Écouter le culte :
Acte d’accusation d’Eve
1. La transgression
Mesdames et Messieurs les jurés,
Vous qui nous écoutez ce matin sur les ondes de la RTS Espace 2, en direct, ou ici à l’intérieur de ce tribunal d’un jour, veuillez entendre que nous mettons aujourd’hui, Eve la bien nommée, en accusation.
Vous le savez, et nous venons de l’entendre à nouveau dans la lecture de Genèse 3, Dieu avait interdit la consommation des fruits de l’arbre du milieu du jardin, Eve en a mangé, avec toutes les conséquences que l’on sait, et elle en a même donnés à son compagnon.
2. Les circonstances aggravantes
Nous voulons ici nommer plusieurs circonstances aggravantes à l’encontre d’Eve.
Tout d’abord, Eve a un problème avec le pouvoir de l’autre :
• Le pouvoir de son compagnon, d’abord, qui était là avant elle. Il lui a parlé de l’interdit de Dieu (elle le connaît, puisqu’elle est capable de le répéter au serpent), mais cela ne lui suffit pas pour se soumettre « bêtement » à cet interdit.
• Le pouvoir de Dieu, ensuite. Eve insupporte son statut de créature et, par conséquent, il suffit de quelques phrases du serpent pour qu’Eve voie immédiatement en quoi le serpent pourra lui être utile.
• Eve est avide de pouvoir, au fond elle est une Médicis avant l’heure. Pour que l’argument du serpent (« vous ne mourrez pas mais vous serez comme des dieux ») porte, il faut bien évidemment qu’il se pose sur un terrain préparé. Eve est ambitieuse, arriviste et mégalomane. Il y a chez Eve quelque chose du Dr. Faust qui vend son âme au diable. Etre comme les dieux ne lui inspire aucune crainte, mais lui paraît quelque chose de souhaitable. Et lorsqu’elle met dans la balance la possible réalisation de cette ambition (parce qu’elle doit bien faire la part des choses) et la petite transgression nécessaire pour son accomplissement, sa religion est vite faite. Elle ne met pas en doute l’affirmation du serpent, parce que sa proposition va exactement dans le sens de son aspiration la plus profonde. Et elle ne demande pas non plus à Adam ce qu’il en pense, parce qu’elle ne veut pas « dépendre » de lui et de son jugement.
• Eve est souverainement intelligente. J’ai dit tout à l’heure que c’est une Médicis avant l’heure. Lorsqu’elle a mangé le fruit, elle en donne à Adam. Si – il ne faut exclure aucune hypothèse – la promesse du serpent ne se réalisait pas, mais qu’en revanche, Dieu venait à être au courant de la transgression, il vaut mieux qu’Adam soit co-responsable de la transgression. Il y a là deux actions extrêmement graves : d’une part la tromperie (elle ne dit pas à Adam d’où proviennent les fruits qu’elle lui donne à goûter) et ensuite prise d’otage (puisque si Dieu venait à se fâcher contre cette transgression, il devrait faire mourir Eve et Adam et donc condamner son projet le plus abouti de la création, à savoir, ce couple).
Conclusion: avec Eve, on est très loin de l’acte condamnable isolé. Isolé dans une vie entière faite de loyauté, de sérénité, de santé. On est au contraire en face d’un être malade d’ambition, prêt à défier aussi bien son compagnon que Dieu pour aboutir à ses fins et prêt même, en cas d’échec, à condamner son compagnon à mourir avec elle.
L’accusation a l’honneur de requérir qu’il plaise aux juges, aux jurés, de requérir qu’Eve, l’accusée, soit condamnée à être chassée à jamais du jardin magnifique dans lequel Dieu l’avait installé.
Plaidoirie Me Diserens
La véhémence de l’accusation qui vient d’être soutenue contre Eve est à la mesure de son inconsistance. Accusation inconsistante, parce qu’on discerne mal sur quoi elle peut bien porter si l’on s’en tient à la réalité des faits. Et c’est parce qu’il est conscient que cette réalité des faits anéantit la position qu’il soutient que notre accusateur fabrique littéralement un ensemble de circonstances objectives et subjectives qui font qu’au final, on ne sait pas vraiment de qui ils parlent, sinon que ce n’est en tous les cas pas d’Eve.
Il faut s’insurger contre un tel procédé. Procédé qui travestit la vérité. Procédé qui veut faire d’Eve, et à travers elle de la femme, la responsable de tous les maux, celle qui inspire Paul Claudel qui écrivait, il n’y a pas si longtemps que cela – il est mort en 1955 – qui osait écrire que « la femme sera toujours le danger de tous les paradis ».
