C’est cette question qui nous est survenue, qui nous a aiguillonnés, mis en marche et qui nous accompagne, un groupe de jeunes, mon ami le chanoine Jean-Michel Girard, curé d’Orsières et moi-même.
Et chemin faisant, la présence aimable – la grâce peut-être – de cette question nous a déjà conduits auprès de bien des personnages : des vedettes qui vendent leur image à la publicité. Scrat, l’écureuil de l’Age de glace, Zachée le douanier de Jéricho et aussi, cet homme dont nous a parlé la parabole que nous avons entendue tout à l’heure. Cet homme riche dont les terres avaient tellement rapporté qu’il avait décidé d’agrandir granges et greniers pour y serrer tous ses biens et s’installer durablement dans l’aisance, la fête et le bonheur.
Ce qui nous a frappes en rencontrant et en écoutant ce personnage, c’est qu’après avoir débattu en lui-même de la meilleure façon d’entreposer l’abondance de ses récoltes, il se met à s’adresser à un interlocuteur pour le moins inattendu. Il dit, cet homme – et c’est littéral : « Alors, je dirai à mon souffle : Souffle, tu as beaucoup de bien en dépôt pour des années nombreuses. Repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ! »
Et moi, je suis impressionné : c’est à son souffle que cet homme s’adresse ! A cette part de nous-mêmes qui vient avant les battements de notre cœur, avant la respiration de nos poumons, avant l’activité de notre cerveau, cette part de nous-mêmes qui nous est aussi impalpable, insaisissable que le vent, cette part de nous-mêmes qui est au commencement de nous, qui nous porte en avant, notre souffle de vie.
« Souffle, tu as beaucoup de bien en dépôt pour des années nombreuses. Repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ! » Notre homme parle à son souffle qui est le signe de sa vie, il parle à son souffle de vie. Et il lui parle en maître, comme ayant tout pouvoir sur lui, décidant de la nature de son bonheur – « repose-toi, mange, bois, réjouis-toi » – et lui en assurant la durée : « pour des années nombreuses ! »
Mais si, à présent, cet homme était notre miroir ? Le reflet de nous lorsque nous sommes dans l’abondance, dans la puissance de l’abondance ? Parce qu’enfin : étant dans l’abondance, dans la puissance de l’abondance, ne nous pensons-nous pas comme les seuls artisans de notre prospérité ? que nous ne la devons qu’à la seule force de notre bras ? Et ne nous éprouvons-nous pas comme étant à nous-mêmes notre propre origine ? que notre souffle de vie nous ne le devons qu’à nous-mêmes, que nous en sommes les maîtres, ayant tout pouvoir sur lui, sachant pour lui ce qui lui est bon, ce qui fait son bonheur et le lui assurant pour des « années nombreuses » ?
« Souffle, tu as beaucoup de bien en dépôt pour des années nombreuses. Repose-toi, mange, bois, réjouis-toi ! » C’est l’évangile de l’abondance, de la puissance de l’abondance. L’évangile de nos roues de la Fortune, de nos placements – miracles, de nos mats de cocagne, l’évangile de nos lotos, totos, tribolos et autres loteries à numéros, l’évangile de nos supermarchés aux luxuriants étalages, de nos spots TV aux images de rêve, aux corps toujours jeunes, toujours sains, toujours beaux. A nous, les jackpots, les nuits sans souci, les tables bien garnies, les ivresses, l’enchantement des espaces, l’émerveillement des îles ! A nous les fontaines de jouvence ! A nous les fêtes, le bonheur pour des années nombreuses ! C’est comme je vous vois, chère Madame, c’est garanti sur facture !
Seulement voilà ! Se reposer, manger, boire, faire la fête – tous les sportifs vous le diront – ça essouffle, ça étouffe ce souffle de vie qui nous porte : vous voici encombré, avachi, affadi, saturé, engourdi. Vous ne cherchez plus, vous n’inventez plus, vous ne créez plus, mais vous zappez, vous surfez et vous piquez des crises quand ce bonheur programmé se fait attendre.
Mais maintenant, la parabole continue et voici qu’il nous est dit : « Insensé ! C’est cette nuit que ton souffle te sera redemandé. Ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ? »
Dur, dur… ! Parole dure, mais d’amour peut-être maintenant que je choisis d’écouter avec vous. Et voici ce que moi j’entends de cette parole : C’est vrai, vous disposez de pouvoirs immenses et la puissance de vos abondances vous permet de leur en ajouter, sans cesse, de plus grands encore. Mais ne vous font-ils pas perdre le sens ? Ne nous font-ils pas déraisonner lorsque, éblouis par leur magie, vous vous croyez, vous vous prétendez être à vous–mêmes votre propre origine, que votre souffle de vie vous ne le devez qu’à vous-mêmes, que vous en êtes les maîtres, ayant sur lui tout pouvoir, tout pouvoir de bonheur pour des années nombreuses ?
