Moi d'abord!

Temple de Villeneuve (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Je suis fasciné, dans les récits de la Genèse, par les différents niveaux de lecture qu’on peut en faire ! Même si je sais que la plupart de ces histoires ont pour fonction de donner un sens à telle loi en vigueur dans le royaume d’Israël, ou d’expliquer l’origine plus ou moins légendaire de tel ou tel nom de lieu, voire – comme dans le récit de ce jour – de mettre en perspective historique la rivalité d’Israël avec un peuple voisin (ici ce sont les Édomites, les descendants d’Ésaü), ce qui me fait vibrer, c’est que ces histoires posent le doigt sur nos comportements, sur notre humanité.

Aujourd’hui et les deux prochains dimanches, nous rencontrons donc deux frères, des jumeaux, pourtant si différents ! L’aîné s’appelle Ésaü. On ne sait pas très bien d’où vient ce nom, on le rapproche d’un mot hébreu qui signifie « velu » parce qu’à sa naissance, le bébé est couvert de poils. Et il est roux. Quand vient le second, il est curieusement accroché au talon du premier, on l’appelle Jacob. Ici ce nom est mis en relation avec le mot hébreu « talon » : Ésaü est né littéralement avec Jacob sur ses talons ! Mais on aurait pu intituler le récit : « Jacob, lâche-moi les baskets ! ».

Ésaü, nous dit-on très vite, devient un coureur des champs, un chasseur expérimenté, et pour cela, il a les faveurs paternelles, parce que son père Isaac est friand de gibier ! Le chasseur dans la tradition biblique, c’est celui qui vit dehors, qui observe la nature pour en tirer profit, il est son propre maître, et parce qu’il s’attaque à la vie sauvage, il est lui-même sauvage. En langage moderne, on dirait peut-être que le chasseur préfigure celle ou celui qui consomme en prélevant directement et sans délai ce dont il a envie et besoin : un comportement qui paraît bien étranger à l’Israélite, parce que c’est un mode de vie un peu oublié par ce peuple de nomades, qui selon sa tradition, ne peut dépendre que de la grâce de Dieu.

Jacob le cadet, disons qu’il est plus casanier. Lui, il a les traits d’un l’éleveur de petit bétail, comme nous le montrera l’histoire par la suite. On nous dit même qu’il est raisonnable, ou en hébreu, intègre. Il a donc les qualités qu’on attend de l’ancêtre des douze tribus ! Et le texte ajoute que sa mère Rébecca est plus proche de lui.

La Bible parle toujours de notre humanité avec réalisme : il n’y a pas d’esprit « béni-oui-oui » dans ses pages ! Dans les versets qui précédaient le passage de ce jour, on a pu lire l’oracle de Dieu fait à Rébecca pendant sa grossesse agitée – les jumeaux se heurtaient dans son ventre – oracle qui donnait une clef pour la suite de l’histoire : « Il y a deux peuples dans ton ventre, deux peuples distincts naîtront de toi. L'un sera plus fort que l'autre, l'aîné servira le plus jeune. »

Le décor est planté : on va donc nous parler des relations humaines, qui peuvent devenir problématiques quand il s’agit du vivre-ensemble dans nos différences.

Tenez, cette histoire du plat de lentilles contre droit d’aînesse : elle est – ou du moins a longtemps été – un classique dans notre culture. Je me souviens, dans les petites classes de l’école obligatoire, puis à l’école du dimanche, d’avoir été nourri de discours moralisateurs à propos d’Ésaü, qui brade son droit d’aînesse pour satisfaire un besoin primaire. Je me disais : « mais il meurt de faim, qu’est-ce qu’on vient l’ennuyer avec des fadaises sans importance ! ».

Et je comprenais mal l’attitude de profiteur de ce Jacob qui utilise la faim de son frère pour gagner un avantage, même si c’était présenté comme quelque chose de bien, ou en tout cas de très logique, parce que c’est dans la Bible, et que c’est lui le héros. Bien sûr !