Ainsi Eve est-elle accusée d’avoir transgressé l’interdit, d’avoir mangé le fruit de l’arbre et, pire encore, d’en avoir donné à son mari.
Pour apprécier cette accusation, il faut la replacer dans son contexte. Un contexte qui suscite plusieurs interrogations qui restent sans réponse, à tout le moins sans réponse décisive. Et si elles restent sans réponse, elles laissent subsister un ou plusieurs doutes. Et l’on sait qu’en bonne justice, le doute doit toujours profiter à l’accusé.
Ainsi, défendre Eve, c’est d’abord questionner. Et la première question qui vient à l’esprit, c’est celle qui gravite autour du serpent. Parce que ce n’est pas spontanément qu’Eve a cueilli le fruit et l’a mangé. Il a fallu l’intervention du serpent.
Le serpent, c’est l’instigateur, celui sans lequel rien ne se serait passé. Et dans notre affaire, il est même plus que l’instigateur, parce que pour amener Eve à passer à l’acte, il doit la convaincre. Et pour la convaincre, il a besoin d’utiliser ses armes favorites : la ruse et le mensonge.
On sait que le réflexe premier d’Eve est de refuser, en se référant à l’interdit et à la menace d’une mort annoncée qui assortit sa violation. Mais le serpent la dissuade. Il use de sa ruse. Il Lui ment sur les conséquences de son geste, dont il vante au contraire les bienfaits qu’elle pourra en retirer et dont il lui assure que Dieu est parfaitement conscient.
Et Eve se laisse abuser. Elle le croit. C’et son seul tort. Mais de quoi dispose-t-elle donc pour ne pas le croire ? N’est-elle pas de bonne foi ? A-t-elle conscience de mal agir ? Peut-on, peut-elle être coupable d’un fait dont elle est convaincue qu’il n’est pas répréhensible ? Le fait est et reste qu’en mangeant le fruit, elle apparaît moins comme l’auteur de la transgression que comme la victime du serpent, dont on s’interroge par ailleurs sur les mobiles, sur les raisons qui le poussent à agir comme il le fait.
Eve a d’ailleurs d’autant moins de raisons de ne pas croire le serpent que, lorsqu’elle cueille le fruit et le mange, elle n’est pas seule. Elle est avec son mari. Il est là, à ses côtés. « Elle prend un fruit de cet arbre et le mange. Elle en donne à son mari qui est avec elle, et il en mange aussi ».
Cette présence du mari n’est pas anodine. D’abord, parce qu’elle conforte certainement Eve dans le crédit qu’elle croit pouvoir donner au serpent. Mais aussi parce qu’elle pose la question de savoir pourquoi le serpent s’adresse à Eve plutôt qu’à Adam. C’est à Adam que l’injonction de ne pas toucher au fruit de l’arbre a été faite. Si l’on sait qu’Eve en est informée, ainsi que des conséquences fatales de sa transgression, on ignore en revanche comment Adam lui a présenté la chose.
Alors pourquoi le serpent choisit-il de s’adresser à Eve ? Est-ce pour fabriquer, dès l’origine, une approche misogyne de la condition de la femme ? Est-ce pour ancrer d’entrée l’image de la faible femme, incapable, notamment, de résister à la séduction ?
On laisse à nos accusateurs le soin de répondre à ces questions. Ce que l’on constate en revanche, c’est qu’Adam, destinataire direct de l’interdiction, n’a pas besoin de se faire prier pour manger le fruit. Eve le cueille et le lui tend. Elle n’a pas besoin d’argumenter, ni de le convaincre. Il accepte le fruit sans broncher, alors que sa responsabilité serait de se mettre en travers du geste d’Eve et de non seulement l’empêcher de consommer le fruit, mais de refuser celui qu’elle lui tend. Eve est ainsi victime également de cette inertie coupable d’Adam. Elle est prise en sandwich entre un serpent rusé et menteur et un mari qui ne se pose pas trop de questions et qui laisse penser, par son acceptation du fruit sans réaction ni nuance aucune, que ce que l’on désigne comme le péché originel n’est que véniel.
Alors, dites-moi, qui est le plus faible entre celui qui transgresse sans raison, spontanément, et celle qu’il a fallu convaincre par le mensonge et par la ruse ? Qui est le plus faible entre celui qui, confondu, met la faute sur l’autre, et celle qui, confondue, avoue. Interpellé par Dieu, Adam lui dit : « La femme que tu m’as donnée pour compagne m’a offert ce fruit et j’en ai mangé. » Dans le même temps, Eve assume en avouant avoir été trompée. « Le serpent m’a séduite et j’ai mangé ce fruit. »
De ces versets 12 et 13 de notre chapitre 3 de la Genèse, on voit qu’Adam est l’inventeur de la délation et de la lâcheté. « C’est pas moi, c’est elle. ». Dans le même temps, Eve est l’inventeur du sens des responsabilités. Elle avoue. Elle assume.
