Pain céleste ou pain perdu?

Culte de la mi-été à Solalex, 11 août 2024, avec le pasteur Sylvain Corbaz (©Matthias Wirz)

Écouter le culte :

En relisant l’évangile de Jean, je me disais que Jésus se trouve dans une posture assez spéciale. Ça me rappelle une scène de ma vie quotidienne : « Allez papa, juste encore une fois ! Allez, juste encore une acrobatie, prends-moi sur tes épaules ! Allez, encore juste une page, c'est pas encore l'heure de dormir ! Allez papa, encore juste une vidéo ! Allez papa, encore juste un câlin avant de fermer les yeux ! »

Celles et ceux qui sont parents ou grands-parents voient certainement de quoi je parle... Cette insatisfaction insistante mélangé à la candeur de l'enfance. Et peu importe le nombre d'acrobaties, le nombre de pages, le nombre de vidéos ou de câlins, il y aura la demande. Et quand on est fatigué, qu'est-ce que ça peut nous agacer ! Et en même temps, si on est honnête deux minutes, nous aussi, les adultes, on vit ce tiraillement. « Allez, encore juste une page et après j'éteins... » !

Je me dis que c'est un peu ce à quoi Jésus est confronté. Voilà Jésus qui, dans l'évangile selon Jean, a été annoncé, baptisé, a changé de l'eau en vin, mit sens dessus-dessous les étals des marchands au temple, a prêché à Jérusalem, puis là, il vient de multiplier les pains, et voilà qu’on lui dit : « Euh, ouais ouais, alors c'est tip top nickel tout ça, mais euh... y a pas encore moyen d'avoir juste un p’tit signe, monsieur Jésus ? Allez... juste un tout p’tit... pour la route ! ».

Alors voici Jésus face à la rude tâche de remettre son auditoire face à ce qui est essentiel. Retour à l’essentiel… face à la continuelle insatisfaction de son auditoire. Retour à l’essentiel… comme une invitation à reprendre une éthique de vie ensemble depuis la base. Retour à l’essentiel… quel meilleur endroit pour s’y atteler qu’au pied du mur de l’Argentine, ici à Solalex ?

Alors revenons-y, à cet échange entre Jésus et ses contemporains, relaté dans l’évangile selon Jean. En réalité, je vous faire une confession : tout ce chapitre 6, c’est pour moi un peu comme une randonnée. Le sommet, on y est ! Le voici : « Le pain qui donne la vie, c’est moi. Si quelqu’un vient à moi, il n’aura jamais faim. S’il croit en moi, il n’aura jamais soif. »

Tout le reste de ce qu'on a entendu tout à l’heure, c'est le débriefing, prudent, de la redescente depuis le sommet. Le débriefing où on se rappelle : « Attends voir, on était passé par là avant ou bien ? » « Pas sûr, je sors la carte. » Mais aussi, « ouais ouais, on a bien débriefé, on peut avancer ? » Face à son auditoire, auquel nous nous joignons ce matin, Jésus sera notre guide patient pour éviter que l’on s’égare.

En effet, le « Moi, je suis » du verset 35 n'est pas le point de départ mais le point culminant. Avant le sommet, il y avait le départ de la randonnée. Dans notre texte, c’est le récit de la multiplication des pains et des poissons. Par la suite, les disciples traversent le lac de nuit en barque, et Jésus les rejoint en marchant sur l’eau. C’est là, à Capharnaüm, de l’autre côté du lac, que la foule rejoint Jésus et ses disciples. Et c’est «la foule», désignée comme un personnage à part entière, qui dialogue avec le Christ.

Ce matin, c'est donc la deuxième partie de la randonnée que je vous propose. Cette déclaration en « Moi, je suis », c’est la première de sept de l'évangile selon Jean. Sept paroles qui trouvent leur origine dans l'épisode du buisson ardent (Exode 3, parole adressée à Moïse : « Je suis celui qui est ».)

Ces sept paroles manifestent l’importance forte donnée au Christ dans l’évangile selon Jean et déclinent ce à quoi aspirent les humains pour la vie en plénitude. Jésus de Nazareth prend donc délibérément sur lui le contenu de la parole « Je suis », en la mettant en pratique concrètement. En faisant cela, il ne répond à aucune définition de divinité reconnue !

