Tout sauf mourir de la main d'une femme!

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Écouter le culte :

Note: Ce document présente l’entier de la prédication et quelques autres éléments nécessaires à comprendre le déroulement du culte, construit comme un parcours à la découverte du chapitre 9 du livre des Juges. Ce texte est en licence CC BY-SA 4.0.

Introduction

Pierre. Pierre roulée au matin de Pâques, ou pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs. Ou la pierre que l’homme de Nazareth n’avait pas pour poser sa tête. Ou encore la pierre d’angle sur laquelle on bâtit la maison, ou pierre logée dans la fronde de David.

Depuis les murailles de Jéricho jusqu’à ce Pierre sur lequel on a bâti l’Eglise, les pierres ne cessent de rythmer des récits de la Bible, véritables bornes sur le chemin des lecteurs et auditeurs.
En ce matin du 24 avril, la Bible va nous mettre encore face à des pierres, des pierres qui tuent, dans un récit dramatique dans le livre des Juges. En ce temps pascal où nous voudrions surtout voir la pierre du tombeau roulée et la mort dégagée, j’ose vous inviter, vous paroissiens de Morges et vous les auditeurs d’Espace 2, à entrer dans un récit où les pierres sont violentes, où on bataille et on se tue : c’est dans le livre des Juges, l’histoire d’un roi meurtrier de ses frères.

On va dire que c’est de circonstance, car cette date du 24 avril (Merci à Monique Bovon de m’avoir signalé après le culte que le 24 avril commémorait aussi la mise à mort du Major Davel en 1723) est chargée des souvenirs des souffrances anciennes, toujours vives, comme c’est la date anniversaire des 101 ans du génocide arménien, ou date anniversaire des 100 ans du soulèvement de Pâques, à Dublin, qui marqua le début de la révolte des Irlandais. Et chaque mois d’avril rappelle les souffrances récentes du souvenir du génocide au Rwanda. Alors prenons courageusement notre bâton de pèlerin pour marcher sur cette route où les pierres meurtrières entravent la progression et nous disent la violence des hommes, et le silence de Dieu.

Transition vers Juges 9

Il y a dix jours a été annoncée la découverte probable d’un nouveau tableau du Caravage : nous avons pu voir sur nos divers écrans les couleurs sombres et passionnées du tableau montrant Judith, héroïne biblique, tranchant la gorge d’Holopherne ! Rappel brusque de ces histoires terribles qui gisent dans les pages que d’aucun préfèrent considérer comme un Testament Ancien… Mais serions-nous donc pétris de contradictions, prêts à nous offusquer d’histoires violentes présentes dans notre Bible, mais si habitués à contempler les dernières violences de l’actualité ? Nous confrontant à cette contradiction, ouvrons ce matin le livre des livres, laissons les paroles s’émanciper des pages, et osons lire la violence devant Dieu, dans une histoire du livre des Juges : celle d’Abimélek, le meurtrier devenu roi, une histoire qui se termine dans la rébellion générale et le meurtre de ce monarque à la triste allure. Nous en lirons 3 passages, que je commenterai à chaque fois, au gré d’une prédication promenade en trois étapes.

Lecture de Juges 9, 1-6

La voilà, la pierre. On l’imagine très grande, énorme peut-être, plate sur le dessus, et maintenant toute sanguinolente du sang des septante demi-frères d’Abimélek, fils de Gédéon. Un carnage méthodique. Un à un, tous ces demi-frères tués sur une même pierre, nous dit le texte. Dans cette folie fratricide, dans cette mise à mort systématique sont récapitulés pour nous tant de moments déchirants de l’histoire. Mise à mort systématique du génocide arménien, du génocide rwandais ou de Srebrenica en passant par la Shoah, et jusqu’aux conflits les plus récents.

Pour nous autres habitants de la tranquille Helvétie, c’est toujours un exercice particulier de faire la mémoire du sang. Nous n’avons pas de monument aux morts dans nos villes et nos villages, et notre hymne national chante les cœurs pieux plutôt que les sillons abreuvés de sang impur. Alors cette pierre sanglante d’un curieux sacrifice se tient là ce matin comme une stèle qui nous barre la route, et nous empêche de fuir la question de la mémoire du sang. C’est une façon de faire face aux massacres d’aujourd’hui que de revisiter les récits de ceux d’autrefois, haut-le-cœur inclus.

