Écouter le culte :
Amazing Grace… Negro Spiritual
Des chants comme celui-ci sont nés sur une terre étrangère.
Des hommes et des femmes, dont beaucoup venaient de la région d’Afrique que Noémie et Samuel vont bientôt rejoindre, des hommes et des femmes ont été arrachés à la terre de leurs ancêtres pour être emmenés de force sur une terre étrangère.
Là-bas, leur dignité a été bafouée. Ils ont été exploités, contraints de travailler jusqu’à épuisement. Sur leur dos, sur leurs pleurs, sur leurs labeurs et leurs souffrances, d’autres ont construit des fortunes, dont certains profitent encore, jusqu’en Suisse peut-être…
C’était il y a longtemps. Mais les cantiques de ces esclaves sont parvenus jusqu’à nous, et, aujourd’hui, c’est nous qui les chantons.
Nés dans les pleurs et les souffrances, ces cantiques ont permis à des hommes et des femmes de tenir le coup. Pour rester debout dans la vie, ils avaient besoin de chanter leur espérance. Ils montraient ainsi leur dignité humaine, convaincus que Dieu – lui ! – leur reconnaissait pleinement cette dignité.
Aujourd’hui, c’est nous qui chantons leurs cantiques, ou des Psaumes, ou d’autres chants de la Bible. Lorsque nous sommes comme esclaves d’une maladie, d’un deuil, d’une injustice, lorsque notre horizon est restreint par des contraintes qui nous emprisonnent, alors nous avons aussi besoin de chanter notre espérance et notre dignité, devant Dieu puisque – lui ! – nous accueille tels que nous sommes.
Etonnant, ce passage par le chant des esclaves pour saluer un départ sur la terre africaine ?
Pas tant que ça.
Par DM-échange et mission, les Eglises protestantes de Suisse sont héritières d’une dynamique missionnaire qui se veut contre-modèle au commerce triangulaire établis par les puissants d’autrefois, d’ici et de là-bas. Ne nous leurrons pas, il n’y a pas eu que des victimes sur la terre africaine.
Mais contre-modèle, il y a eu : « Si des Européens sont venus arracher les vôtres à la terre de vos ancêtres, nous essayons, nous, de venir y vivre avec vous. »
Les missionnaires des 19e et 20e siècles prenaient le temps d’apprendre la langue, les proverbes, les légendes des gens avec lesquels ils vivaient. Ils s’intéressaient à leurs cultures, à leurs traditions, à leurs ; ils apprenaient à utiliser leurs plantes médicinales.
Plus souvent qu’on ne le pense, ils étaient de leur côté, pour résister avec eux aux abus des pouvoirs coloniaux.
En 1827, la Baslermission (Mission de Bâle) donnait cette instruction aux missionnaires envoyés en Afrique :
« A ces gens maltraités vous êtes redevables d’une patience inépuisable et d’un amour bienveillant, dépassant toute mesure infligée à leur peuple des siècles durant, par corruption avide des Européens et cruauté sans pareil. »
En 1930, un haut responsable de l’Administration coloniale française disait au Directeur de la Société des missions de Paris :
« Ce que nous voulons, ce sont des indigènes, préparés à être de la main d’œuvre. Vous, missionnaires protestants, vous en faites des hommes. »
C’est de cette tradition missionnaire dont nous sommes héritiers aujourd’hui, bien éloignés des caricatures de Tintin au Congo, et bien proches de la spiritualité des esclaves Amazing Grace…
Au nom de l’Evangile, travailler ensemble à respecter la dignité de toute personne sur cette terre. Pour cela, les Eglises proposent des occasions d’apprentissage de la diversité des cultures et traditions humaines.
Dans le cadre de la Cevaa – Communauté d’Eglises en mission, les Eglises organisent des échanges pour permettre à quelques-uns de leurs membres de se coltiner au quotidien le fait d’être étrangers quelque part.
Mon collègue Innocent Akoussah qui nous écoute à Lomé, et avec lequel nous prierons tout à l’heure, a passé récemment quelques mois en Suisse, étudiant à l’Institut œcuménique de Bossey, près de Genève.
Innocent a été associé au travail d’animation dans les paroisses de DM-échange et mission : il a perçu le défi de parler ici de ce qui se passe ailleurs.
Innocent a rencontré des étudiants en théologie passionnés par leurs études, et qui se réjouissent de commencer bientôt un stage pastoral Dans quelques mois, 17 personnes commenceront un stage dans l’Eglise vaudoise ; il y a rarement eu autant de candidats.
Innocent a été ému aussi de découvrir que des personnes âgées ne peuvent plus rester dans leur famille et doivent être placées en EMS.
Avoir été étranger en Suisse quelques mois va marquer longtemps mon collègue Innocent.
Dans quelques jours au Togo, il fera partir des gens qui accueilleront Noémie et Samuel. A vous deux maintenant d’aller vivre cette expérience d’être étrangers au Togo.
Ils s’en réjouissent, je le sais. Mais il y a aussi en eux ce que j’appelle le syndrome du "glups". Je ne suis pas sûr que ce syndrome du "glups" soit médicalement reconnu. Mais je suis sûr que beaucoup d’entre vous en ont déjà souffert.