Revenons à la quête de plénitude des humains. Celle-ci trouve sa réponse dans Jean dans ces « Je suis » de Jésus. En Jésus, reconnu comme Christ, l'offre de vie éternelle et en plénitude devient événement « ici et maintenant », et son seul requis est la foi, comme Jésus l’explique juste avant le texte que nous avons entendu.

L’affirmation « Moi, je suis le pain de vie », c’est le sommet, donc, condensé de toutes les différentes affirmations théologiques formulées jusque-là. Et ce chemin de redescente qui est commenté en trois passages, comme trois segments de route sur la descente de la montagne (v. 36-40, v. 41-46, v. 47-51). Ce chemin est constellé de plusieurs références à d’autres textes de la Bible, le plus célèbre d’entre eux étant le don de la manne dans le désert du Sinaï – manne qui est don de Dieu, don venu du ciel.

 

Première partie de la descente.

Tout d’abord, on entend la réponse humaine à l'initiative de Dieu : seul celui qui voit dans le miracle de la multiplication des pains un signe renvoyant à Jésus en tant que Christ croit. Et ce croire, cette manière de venir à Jésus, c’est un don de Dieu s'adressant à toutes et tous.

En fait, ces paroles servent à clarifier l'identité du donneur de ce pain véritable. Jésus se révèle être à la fois donateur et don, et c’est à travers la relation avec Jésus que le croyant trouve la vie en plénitude à laquelle chacun·e aspire. Et au centre de cette affirmation, il y a l’incarnation : Dieu fait humain. Cela signifie que Jésus incarne la réalité de Dieu qui sauve au sein de l'humanité.

Premier trésor trouvé sur le chemin : Jésus est donateur et don de cet essentiel, ce pain qui donne la vie.

 

Deuxième partie de la descente.

Tout à coup, alors que jusque-là, l’interlocuteur de Jésus était « la foule », ce sont maintenant « les Juifs » qui s’y substituent, et ils sont caractérisés par leurs murmures (comme dans l'épisode de la manne en Exode 16).

L’interlocuteur change et le sujet de la discussion se déplace. Avant nous parlions de salut, de comment être sauvé, maintenant la discussion se concentre plus intensément sur la question de l’identité du Christ. Pour les Juifs interlocuteurs de Jésus, l’incarnation de Dieu dans l’humanité est un scandale. « Cet homme-là, c’est Jésus, le fils de Joseph ! Nous connaissons son père et sa mère ! Comment est-ce qu’il peut dire maintenant : ‘Je suis descendu du ciel’ ? »

La réponse de Jésus se concentre, néanmoins, sur l'attitude incrédule de ses interlocuteurs, il explique la fin de l'élection à la grâce de Dieu. Cela signifie que, grâce à Jésus et grâce à sa présence dans le monde, l’humanité dans sa totalité est sauvée et pardonnée, sans condition et sans possibilité de revenir en arrière. 

Deuxième trésor trouvé sur le chemin : cet essentiel, ce pain qui donne la vie, c’est désormais un lien avec Dieu, pour quiconque, en tout temps et en toute circonstance.

 

Troisième partie de la descente.

On entend comme une répétition, mais ce « Je suis » est accompagné cette fois d'une référence explicite à l’épisode de la manne : « Dans le désert, vos ancêtres ont mangé la manne et ils sont morts. Mais si quelqu’un mange le pain descendu du ciel, il ne mourra pas. » Jésus fait un parallèle entre l'élection des Pères (qui sont quand même morts en consommant la manne) et l'invitation large qu’il fait à celles et ceux qui l’écoutent.

Le « Je suis » de ce chapitre 6 permet d'unir le concept de Dieu dans le monde et de pain de vie, jusque-là toujours mentionnés séparément. Le produit de toute cette discussion accouche en une nouvelle expression : « Moi, je suis le pain vivant descendu du ciel ». Alors « le pain qui donne la vie » devient « le pain vivant », et ce pain vivant permet d’évoquer ensuite la mort du Christ.

Le don de la vie prend alors une autre dimension lorsqu'elle est lue à la lumière de la croix. On lit la multiplicité des manières d'être en relation avec Jésus, ce Jésus qui n'est plus seulement révélateur ou agitateur, mais bien Dieu dans le monde. C'est ainsi l'échéance prochaine de sa mort qui est soulignée, ainsi que le potentiel que cette mort recèle.

Troisième trésor trouvé sur le chemin : le pain qui donne la vie devient pain vivant lorsqu’il est partagé à la lumière de la résurrection.