Notre mémoire historique, grenier de notre mémoire collective, reste une pièce capitale à revisiter. Je suis restée stupéfaite de ma visite au musée juif de Berlin en mars dernier. Bien plus qu’un musée, c’est une expérience à vivre. J’y ai notamment compris que j’utilisais encore, pour parler de l’Holocauste, un mot portant l’écho de l’idéologie nazi. En effet, en français, nous parlons de «l’extermination des Juifs». Si vous allez lire l’article Shoah sur Wikipedia, la première phrase dit : «La Shoah est l’extermination systématique par l'Allemagne nazie d'entre cinq et six millions de Juifs» (https://fr.wikipedia.org/wiki/Shoah; consulté le 24.04.16.). Mais quel mot ambigu cette extermination, car c’est bien la vermine qu’on extermine, n’est-ce pas ? Dans le musée juif de Berlin, je n’ai pas vu le mot d’extermination employé : on parle bien plutôt de l’assassinat des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Désormais, c’est donc bien d’assassinat dont je parlerai en faisant mémoire de la Shoah, et plus jamais d’extermination, un mot qui porte encore l’écho de la voix des exterminateurs.

Mort méthodique et assassinat peuvent aller de pair : c’est ce que j’apprends dans le récit d’Abimélek, via le geste 69 fois répété du meurtre sur la même pierre. En lisant Juges 9, je fais mémoire des pierres où continue à ruisseler le sang multiple des peuples.

Dans l’histoire d’Abimélek, 69 frères laissent leur vie sur la pierre. Tout au long du chapitre, on parle de la mise à mort des 70 demi-frères, mais de fait 69 frères meurent corps et âme, et un seul, Yotam, garde le corps sauf. Si formellement, ils sont 69 tués, c’est toutefois juste de parler de 70 morts, car sans doute Yotam meurt-il à moitié ce jour-là… Toutefois, il se lèvera pour oser dire son point de vue sur ce qui se passe : ce sera notre 3ème lecture.

Voyons d’abord comment se termine l’histoire, tout à la fin du chapitre 9: elle se conclut avec la mention autre d’une pierre, une pierre qui tue, ou presque, vous allez le voir.

Lecture de Juges 9, 50-56

Et voilà l’autre pierre, une pierre encore, une pierre qui va servir à tuer, toujours. Mais pour stopper le roi tyran, agonisant, qui a cette réplique qui sonne presque risible à la fin d’un récit si dramatique : il ne veut pas qu’on raconte qu’une femme l’a tué, et demande donc à son serviteur de l’achever !

Oh oui, on en rirait de cette perception si ancienne de la honte et de l’honneur, si l’actualité ne nous avait pas si durement, ces derniers mois, rappelé combien elle est toujours présente. En effet, les hommes de Daesh redoute terriblement de mourir de la main des combattantes kurdes syriennes, car ils seraient alors victimes d’une mort ignominieuse, contraire à leur espérance. Et ces combattantes leur font peur, du coup !

On la voit cette scène finale : la population et les notables rassemblés sur les toits en terrasse de la tour, Abimélek s’approchant pour y mettre le feu, et depuis le haut, une femme, ses forces décuplées par la rage et la peur, vise juste et l’atteint d’une pierre sur le crâne. Dressée dans son geste et sa colère, elle me fait penser aux Genevoises héroïques renversant les marmites d’huile bouillante lors de l’Escalade !

Rejoignant le tempérament d’une Judith, d’une Déborah, d’une Esther, faut-il en faire une héroïne de cette femme à la pierre ? C’est compliqué et ambigu les héros. Capables de tout, d’aller jusqu’au bout, ils nous font peur autant qu’on les admire. Le poète William Butler Yeats a chanté les gradés irlandais condamnés à mort à la suite du soulèvement de Pâques 1916 à Dublin, mais il s’interroge ainsi à leur propos: «Nous connaissons leur rêve ; assez pour savoir qu’ils en sont morts. Et s’ils avaient perdu leur vie sous l’illusion d’un trop puissant amour ? […] Une beauté terrible vient de naître» (W. B. Yeats, Easter 1916 trad. Jean Briat; consulté le 24.04.16, cf. onglet "Liens").

