Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur !

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C'était par un beau jour de congé. J'étais parti à pied de Vernayaz, à la sortie des gorges du Trient, empruntant une route peu connue, aux allures de chemin, par laquelle jadis, les diligences joignaient la vallée du Rhône à Chamonix dans la Vallée de l'Arve.
Parcourant cette route, j'avais après quelques rudes montées, atteint Finhaut ayant traversé Salvan, les Marécottes, le Trétien et longé à bonne altitude Le Trient qui route tout au pied de formidables falaises. Il était trois heures de l'après-midi lorsque je m'attablai à la terrasse d'un café pour étancher ma soif. Au clocher de l'église, les trois coups sonnés, les cloches se mirent à chanter la musique de "L'Auvergnat" de Georges Brassens.
Émerveillé, je questionnai un vieil homme, lui aussi attablé et qui me regardait, ravi de mon ravissement : "Je suis déjà venu à Finhaut", lui dis-je, "mais c'est la première fois que j'entends ce carillon. Depuis quand existe-t-il ?" Alors, le vieil homme, s'étant approché, me raconta. Boulanger de Finhaut, maintenant à la retraite, il avait - comme on dit - bien fait ses affaires. Et comme il ne laissait pas de descendants, il avait décidé d'offrir ce carillon à son village. "Dix-huit cloches, me fut-il précisé, avec toute la machine pour les faire sonner !"
Il était quatre heures quand je repris la route des diligences en direction de Giétroz. Les quatre coups frappés, les cloches se remirent à chanter. Tout de suite, je reconnus "Mon beau Valais".
Voilà le produit de son travail, de ses fatigues, de ses peines, cet homme le faisait passer en musique pour les gens de son village. Et moi, m'éloignant, je ressentais en mon être ce tressaillement puissant et rare qui signale que la joie est venue.

Puissance ! Puissance de la joie qui fait battre nos cœurs, briller nos yeux, chanter nos paroles, danser nos pas, tournoyer nos corps ! Puissance de la joie qui nous ensoleille, nous vivifie, nous émerveille ! Puissance de la joie qui désembue les horizons, entonne la louange, inscrit la grâce en toute pesanteur ! Puissance de la joie qui nous dévoile, nous fait toucher aux bords d'un nouveau monde !
Puissance, puissance de la joie ! Mais insensé celui qui s'imagine s'en faire le maître et s'en saisir. Le voici semblable à cet homme riche que la parabole nous a raconté. Cet homme riche qui ne sait plus où serrer ses récoltes tellement ses terres lui ont rapporté et qui entreprend de démolir ses granges et greniers pour en construire de plus grands, cet homme riche, si riche qu'il parle en souverain, décidant de sa joie même et de sa durée : "C'est des biens pour des années nombreuses, qu'il se dit, repose-toi, mon ami, mange, bois, réjouis-toi !" C'est fou, on croirait nous entendre : "On a bien assez bossé, à nous le farniente, et boire, manger, dormir : on va prendre son pied !" Insensé, qui s'y laisse prendre ! Insensé, qui confond le plaisir de consommer avec la joie ! Insensé qui s'apprête à passer, qui passe à côté de ce que tout son être désire vraiment !

Car la joie, elle ne s'achète pas. Tu ne l'obtiendras ni en multipack à l'étalage, ni en lingots dans les coffres, et pas davantage au supermarché des farces et attrapes. La joie, elle ne se fabrique pas non plus ! Et tu ne la produiras ni en concoctant des ambiances enfumées ni en chauffant les foules jusqu'au délire.
La joie, elle te précède, elle est déjà là, déjà là où tu l'attends le moins. Elle est dans le calme d'un soir d'été, dans la trille de l'alouette très haut dans le ciel, dans la poussière brillante du sentier. Elle est dans les branches du grand arbre, dans les gouttes qui perlent sur les fils de la toile d'araignée, dans le bleu des gentianes au bord de tes pas, dans l'espace qui s'ouvre quand tu atteins le col.
La joie, elle est dans l'approche de l'ami, dans l'œuvre que tu achèves, dans la chaleur de la tablée, dans le carillon qui salue ta venue. Elle est dans le sourire ou la chanson d'un enfant, dans l'éclair blanc du poisson, dans le bond du chevreuil, dans le bourdonnement des abeilles, dans la senteur de la terre tout juste après l'orage.
La joie, elle est dans le lait qu'on coule en sa robe d'opale, dans le pain qu'on sort tout craquant du four, dans le vin qu'on élève au soleil, dans la main qui se joint à la tienne. La joie, elle t'a précédé, elle t'attend, déjà là offerte, donnée en la simplicité du monde et des êtres. Il n'est pour toi qu'être attentif et l'accueillir, la recevoir et l'offrir à ton tour.

Parce que la joie, c'est comme le souffle qui te fait vivre, ce souffle que tu reçois lorsque tu l'inspires, que jamais tu ne retiens sous peine de t'étouffer et de mourir, mais que tu re-donnes lorsque tu l'expires et alors, tu vis. Tous les sportifs savent cela : c'est quand on donne tout son souffle que la course est rapide, le saut superbe, l'exploit magnifique. Et plus tu donnes ton souffle, plus tu prends ton essor, plus tu gagnes en puissance, plus tu te portes en avant, plus te voici vivifié par un souffle toujours plus ample, toujours plus dense, inépuisable, comme si tout ce souffle dépensé en suscitait encore plus par le seul fait d'être dépensé.
Tout pareillement la joie. Donne, re-donne la joie reçue. Partage la aussi simplement qu'elle t'est offerte : c'est de la sorte que tu t'augmentes. Car, moi, je me souviens : tandis que je parlais avec le boulanger de Finhaut, je le voyais se réjouir. Et le miroir de son visage me renvoyait ma joie que je lui donnais, mais enrichie, augmentée de la sienne. Et c'est comme une fontaine ! C'est comme une fontaine à laquelle tu bois, tu viens boire. Plus tu viens y boire, plus elle coule, plus elle est abondante.

Écoute l'histoire : c'était un homme qui était fatigué de pleurer. Il regarda autour de lui et, voyant que la joie était là, il étendit la main et voulait la prendre. C'était une fleur. Il la cueillit et la serra en ses doigts, mais la fleur s'étiola, perdit ses pétales, se dessécha. C'était un rayon de soleil. Il leva les yeux pour le capter et se remplir de sa lumière, mais un nuage survint devant et le rayon s'éteignit. C'était une guitare : il la caressa de ses doigts pour se faire de la musique, elle grinça.
Ce soir-là, en rentrant à la maison, cet homme pleurait encore. Le lendemain, ayant réfléchi en lui-même, cet homme recommença. Sur le chemin, un petit enfant gémissait. L'homme cueillit une fleur et la lui donna. Et le parfum de cette fleur l'embauma lui aussi. Une pauvre femme grelottait sous ses haillons. Il la conduisit au soleil et lui aussi, fut réchauffé. Un groupe de jeunes chantait. De sa guitare, l'homme les accompagna. Et la musique l'enchanta, lui aussi.
Ce soir-là, en rentrant chez lui, cet homme souriait. Il ne le savait pas, mais il était devenu riche, très riche. En Dieu.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Musique
L'Echo du Boet du Fenalet s/Bex et le Groupe des Cuivres de Solalex