Au-delà des contradictions de la nature et de l’histoire.

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Écouter le culte :

À qui comparerai-je cette génération ? Voici à quoi elle ressemble : des enfants assis sur les places publiques, qui appellent les autres en disant :
Nous vous avons joué de la flûte,
Et vous n’avez pas dansé !
Nous avons chanté des complaintes,
Et vous ne vous êtes pas lamentés.
Car Jean est venu : il ne mangeait, ni ne buvait, et l’on dit : Il a un démon.
Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et l’on dit : C’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs des taxes, des pécheurs !
Mais la sagesse a été justifiée par ses œuvres (Matthieu 11, 16-19)

La vie est présentée dans cette petite parabole comme des choses d’adultes imitées par des jeux d’enfants : ces enfants reprochent à d’autres enfants de ne pas entrer dans le jeu, d’être justement comme des adultes qui se prennent la tête, qui sont cotsés, comme on dit par ici, potus et refuseurs, devenus dans leur indifférence aux mouvements de la vie si sérieux, qu’ils ne savent plus ni rire ni pleurer.

Ils ne savent donc pas qu’ils ont à faire au Seigneur de la danse, qui dansait le rythme de la grâce à Vendredi Saint, avec le diable sur son dos, comme à Pâques, avec la pierre devenue de plume. Les contemporains de Jean et de Jésus ne le savaient pas, pas plus que les gens de toutes les générations qui ont suivi, et peut-être bien nous avec eux parfois.
Si vous êtes montés aujourd’hui à Solalex, au contraire des bourrus chagrins, coincés dans les nuages de pluie, c’est pour fêter joyeusement cette fête qui nous lie aux générations passées, la mi-été, la « mi tsau tein », comme disaient les armaillis d’autrefois, qui célébraient en ce jour-là, avec les gens du pays, la reconnaissance pour les gras pâturages, le bon bétail, le lait, la crème, le fromage et le beurre. Non sans un brin de nostalgie au tournant de l’été, dans la perspective de la désalpe et de la descente vers l’ombre de la plaine, vers la douce mélancolie de l’automne et le froid de l’hiver. En ce jour de fête, on buvait plutôt le vin d’en bas que le fromage d’en haut : maintenant qu’on a trimé, allons boire un verre de bon vin, qui réjouisse le cœur et chasse le chagrin - Ôra que no-z-ain tsanvenâ, allain bére on verro de bon vin, que redzouye lo tieu et tsampâ lo chagrin ! (patois des Ormonts)

Si Jésus parle de « fils de l’homme », c’est pour dire « l’homme que je suis et peut-être plus », chargé de la mission spéciale d’entraîner les autres humains dans le jeu de la sympathie et de la participation, de proposer le partage des peines et des joies d’aujourd’hui en attendant le monde à venir. L’expression « la sagesse justifiée par ses œuvres » nous dit la prétention de Jésus à être en accord avec la volonté de ce Dieu qu’il nomme Père.

Dans le journal de C. F. Ramuz du 8 septembre 1939, on lit : Varsovie est en ruines, mais tout est paisible sur la petite place derrière la maison, et on entend le babillage de la fontaine… » ainsi la guerre et la paix sont antithétiquement juxtaposées autour de nous, et tout à tour nous sollicitent sans qu’on sache à quoi se fier…on sait qu’il y a une grande disproportion entre faire et défaire, construire et détruire, entre le temps qu’il faut pour qu’une chose soit amenée à être et le temps que la même chose met à n’être plus…

De même pour nous aujourd’hui : nous sommes heureux à Solalex aujourd’hui, emmenés en fanfare dans la louange et la reconnaissance, cependant que des milliers de chrétiens doivent fuir la violence des musulmans extrémistes en Irak et que les gens de Gaza sont en train de panser leurs plaies et de pleurer leurs morts. Notre Père Abraham - Ibrahim ne doit plus savoir à quel saint se vouer devant la violence qui se déchaîne entre ses descendants !