Beauté terrible du martyre, qui fait aller trop loin, trop fort, au-delà des limites… Fascination qui fait peur. Mais cette femme à la pierre, dressée de toutes ses forces, ce qui peut la préserver de susciter l’exaltation et de devenir héroïne, c’est son anonymat. La mémoire collective a oublié son nom. Silhouette du passé, son visage flou permet que nous y mettions le nôtre, et le souvenir de nos heures de courage, ces heures où vous et moi, dans nos petits ou nos grand défis, nous aurons osé dire non, et stopper la mise à feu. Voilà notre inconnue saisie d’une «puissance énergumène», pourrait-on dire en utilisant l’expression étonnante d’un verset de la lettre aux Ephésiens 3,20 : «Gloire à celui qui peut faire, par la puissance qui agit en nous, infiniment au delà de tout ce que nous demandons ou pensons». Pour parler de cette puissance qui agit en nous, le grec dit «la puissance énergumène», la puissance divine qui fait parfois de nous des énergumènes capables d’aller au-delà des limites convenues et attendues, au-delà de tout ce que nous pouvons demander ou penser. Parce que cette femme n’a pas de nom, elle ouvre un espace de mémoire active où nous pouvons devenir avec elle porteurs de la puissance énergumène, celle qui permet de stopper la violence.

Si cette femme est anonyme, Yotam, lui, a un nom. Le dernier des 70 demi-frères d’Abimélek, le seul survivant de la pierre fratricide, va s’enfuir. Et parce qu’il fuit, il se dégage ainsi de l’obligation de la «beauté terrible» du martyr, du héros. Il s’en va se mettre à l’abri, à Béra, près de la future montagne de la Transfiguration. Mais avant de s’enfuir, après le couronnement d’Abimélek, ivre de douleur et de rage, il puise dans ses dernières forces pour crier aux habitants de Sichem sa version de l’histoire, sous forme de parabole. Nous l’écoutons à présent.

Lecture de Juges 9,7-20

Yotam, c’est le symbole de ceux qui paient pour les choix et les actions des autres. Bien sûr, sa vie est détruite par les 69 meurtres d’Abimélek et il ne lui reste que la fuite. Mais tout ce qui lui arrive, c’est aussi parce que son père, le bon, le pieux Gédéon, s’est un peu «tiré des flûtes». En effet, les Israélites avaient réclamé à Gédéon d’être leur chef, et de préparer sa succession au chapitre 8. Ils lui avaient dit : «Sois notre chef, et que ton fils et ton petit-fils te succèdent !». Mais Gédéon avait refusé répondant : «Non, je ne serai pas votre chef, et mon fils pas davantage. C’est le Seigneur qui sera votre chef». Bon gré mal gré, son refus clair va jouer un rôle dans la gabegie qui conduit à la prise de pouvoir d’Abimélek. On dira que Gédéon s’exprimait pieusement, certes, mais en attendant, c’est la gabegie qui en a résulté.
Alors Yotam dit son ras-le-bol. Et pas seulement contre Abimélek, le buisson d’épines qui va étouffer le peuple pendant trois ans. Il dit aussi son ras-le-bol devant tous ceux qui fuient leur responsabilité. En effet, l’olivier, le figuier et la vigne, ces trois symboles de la nourriture orientale, ont tous mieux à faire que de devenir chefs et assumer leur responsabilité. Gédéon, finalement, a fait comme eux, offrant une réponse passe-partout en quelque sorte : «C’est le Seigneur qui sera votre chef». C’est un peu comme certains protestants qui rêvent que le Seigneur soit le chef, plutôt que le Synode si humain de l’Eglise…
Mais rien ne sert de se tirer des flûtes, même si c’est pour le prétexte si joliment énoncé par la vigne: «Croyez-vous que je vais renoncer à produire du vin qui remplit de joie les dieux et les hommes pour me fatiguer à gouverner les autres arbres ?». On a mieux à faire, pour sûr, même sans avoir l’élégance du figuier, de l’olivier et de la vigne. Nous avons la plupart du temps juste envie de nous enfuir comme Yotam, loin des tensions et des conflits qui nous entourent. Et sans peut-être avoir eu seulement l’audace de parler avant! Comment retrouver un peu de paix, lorsqu’il ne nous reste qu’un cœur de fugitif ? On ne saura rien de plus de Yotam, après ce récit, unique fils rescapé de Gédéon. Aura-t-il pu, d’une manière ou d’une autre, se remémorer l’amour premier de notre Dieu Père au cœur de mère, et retrouver la sérénité porteuse de vie, par-delà la violence du massacre ? Nul ne le sait.
Si Yotam a pu un jour retrouver un peu de sérénité, je lui souhaite d’avoir murmuré une prière qui ressemble à ces mots de Shakespeare, dont nous avons fêté hier les 400 ans de la mort. Imaginons Yotam réfugié à Béra chantant cet extrait du sonnet 29: «En disgrâce auprès de la fortune et des yeux des hommes, je pleure tout seul sur ma destinée proscrite. Si, au milieu de ces pensées où je me méprise moi-même, je pense par hasard à toi – alors, comme l’alouette s’envolant au lever du jour de la sombre terre, ma vie chante un hymne, me tenant à la porte du ciel. Car le souvenir de ton amour si doux m’apporte une telle richesse qu’alors je dédaigne d’échanger mon statut avec celui des rois» (Extrait du sonnet 29 de W. Shakespeare, traduction française révisée par C. Clivaz sur la base de diverses traductions. Pour une version multimodale de ce sonnet en langue originale, cf. onglet "Liens").