Vous savez ce « Glups… cette fois, c’est vraiment vrai qu’on va partir, et partir vers l’inconnu… »
Ce syndrome, des parents le connaissent parfois : « Glups… c’est vraiment vrai qu’ils vont être si loin pendant quelques mois… qu’est-ce qui va se passer pour eux là-bas… »
Mais, il n’est pas indispensable de partir à l’étranger pour souffrir du "glups"…
Au moment d’un déménagement, d’un changement de travail, ou pire, lorsqu’on est brusquement confronté à une situation nouvelle (accident, maladie, entrée en EMS, deuil…) : le "glups" est bien là…
Quelque chose se noue en nous : « Glups, de quoi mon avenir sera fait… ? »
On peut se laisser enfermer dans le "glups" ; mais alors tout, en nous et autour de nous, devient angoisse : le "glups" à la gorge, le "glups" à l’estomac, le "glups" face à l’étranger qui me fait peur… D’autres manifestations sont encore possibles de ce syndrome en fait très courant.
Que faire alors pour se soigner ?
On peut se mettre à l’école des Sages de la Bible.
Il y a quelques semaines, je me suis réjoui du choix de Noémie et Samuel d’entendre aujourd’hui une parole de l’Ecclésiaste :
« Les humains ne savent même pas s’ils connaîtront l’amour ou la haine. Ils ne peuvent rien prévoir. La condition humaine est la même pour tous. »
Alors ?
« Alors, mange ton pain avec plaisir et bois ton vin d’un cœur joyeux… Mets des vêtements de fête, n’oublie pas de parfumer ton visage. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes… avec l’homme que tu aimes… »
Autrement dit, sois vivant, tant qu’il y a de la vie en toi et autour de toi. Sois vivant, et réjouis-toi des bienfaits du Seigneur… Et le Sage d’ajouter : « Vis cela, chaque jour de la brève existence que Dieu t’accorde sur la terre… »
Lucidité sur la fragilité de la condition humaine : oui !
Mais cette lucidité ne va pas vers un "glups" enfermant et angoissé…
Cette lucidité s’ouvre à la confiance : toi, sois vivant aussi longtemps qu’il y a de la vie en toi et autour de toi ! Car le "glups" de la mort viendra bien assez tôt.
En 1990, au moment de la naissance de notre 4e enfant, nous habitions Lausanne, heureux de notre dynamique familiale et de nos nombreuses activités.
A cette époque, nous avions des contacts réguliers avec des jeunes tamouls : des jeunes gens qui avaient été contraints de prendre le chemin douloureux de l’exil ; ils n’avaient guère de nouvelles de leur famille ; ils découvraient la précarité de leur condition de requérants d’asile en Suisse.
Devant eux, nous étions presque gênés de notre joie familiale. L’un d’eux avait perçu cette gêne et nous avait dit : « Mais cela nous fait du bien de vous voir heureux, cela nous aide à vivre aussi… »
Ces jeunes tamouls ont été pour moi des sages qui m’ont aidé à comprendre le Sage de la Bible : « Ne te laisse pas enfermer dans tous les "glups" de l’existence, mais sois vivant tant qu’il y a de la vie en toi et autour de toi. »
A la lumière de ce conseil, j’ai relu la parabole de Jésus qu’Alice nous a lue tout à l’heure.
Le mystère de la présence de Dieu se donne à nous comme une graine. Une graine qui peut arriver dans toutes sortes de terreaux.
Il y en a, en nous et autour de nous, des "glups" qui peuvent empêcher cette graine de germer, de prendre racine, de s’épanouir et porter du fruit.
Les "glups" de nos sécheresses personnelles ou communautaires, les "glups" de toutes ces injustices dont les humains sont capables, les "glups" de nos maladies, de nos conflits, de nos tensions... ou des tremblements de terre… Jésus a évoqué ces "glups" comme des terreaux difficiles où la graine ne peut porter du fruit.
Mais là où elle est accueillie, cette graine porte du fruit et du fruit en abondance : « 30 pour un, 60 pour un, 100 pour un ! »
Pour grandir dans le monde, le mystère de la présence de Dieu n’a pas besoin de nos "glups" ; il a besoin de notre confiance, de notre communion, de notre solidarité.
Au nom de l’Evangile, travailler ensemble à respecter la dignité de toute personne sur cette terre. Pour cela, les Eglises proposent des occasions d’apprendre à vivre en tant qu’étrangers quelque part.
Pour nous, et en notre nom, Noémie et Samuel vont devenir à la fois apprentis et formateurs.
Apprendre ensemble à être vivants, même dans un pays inconnu : il y a là-bas plein de gens qui ne vous ont pas attendu pour vivre déjà ! Certes, vous aurez quelques crises de "glups" ; plusieurs ici en auront aussi. Nous consulterons alors l’Ecclésiaste et d’autres sages.
Ensemble, avec nos différences et, parfois, nos désaccords, apprenons à respecter la dignité des autres comme Jésus l’a fait, avec passion !
Qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende !
Etre vivants, et accepter que nos "glups" soient bousculés par une Parole de vie qui vient nous ouvrir à des horizons nouveaux, à des solidarités nouvelles.
Oh, comme j’aimerais entendre des responsables de la politique ou de l’économie mondiale dire aux Eglises :
« Ce que nous voulons ce sont des gens préparés à être de la main-d’œuvre docile, des consommateurs soumis, des étudiants formatés, des citoyens qui votent pour nous. Et vous, les Eglises vous en faites des humains heureux de vivre et de respecter la dignité des autres ! »
Alors ensemble, faisons place au mystère de la présence de Dieu qui va grandir dans le monde. Et continuons à dire :
Mon âme, bénis le Seigneur et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom.
Mon âme, bénis le Seigneur et n’oublie aucun de ses bienfaits.
Amen.