Entre parenthèses, c’est comme cette histoire de préférence parentale : est-ce que ça ne vous titille pas un peu ? Préféré du père, ou préféré de la mère… Ça vient réveiller en nous des sentiments un peu enfouis au fond de notre âme, de ces souvenirs d’enfant en rivalité avec ses sœurs et ses frères pour la supposée préférence des parents, qui, de leur côté, nous assurent qu’ils n’en ont pas, de préférence, justement ! Mais peu importe, parce le doute s’est installé… On en reparlera dimanche prochain, autour de la bénédiction d’Isaac : aimer et être le plus aimé, c’est un éternel combat humain.

J’en étais au plat de lentilles. Vous avez remarqué, au début on ne sait pas de quoi est fait le plat : Jacob prépare un « brouet », ça peut être n’importe quoi, c’est une sorte de bouillon. Ésaü rentre des champs, il a faim, il y a de la nourriture qui mijote, alors ça ne peut pas attendre. Il est affamé ! « Je veux manger ! » Oui je sais, ça fait très rustre, mais c’est pourtant dit comme ça : ça fait partie du portrait de rustaud qu’on attribue au chasseur Ésaü. Et en plus, il ne sait même pas ce qu’il y a dans le plat. Il parle d’un « roux » parce qu’il en voit la couleur, et, comme un clin d’œil, on nous redit qu’Ésaü est roux : « edom ».

Il faut attendre la fin de la tractation pour apprendre qu’il s’agit d’un simple plat de lentilles, quelque chose de nourrissant évidemment, mais sans réelle valeur marchande. Raisonnablement, Jacob pourrait accéder à la demande, moyennant peut-être le « petit mot magique » de la part de son aîné. Vous savez : « On dit comment ? ».

Mais, c’est un autre jeu qui s’engage, et il s’appuie sans doute sur une vieille histoire de rivalité fraternelle : « Vends-moi ton droit d’aînesse ». C’est clair, et net. On n’est pas dans une agréable relation fraternelle, c’est de l’économie de marché : « Qu’est-ce que je gagne si j’accepte de t’en donner ? » Ou plus exactement : « Voilà ce que ça va te coûter, ton droit d’aînesse ».

Tout a un prix, n’est-ce pas ? Voilà : tout s’achète… C’est glaçant. Ce qui me dérange en plus, c’est qu’Ésaü marche à fond dans la combine ! C’est que ça a l’air d’être tout bonnement la manière de fonctionner entre ces jumeaux. Ça promet pour la suite de la saga !

Tous les éléments sont en place pour que la relation se passe mal : préférence avouée d’un parent pour l’un ou l’autre enfant, pas de cadeau, chacun reste sur sa position… On se regarde peut-être, mais de loin. On s’observe, et de toute façon, on désapprouve le style de l’autre.

Nous aussi, on pense comme ça quelquefois, à l’égard du lointain comme du proche, du prochain. Non ? Jamais ? Vraiment ?

Une dernière chose pour aujourd’hui : vous avez remarqué une absence dans ce récit ? Dieu. Où est Dieu ? Est-ce qu’on en a parlé ? Il est absent ! Ou en tous les cas, il est bien silencieux. Il ne se manifeste pas, il ne foudroie pas plus qu’il n’intervient pour régler l’affaire. Vous le savez bien, c’est que dans nos relations, plutôt qu’un coup de baguette magique, il nous faut du temps pour laisser mûrir.

Dans l’histoire de Jacob et d’Ésaü, il va s’écouler des années pour qu’ils réussissent à tomber dans les bras l’un de l’autre, il y aura des dépouillements, des pertes et des conquêtes. Et puis des prières. Et on découvrira alors que Dieu était pourtant toujours là, qu’il est présent en filigrane.

À suivre…

L’histoire bien connue du plat de lentilles contre droit d’aînesse est toujours très parlante en notre société occidentale du 21e siècle: on pourrait l’intituler «quand les responsabilités passent après le ventre», ou «l’assiette avant la bénédiction».

Le «tout, tout de suite» est tellement plus facile, mais ce n’est pas si sûr qu’il soit rassasiant!

Détails

Avec la participation de
Gabriel Panchaud pour les lectures
Orgue
Ombretta Bressan
Musique