Alors, frères et sœurs, bouleversés devant les massacres de ce monde, appliquons-nous donc à ressembler tantôt à notre héroïne anonyme, tantôt à Yotam, à temps et à contretemps, dans le discernement de l’Esprit. Que vous saisisse, à temps et à contretemps, la puissance énergumène qui vous fera d’un geste assuré stopper la violence. Que vous saisissiez, à temps et à contretemps, le souvenir de l’amour si doux qu’il vous fera vous sentir plus fortuné que les rois.

Amen.

Prière d’intercession
O Dieu notre Père, tu vois les pierres des hommes dressées pour rejoindre le ciel, menhirs des temps anciens, ou mégalithes de Stonehenge, visage de pierre de l’Ile de Pâques. Viens répondre à notre quête d’infini, et remplacer en nous nos cœurs de pierre par un cœur de chair. Fais de nos vies des stèles vivantes à ta gloire.

O Jésus-Christ notre Seigneur, toi qui as renversé les tables des marchands du Temple, et qui t’es fait rebelle jusqu’à mourir sur la croix, viens nous animer de la puissance énergumène, quand il est nécessaire de nous opposer à la violence du monde. Ouvre-nous au oui de la vie par la force du non de résistance.

O Saint-Esprit notre puissance, conduis-nous dans un abri paisible, et fais vivre en nous le souvenir de l’amour divin, qui nous rend plus fortunés que les rois.

O Dieu trois fois saint, accorde-nous un cœur serein dans la semaine qui s’ouvre, malgré la mémoire des larmes du passé, et l’incertitude du lendemain.
Amen.

Un sombre personnage qui prend le pouvoir en faisant tuer 69 personnes, la dénonciation en parabole de l’indifférence de tous, et une fin dramatique avec une héroïne anonyme qui assassine le méchant: voilà les pages fantastiques du livre des Juges au chapitre 9 ! Nous tâcherons d’en ressortir vivants, mais non pas indifférents. Ne serait-il en effet pas plus simple de fermer les oreilles à cette violence biblique et de refuser d’assumer notre vocation, comme la vigne qui dit : « Vais-je renoncer à ma douceur et à mon bon fruit, pour aller m’agiter au-dessus des arbres ? » (Jg 9, 13).

Détails

Avec la participation de
Hélène Fluhbacher et Rose-Marie Girschweiler
Orgue
Anne-Lise Vuilleumier-Luy
Musique
Chœur «Chantres», sous la direction de Rose-Marie Girschweiler, et Inès Brutsche, violon