Nous avons fêté le 1er août dans la paix confédérale. Les discours ont souvent incité les concitoyens à être fiers d’être Suisses : que dire alors aux Ukrainiens divisés, enjeux malheureux de la géopolitique et d’intérêts économiques qui dépassent le simple citoyen ? Honte à vous ? Je préfère la reconnaissance, qui ouvre le cœur plutôt que de bomber le torse, et qui crée un espace de liberté.

Le citoyen humaniste et/ou chrétien passe de son téléjournal, où il se demande bien où se cachent la justice, l’harmonie et la paix, à une fête de famille, où les générations dansent la ronde du bonheur. Notre sens de l’équité est secoué par les cahots de l’existence : à chaque seconde, un acte de violence dans le monde, à chaque seconde, une naissance. À chaque seconde, un acte sauveur sur une montagne, dans une mine ou sur un champ de bataille. À chaque seconde, une catastrophe. À chaque seconde, un acte réparateur dans une salle d’opération. Où est Dieu dans tout cela ? De quel côté est-il dans son silence ?
Notre conscience est blessée, nous avons alors envie de nous replier sur nos bonheurs personnels et de maudire nos malheurs. Il est loin le temps où l’on rapportait tout à la sagesse et à la volonté d’un Dieu tout puissant, comme le personnage de Job, pourtant éternellement actuel dans sa quête du pourquoi du malheur : l’ Éternel a donné, l’Éternel a repris, que le nom de l’Éternel soit béni !
Nous, les contemporains de ce début du XXIe siècle, nous n’osons plus parler de la sorte, ni à nous-mêmes, ni aux autres. A cause justement de cette conscience blessée par la multitude d’informations négatives qui dépassent nos forces, nous laissent hébétés et finissent par nous indifférer. Cette indifférence parfois excitée, besogneuse, nous permet de survivre, de ne pas nous laisser gagner par les humeurs noires.
Si Dieu est, en un sens, la conscience miséricordieuse de tout (ainsi les juifs et les musulmans dans leur compréhension de Dieu), il est donc le seul à pouvoir supporter l’asymétrie entre le bonheur et le malheur, l’injustice qui divise ceux qui n’ont rien et ceux qui ont beaucoup, la répartition inéquitable des chances, de la santé, de la liberté…la simultanéité du bonheur et du malheur, qui déjà interrogeait les auteurs des psaumes : « …je suis au milieu des lions ; je suis couché avec les dévoreurs d’humains…élève-toi au-dessus du ciel, ô Dieu ! Que ta gloire soit au-dessus de toute la terre ! » ( Psaume 57, 5 et 6 )
Si les psaumes sont traversés par la question de la justice et de la paix, la réponse est toujours l’espoir que Dieu va agir pour manifester sa sagesse et sa justice et rétablir l’harmonie. La réponse est aussi dans l’humilité de l’humain qui accepte ses erreurs et ses errances.

Il ne nous est pas demandé d’atteindre une conscience universelle que nous chargerions de toutes les contradictions du monde au nom de notre idée du bon, du bien, du beau et du juste. Et c’est alors que le jeu proposé par des enfants de Palestine au temps de Jésus prend tout son sens. Nous avons la liberté de nous réjouir, autant que de nous attrister, pour partager les hauts et les bas de l’existence humaine, non pas dans le désespoir en face du néant – « mangeons et buvons, car demain nous mourrons » - mais dans l’espoir du Dieu qui vient, déjouant la pesanteur et la fatalité du mal et de la mort. Entre la double sympathie de la joie et de la condoléance, il y a un chemin d’espérance, confiante et active, une troisième possibilité. Ainsi parle une prière du très riche recueil Alléluia :
Seigneur, donne-moi du courage
Pour changer les choses qui peuvent l’être.
Donne-moi de la patience
Pour supporter celles que je ne peux changer.
Donne-moi la sagesse
Pour distinguer les unes des autres.

