cette folle politique que mon mari mettait en œuvre. « C’est pour les nourrir, me disait-il ! Ils peuvent obtenir du grain, de la semence et se nourrir, eux et toute leur famille »
« Regarde, hier encore deux hommes sont venus me le dire : « Tu nous as sauvés la vie. Puissions-nous trouver grâce à tes yeux et être les esclaves de Pharaon ».
Et moi, les entrailles serrées, je lui répondais : « La vie, c’est bien plus que le grain ! Ces hommes survivent grâce aux semences que tu leur as prises et que tu leur vends. Maintenant tu réclames leur corps. Ils sont à tes pieds parce qu’ils n’ont pas d’autres choix. Leur bouche te rend grâce mais leur cœur te haïssent. Qui peut se réjouir d’être réduit à l’esclavage ? Qui peut se satisfaire d’avoir du blé mais de ne plus s’appartenir ? »
Combien de fois n’ai-je pas intercédé en faveur des miens ? Combien de fois n’ai-je pas prié son Dieu d’ouvrir en Joseph un chemin à mes paroles. En vain. Cet homme que j’ai reçu en mes profondeurs m’est redevenu un étranger lorsqu’il s’est enfermé dans cette logique incompréhensible pour moi. « Je leur vends de la semence afin qu’ils ne meurent pas de faim, me disait-il, c’est moi qui fais vivre ton peuple. Sans moi la famine les auraient décimés. De quoi te plains-tu ? »
Et j’essayais encore de lui parler de ces femmes qui venaient vers moi pour me raconter les stratégies de survie qu’elles inventaient pour nourrir leur famille, comment, à plusieurs, elles essayaient de faire front, de s’organiser pour que les terres ne restent pas sèches et stériles, pour que les maigres récoltes puissent être partagées. J’essayais de lui faire comprendre qu’il fallait écouter ces femmes, leur donner une juste place, compter sur leurs compétences, valoriser leur créativité ; elles sauraient faire fructifier le grain sans qu’ils faillent pour autant que leur mari, leur fils ou leur frère soient réduits en esclavage.
Cela aurait dû le toucher, lui qui, par deux fois, s’est trouvé vendu, dépossédé de tout. Mais il préférait oublier, ne garder que ce qui lui avait réussi. « Dieu m’a béni, me disait-il, il m’a crédité de toutes mes peines ! » Il me rappelait ce fils aîné, sorti de mes entrailles, appelé Manassé. Cela signifie « Dieu m’a fait oublier toute ma peine.»
Je lui répondais : « Oui, Dieu t’a béni. C’est aussi lui qui m’a donnée à toi. Qui étais-tu alors ? Un étranger sur une terre étrangère. Et pourtant tu as été reçu dans une famille de haut-rang en Egypte. A travers moi, Dieu t’a rendu fécond dans ce pays où tu étais privé de tout. Le nom d’Ephraïm, notre cadet te rappelle cette fécondité qui t’a été donnée, par ton Dieu, à travers moi.
Ton père Jacob ne s’est pas trompé lorsqu’au moment de les bénir, il a fait passer Ephraïm notre cadet avant Manassé, notre premier. Ton père a voulu te faire comprendre que votre Dieu ne partage pas nos logiques trop humaines. Quand Dieu parle dans nos histoires humaines, c’est comme des grains de sable qu’il viendrait mettre dans une machine trop bien huilée. Les privilèges et le pouvoir lié au statut de ceux qui dominent sont remis en question.
Lorsque Dieu parle dans nos histoires humaines, il arrive alors que les petits, les cadets passent avant les aînés, que les femmes prennent le devant de la scène. Comme pour nous indiquer que les chemins de la vie ne sont jamais tout faits, que les rôles dans lesquels nous nous enfermons peuvent être inversés. Lorsque Dieu parle dans nos histoires humaines, il vient nous dire que l’on peut oser penser et faire autrement que ce qui s’est toujours fait.
Quand j’ai vu Jacob faire passer Ephraïm avant Manassé pour le bénir, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’est ainsi que Dieu féconde notre humanité parfois si misérable. En renversant ces logiques qui nous enferment dans des statuts, des identités, des rôles.
Pourquoi Joseph n’a-t-il pas pu préserver et protéger cet espace qu’il avait accepté d’ouvrir en lui pour me recevoir comme sa femme, moi une étrangère ? Pourquoi n’a-t-il pu entendre que la voix de la force qui s’impose et qui prend ? Cela reste pour moi un douloureux mystère.
Aujourd’hui, devant le corps sans vie de mon mari, j’ai peur pour l’avenir. Parce qu’à travers sa politique, ce ne sont pas la fraternité et la paix qui ont été nourries, mais le ressentiment et la haine de mon peuple à l’égard de sa famille. Ils se sont emparés des bonnes terres et du pouvoir, mais jusqu’à quand ? Jusqu’à quand le peuple égyptien supportera-t-il d’être humilié ?
Les choses auraient été différentes s’il avait pu écouter nos voix de femmes à qui il a été donné de porter, nourrir et protéger la vie. Si seulement Joseph avait pu laisser tomber le manteau du pouvoir qui écrase. Ce manteau dont se drapent trop souvent les hommes qui dirigent. Alors peut-être un chemin de fraternité aurait pu être trouvé ; entre son peuple et le mien. Si seulement Joseph avait pu laisser ouvert en lui cet espace où il m’a tant de fois reçue comme sa femme. Si seulement il avait pu faire sienne cette force que portent en elles les femmes qui accueillent et nourrissent la vie en leur sein. Cette force qui ne s’impose pas en asservissant, mais en nourrissant.
« Comme le levain qu’une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève ». Aujourd’hui encore, c’est dans cette force du levain enfoui pour faire lever toute la pâte que je peux espérer en Dieu et croire en un monde où la justice et l’égalité se déclinent au masculin comme au féminin. « Car le Royaume de Dieu est comparable à du levain qu’une femme prend et enfouit dans trois mesures de farine, si bien que toute la masse lève. » Amen !