Allons ! Cessez de vous leurrer ! Cessez de rêver ? Revenez sur terre ! Et reconnaissez, enfin, que comme l’air que vos poumons aspirent et expirent, votre souffle de vie, malgré tous vos pouvoirs, ne vient pas du dedans de vous, mais du dehors de vous, d’un ailleurs, d’un Autre que vous, qui est plus grand que vous, qui est avant vous, de ce Dieu qui, lui, en assure la durée et à qui, un jour, il faut que vous le remettiez, parce que c’est lui qui vous l’a donné.
Et Jésus, en sa parabole, de nous exhorter : « Que votre souffle soit riche pour Dieu », qu’il soit riche, abondant envers ce Dieu dont c’est l’amour pour vous de mettre en vous, gratuitement, généreusement, abondamment un souffle de vie.
Et parce qu’il vient de ce Dieu qui vous aime, parce qu’il est de son amour pour vous et que le propre, le pouvoir de cet amour, c’est de se donner pour donner la vie, que votre souffle de vie se donne, qu’il soit riche, abondant pour faire de la vie.
Tous les sportifs vous le diront : c’est quand vous donnez de tout votre souffle que la course est rapide, le saut superbe, l’exploit magnifique. Et plus vous donnez du souffle, plus vous prenez votre essor, plus vous gagnez en puissance, plus vous êtes porté en avant, plus vous êtes vivifié par un souffle toujours plus ample, toujours plus dense, inépuisable, comme si tout ce souffle dépensé en suscitait toujours davantage par le seul fait d’être dépensé.
Que votre souffle de vie, donc, soit riche envers Dieu, qu’il soit riche, abondant partout où Dieu vous attend, partout où il vous donne rendez-vous, auprès de tous vos frères en humanité. Et que chacun le dépense sans compter – comme c’est sans compter qu’il lui est accordé – qu’il le dépense sans compter en paroles qui encouragent, en gestes qui font du bien et qui aident à vivre. Chacun pour chacun.
Maintenant, me direz-vous, et le bonheur dans tout ça ? J’y viens, j’y arrive, écoutez : Quand, par le sentier, vous montez de Plex à L’Au d’Arbignon sous les dents de Morcles, juste après une vire et juste avant de franchir le torrent de l’Aboyeu, à 1’300 mètres d’altitude, à l’ombre d’un grand rocher et, par une fente, jaillissant de lui, vous découvrez, émerveillé, une source. On l’appelle la Fontaine à Moïse et depuis des temps et des temps, elle coule.
Elle coule pour le brin d’herbe et pour le sapin aux barbes de lichen. Elle coule pour l’oiseau furtif et pour le renard en maraude. Elle coule pour le chamois et pour le troupeau au pâturage. Elle coule pour les hommes au chalet, dans la plaine et pour le randonneur. Pour tous les êtres, la nuit, le jour, elle coule.
C’est comme ça, une source : c’est dans l’ombre du rocher ou sous le tapis de mousse, dans l’obscur, le cache, le secret et ça coule. Pour quiconque a soif et demande à être désaltéré, ça s’offre, ça se donne. Comme si, mon Dieu, c’était la chose la plus naturelle qui soit. Comme si, mon Dieu, c’était là tout ce qu’on a à faire, tout ce qu’on doit faire, tout ce qu’il faut faire.
Dans une de mes précédentes paroisses, à quelque temps de sa mort, une paroissienne m’avait demandé de venir. Je m’étais rendu auprès d’elle et elle m’avait fait le récit de sa vie, simplement, un peu comme pour la rassembler et la confier, avec ses ombres et ses lumières, à un témoin ami et, peut-être aussi, comme pour déchiffrer dans le miroir d’un visage tourné vers elle, le sens de tout ce qui avait été vécu.
« Vous avez beaucoup donné », lui dis-je, lorsqu’elle eut achevé son récit. Et elle, de me répondre : « Je n’ai rien fait. J’ai aimé donner. » Nos joueurs de cor des Alpes soufflent dans leurs cors. Ils donnent de leur souffle. Mais en donnant de leur souffle, c’est de leur souffle de vie qu’ils donnent. Et leur souffle de vie passé en musique, en ravissement, en bonheur pour ceux qui les écoutent.
Ainsi en a-t-il été de ma paroissienne qui aimait donner. Ainsi en est-il de la source qui désaltère, de chacun de nous lorsque nous nous donnons de tout notre cœur, de tout notre souffle. Et peut-être bien alors, que le bonheur de celui qui reçoit revient à celui qui se donne en bonheur de donner du bonheur. C’est la grâce que je nous souhaite, à vous et à moi pour des années nombreuses.
Amen !