 

Et nous y voilà, nous sommes au pied de la montagne, avec trois trésors trouvés sur le chemin. Comme les disciples, pas sûrs d’avoir tout compris, je vous propose un bivouac. Sortons du pain et du fromage. Buvons une lampée d’eau claire.

Le pain, c’est un héritage culturel. C’est la nourriture de base, essentielle, simple, commune pour notre culture. Sous d’autres latitudes, on aurait pu entendre « je suis le riz » ou « je suis le mil ».

Le pain, c’est évidemment le symbole de la nourriture essentielle, la nourriture de base. S’il est vrai que « l’homme ne vit pas seulement de pain », le pain est au centre du sacrement eucharistique, mais également de la prière enseignée par le Christ avec sa demande : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour ».

Il faut dire que le pain ne pousse pas sur les arbres, et il ne se sème pas. C’est le fruit d’un travail. Nourriture née de l’attente, tout comme Jésus est « travail » du Père, qui mène à la résurrection. Alors cet essentiel, le pain de vie, c’est un lien avec Dieu. Jésus est donc comme le lieu de rencontre et de lien vivant entre Dieu et les humains. Il est le messager, le porteur de la vie, le vivant. Le pain vivant qui descend du ciel.

Aucun moyen de se tromper, alors ! C’est clair comme de l’eau de source ! Ou bien peut-être que non… Peut-être le savez-vous, durant les premiers siècles de vie du christianisme, il y avait plusieurs courants théologiques très différents qui, aujourd’hui ne subsistent plus.

Certaines communautés, dont l’évangile de référence était l’évangile selon Jean, avaient une autre lecture de ces paroles. En effet, à force de privilégier l'origine céleste de Jésus et sa gloire, certains chrétiens en venaient à faire diminuer la dimension humaine du Christ.

Parmi les témoignages qu’on a de ces disputes théologiques, il y a dans nos Bibles une lettre écrite à une communauté qui, elle aussi, est fortement liée à la tradition de l’évangile selon Jean.

(Lecture de 1 Jean 4,11-21.)

Ce fameux chapitre de la première lettre de Jean raconte bien quelque chose de l’amour de Dieu pour ses enfants. Un amour qui a été manifesté en Jésus-Christ. L’auteur de la lettre répète cette expression : « amis très chers ». Le texte en grec est plus affectueux, nous pourrions plutôt traduire cette expression par « bien-aimés », ce qui donne un autre ton à la lettre.

C’est une lettre d’amour, d’amour « agapé », donc d’amour fraternel. Mais c’est aussi une lettre qui parle d’amour d’un autre ordre. L’amour de Dieu pour les êtres humains. Cet amour qui nous précède, comme l’amour des parents qui préparent l’arrivée de leur bébé. Le bébé vit dans le ventre de la maman mais n’a pas encore son indépendance physique. Et pourtant, ses parents l’aiment déjà. Et cet amour de Dieu qui précède notre venue au monde est tellement important pour l’auteur de la lettre qu’il le répète plusieurs fois !

L’auteur de cette première lettre de Jean, on ne le connaît pas. Tout au long de la lettre, il montre cependant qu’il connaît les personnes à qui il écrit. De plus, un certain nombre d’indices nous font penser qu’il y a eu un conflit dans la communauté à laquelle il s’adresse, un moment dur duquel il faut se relever. Cette lettre est donc certainement une sorte de guide pour se remettre debout, une exhortation à aller de l’avant, un appel à se laisser guider par Jésus-Christ, tel qu’il a été révélé dans l’évangile selon Jean.          

Dieu a choisi de compter sur des humains. C’est ce que racontent en substance les versets 11 à 21. On pourrait les résumer avec ces quelques mots : « Rassure-toi ! Dieu t’aime, et il t’aimait avant même ta naissance. Et, tu n’es pas seul ! Tu as des sœurs et des frères qui t’aiment d’un amour fraternel et ils sont présents à tes côtés pour t’aider à te remettre debout quand tu trébuches ! »

Ces versets sont minutieusement rédigés pour présenter leur but : annoncer que Dieu aime, et que c’est un amour qui s’enracine dans la foi, et dans rien d’autre. L’auteur conclut d’ailleurs à la fin de la lettre en disant : « Je vous ai écrit cela pour que vous sachiez que vous avez la vie éternelle, vous qui avez la foi au nom du Fils de Dieu. »

Pour moi, c’est le pain retrouvé ! L’amour fraternel est ce pain incarné, en lien avec le Christ Jésus. Pour ces communautés et en contradiction avec d’autres chrétiens, ce pain céleste, ce n’est pas un Christ qu’on ne peut approcher qu’au travers de la connaissance ou du mysticisme. Ce pain céleste vivant, c’est au contraire Christ comme lien multiple entre Dieu et l’humanité. Ce pain céleste, c’est juste un essentiel accessible et proche.