Eve n’est pas la faible femme. Elle est la femme forte. Et c’est ce qu’il y a de paradoxal dans la présentation qui vous a été faite tout à l’heure des événements que l’accusation que l’accusation considère comme des circonstances aggravantes alors qu’ils constituent en réalité autant de circonstances atténuantes. Eve est une femme forte. Sur ce point, nous sommes d’accord avec nos accusateurs.
Eve n’est pas la faible femme que l’on croit, avec un seuil de résistance à la séduction qui tend vers zéro, avec un sens inexistant de l’obéissance ; avec un goût pondéré pour la gourmandise, etc…
Sa réalité est tout autre et c’est bien là le verdict auquel vous devez arriver. Eve est une femme forte. C’est dans l’appréciation de cette force que nous divergeons fondamentalement, nos accusateurs y voyant une force du mal là où nous soutenons que c’est une force du bien.
On nous a décrit tout à l’heure une Eve confrontée à un problème avec le pouvoir de l’autre ; une Eve avide de pouvoir, ambitieuse, arriviste, mégalomane. Prête à vendre son âme au diable. Ces qualifications, dont on n’est pas certain que nos contradicteurs maîtrisent le sens, démontrent surtout qu’ils n’ont pas compris quel rôle et quel destin cette scène du serpent va donner à Eve. Il y a un élément essentiel dans ce qui nous occupe ici, qui manifestement échappe à l’accusation : c’est la manière dont le serpent s’adresse à elle et celle dont elle lui répond. Il n’y a ni « tu », ni « je », dans ce dialogue. Mais exclusivement « vous » et « nous ». Ça n’est ni un « nous » de majesté, ni un vouvoiement. Et ce qui paraît à première vue un détail est en réalité fondamental. Ça paraît même assez fondamental. Parce que cela démontre qu’Eve n’est pas la seule destinataire des propos du serpent. C’est au couple qu’il s’adresse. Au couple dont elle est l’intermédiaire, la médiatrice. Et cela ne relève ni de la soif de pouvoir, ni de la mégalomanie, ni de l’ambition exacerbée.
Eve apparaît comme l’interlocutrice, celle qui représente le couple, qui en porte le projet, et de qui en dépend l’avenir. Elle est vraiment un acteur décisif de cette histoire. Elle est la responsable du couple. De sa réussite aussi, malgré la sanction immédiate qui lui est infligée, au couple, pouvoir avoir transgressé l’interdit. Cela étant, et soit dit en passant, vous aurez remarqué que le couple ne meurt pas, comme il en avait été menacé. Tiens ! Tiens ! Le serpent n’a pas que menti !
Le couple survit. Non seulement il survit, mais il perpétue, selon un mode opératoire qui laisse à jamais à Eve, à la femme, la position de celle par qui se décide l’avenir du couple, l’avenir de la famille. C’est elle qui donne la vie, c’est elle qui assume la descendance ; c’est elle qui assure la continuité. Ça n’est ni une prise de pouvoir, ni la satisfaction d’une ambition mégalomaniaque. C’est une mission. Et pour comprendre et mener à bien cette mission, Eve est dotée de cette intelligence souveraine que nos accusateurs qualifient de circonstances aggravantes. Ainsi pour eux, l’intelligence serait un crime. Donnons-leur acte qu’ils en sont innocents.
Conclusion :
Eve n’est pas le maillon faible qu’une lecture misogyne du texte peut laisser penser. Elle est forte en bien, de tout ce que son accusateur dit qu’elle l’est en mal (ne serait-il pas bien inspiré, pour s’assurer de ce qu’est le bien et le mal, de goûter lui aussi, au fruit de l’arbre de la connaissance ?)
Mais finissons-en une fois pour toute avec cette légende qui a traversé pendant trop de siècles ou de millénaires notre humanité, ce n’est pas Eve qu’il faut condamner : c’est la fausse idée de la femme faible (ou de la faible femme).
Réplique de Daniel Fatzer et Jean Chollet à Me Jean-Christophe Diserens :
Pour reprendre l’argumentaire de la Défense, on se permettra d’être surpris que la défense d’Eve commence par une mise en accusation d’un serpent !
Un serpent, Mesdames et Messieurs ! Pas un homme ou une femme dont l’accusation porterait à conséquence, mais un serpent ! Est-ce que la Défense aurait justifié les crimes de la Deuxième Guerre mondiale en affirmant que la perversité d’un Hitler ou d’un Mussolini leur auraient été soufflée par leur chien favori et que par conséquent, il n’y a pas lieu de charger de tels dictateurs, mais d’accuser leurs chiens ! On croit rêver !