Et pour nous autres, comment comprend-on ce pain céleste retrouvé, face à nos insatisfactions, face à notre recherche de plénitude ? Je le crois, c’est avant tout une invitation de retour à l’essentiel.

Retour à l'essentiel… C’était aussi, souvenez-vous, le refrain entraînant chanté à pleins poumons par les choristes-figurants de la Fête des vignerons dans le tableau final en 2019. Ce refrain plaide pour un retour à la terre avec les mots suivants : « La vie est éphémère et tu es éternelle. Par-delà les frontières, retour à l'essentiel : Je t'aime, la terre. » Ce refrain résonne d’autant plus fort aujourd’hui parce qu’il permet de remettre au centre du village celles et ceux autour de nous qui travaillent la terre et qui remplissent nos assiettes et nos verres. L’essentiel, c’est aussi un peu comme une bonne hygiène de vie.

Retour à l'essentiel… L'aspiration de tant de générations. Dans notre société très cyclique, quelle que soit notre profession ou notre origine, c'est une recherche de ressourcement pour casser la routine encrassante. Certains trouvent cet essentiel en randonnées sur les sommets, d’autres à travers un jardin bien entretenu, d’autres encore le trouvent entre les pages d’une Bible. L’essentiel, c’est aussi un peu comme un moment privilégié.

Retour à l'essentiel… C’est se souvenir, aussi, qu’il n’y a pas si longtemps, et quel que soit notre âge aujourd’hui, nous étions des enfants gambadant dans les pâturages, partageant du pain et du fromage assis dans l’herbe ou sur une grosse pierre. L’essentiel, c’est aussi un peu comme la joie pure de l’enfance.

Face à l'éternelle insatisfaction humaine, et face au casse-tête de la bataille avec ses propres insatisfactions, nous avons des trésors.

Rappelez-vous, nous avons trouvé sur le chemin tout à l’heure :
1. Jésus est donateur et don de ce pain de vie ;
2. Ce pain qui donne la vie, c’est désormais un lien avec Dieu, pour quiconque, en tout temps et en toute circonstance ;
3. le pain qui donne la vie devient pain vivant lorsqu’il est partagé à la lumière de la résurrection.

Alors le Christ Jésus nous adresse une invitation : ce pain vivant est un trésor essentiel. Un trésor à partager, un trésor à multiplier, un trésor à proclamer. La première étape, elle n’est pas si difficile : chercher des « co-pains », c’est-à-dire des personnes avec qui partager notre pain, notre essentiel.

Pourquoi ? Parce que nous aussi, nous sommes invités à être les « co-pains » de Jésus. En lui, toutes les faims se rejoignent. Les crève-la-faim comme les affamés de connaissances, ou ceux qui ont « faim et soif de justice » peuvent trouver à assouvir leur manque en se nourrissant de ce pain vivant.

Jésus instaure un lien nouveau entre les humains et Dieu qui déplace nos valeurs : dans une société où tout se paie et s'achète, Dieu donne. La foi qui reçoit ne se construit pas comme un lien économique mais comme un partage joyeux. Comme le pain perdu… savoureusement retrouvé !

Amen !

En discutant avec ses contemporains, Jésus explique ce que signifie sa naissance, son ministère dans le monde, gardant en perspective la croix et la résurrection. Se heurtant à l’incompréhension de son auditoire, il déclare: «Moi, je suis le pain de vie».

Alors comment peut-on se nourrir de ces paroles pour vivre une relation vivifiante avec le Christ? C’est aussi la question que se posent nombre de chrétiennes et de chrétiens des premiers siècles, souvent en désaccord les uns avec les autres: Comment retrouver le pain perdu céleste?

Détails

Avec la participation de
Frédérique Zahnd pour les lectures
Orgue
Musique
La fanfare de Solalex, sous le direction de Fabien Beney et Alain Dormond