A la question du serpent, Eve répète l’interdiction formulée par Dieu. Mais elle ne nous convainc pas une seule seconde. Eve se laisse convaincre avec une facilité déconcertante parce que le serpent la conduit exactement là où elle souhaitait aller.
Deuxième point de la Défense : Eve n’était pas seule.
La Défense part du principe qu’Adam était aux côtés d’Eve. Mais quelle preuve en donnez-vous, Me Diserens ? Nous avons à trancher une question difficile, il n’est pas question de nous laisser aller à nos « impressions », de céder à nos « intuitions », même pas à nos « convictions », mais de relire le texte et de partir de preuves.
Eve est seule quand elle cueille le fruit…v4 : « le serpent répond à la femme » et à personne d’autre.
V6 : elle est seule encore, puisque le texte dit : « la femme se dit à elle-même »…alors que si elle avait été en couple, elle aurait partagé ses réflexions avec son mari, ce qu’elle se garde bien de faire !
Ensuite, elle prend un fruit de cet arbre et le mange. Tout semble indiquer dans ce contexte qu’elle est seule encore. C’est seulement au moment où Adam va lui aussi manger le fruit qu’il nous est dit qu’il est avec elle. Rien n’indique qu’ils étaient ensemble auparavant.
Avant ce moment-là, pas la moindre PREUVE de la présence d’Adam, sinon les convictions romantiques de la Défense, qui préfère voir Adam et Eve se promener toujours bras dessus, bras dessous dans le jardin du paradis.
Nous nous étonnons que la défense après avoir tenté de défendre Eve en attaquant le serpent, se tourne cette fois contre Adam, comme si le seul moyen de disculper Eve était de noircir son entourage. Certes, ce pauvre Adam, bien qu’ayant été le destinataire direct de l’interdiction par Dieu, n’y voit que du feu lorsqu’Eve lui propose de manger le fruit. Mais ce n’est parce qu’il est piteux qu’Eve serait innocente : cela démontre le pouvoir dont Eve est habitée face à son mari. Avec une aisance folle, Eve domine complètement la situation, qui se terminera par la catastrophe que l’on sait… « tous chassés du jardin » !
La Défense veut nous faire croire à l’innocence d’Eve parce qu’elle « avouerait ».
Dire qu’Eve avoue, Mesdames et Messieurs, c’est un abus de langage. Devant Dieu lui-même, Eve tente encore la manipulation et la séduction en accusant le serpent. Elle n’assume rien du tout, si ce n’est son rôle de fausse victime !
Dernier point : la Défense n’a cessé de nous entraîner, de vous entraîner, Mesdames et Messieurs, sur le terrain de la misogynie. En nous accusant de travestir la vérité en voulant faire d’Eve, et de la femme en général, la responsable de tous les maux. Nous nous insurgeons avec vigueur contre ce procès d’intention. Nous n’avons jamais prétendu qu’Eve était coupable en tant que femme et nous ne le ferons jamais. Simplement nous considérons que l’être humain « Eve » est coupable. Et s’appela-t-elle Adam, et fût-elle un homme que nous aurions tenu exactement le même discours.
Conclusion
En accord avec la défense, nous affirmons, nous aussi, qu’il est temps d’en finir avec la légende de la faible femme pour condamner ensemble et avec la plus grande rigueur, Eve la femme forte, fortement dangereuse pour Adam, comme pour toute l’humanité après lui.
Nous requérons donc à nouveau qu’il plaise à vous, les jurés, de condamner Eve, à ce que les Romains appelleront plus tard la « capitis deminutio », l’exil, la mise au ban de l’Empire. Nous requérons qu’Eve soit chassée à jamais du Jardin d’Eden.
Merci, la parole revient une dernière fois à la Défense.
Monsieur le Président,
On oublie, du côté de l’accusation, que le fardeau de la preuve est sur ses épaules. Et de ce point de vue-là, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’accusation était défaillante, ce qui achève d’anéantir cette présentation absurde qu’elle fait d’Eve. On vous demande de condamner Eve, et Adam avec elle, à être chassés du jardin. Une telle condamnation, d’ailleurs sans fondements, n’en pose pas moins une question que je réserve en guise de de conclusion : que ferions-nous tous si nous étions confinés dans ce jardin d’Eden à ne rien faire, à bâiller aux corneilles, à être lisses, à n’avoir même pas l’idée du vice et de la vertu, le Club Med à perpétuité…c’est ça, l’idéal de vie, comme semble le penser l’accusation ? A vous d’en juger.