Les gens nés avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale ont vu la reconstruction des villes bombardées et des relations détruites entre les peuples. Dans la » Frauenkirche » de Dresde, qui avait été entièrement détruite en février 1945 et reconstruite bien plus tard selon les plans originels, on trouve dans un coin une croix, celle de l’ancienne coupole détruite, une croix tordue par le feu des bombes. Le fils de l’officier anglais qui commandait les bombardements - « le bien surnommé Harry Bomber ! » - est devenu sculpteur. Il a offert à la ville de Dresde une nouvelle croix pour la nouvelle coupole. Pas un signe de triomphe, mais un signe d’espérance. Sur la croix est mort celui que l’on traitait d’ami des pécheurs et qui invitait les gens à jouer le jeu de la vie, pleinement, avec force et tendresse, en attendant le monde juste et fraternel à venir.
Celui qui est mort sur la croix a été vu vivant, la relation entre lui et ses disciples dépassés a été rétablie ; c’est le mystère de Pâques, de la vie de Dieu au-dessus, au-delà et au-dedans de la mort et du malheur. Si Jean-Baptiste, le dénonciateur de l’injustice, a payé de sa vie son refus des compromissions, il a été convaincu dans son cachot que Jésus était celui qui devait venir, cette troisième possibilité entre la joie et la tristesse : on pourrait l’appeler l’espérance en action. Au début de ce même chapitre 11 de l’évangile selon saint Matthieu, nous lisons l’inquiétude du prophète de repentance Jean-Baptiste, l’homme sans compromission : Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il envoya ses disciples lui demander : « Est-ce toi, celui qui vient, ou devons-nous en attendre un autre ? Jésus leur répondit : « Allez raconter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles recouvrent la vue, les infirmes marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts se réveillent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres.»
Donc le Royaume, comme disent les évangiles, est en route. C’est l’important !

Je me souviens d’un berger solide et amical d’Anzeinde, là où l’on fêtait la mi-été autrefois, au temps où il n’ y avait pas de voitures, pas autant, et où l’on marchait naturellement : Herrmann Pittier m’avait parlé du projet de poser une croix sur une éminence autour du pâturage. Pourquoi posait-on des croix sur les sommets ? Était-ce pour christianiser les sommets, ou pour marquer par un signe la rencontre de la verticale et de l’horizontale, du ciel et de la terre ? Était-ce pour rappeler nos limites, la réalité quotidienne du malheur opposée au bonheur ? Était-ce pour dire une vie au-dedans de la vie, solide comme du rocher, solidaire comme une cordée ?

Je me souviens aussi de l’hôtelier de Solalex, Bernard Kohli, qui avait renoncé au métier d’avocat pour venir accueillir les skieurs et les randonneurs, et les entraîner dans une philosophie du bonheur de vivre. Sans parler des maîtres des refuges d’Anzeinde, ouverts en toutes saisons, Rodophe Giacomini et le gardien Gandillon. D’autres hospitaliers leur ont succédé.

Ces lieux sont un peu nos hospices de pays protestant et leurs gardiens nos chanoines laïcs, mais ils invitent aussi au bonheur de la vie conviviale, dans l’effort et le repos. La spiritualité passe par les cloques au pied, disait un chanoine du Saint-Bernard !
Et pourtant, la nature, si belle et si forte, peut donner la mort et le drame. Ainsi, dans les années 60, une classe du gymnase libre de Zurich fut atteinte sous le pas du Lustre, aux flancs des Diablerets, par le mauvais temps. Je revois les visages de celles et ceux qui n’avaient pas survécu au froid, à l’épuisement, à la frayeur. Je leur avais enseigné le français pendant quelques mois…

Si la nature et l’histoire parlent, leur langage n’est pas suffisant pour donner à nos vies le bon sens et le bon sang. Il faut une parole qui vient de plus loin, de plus haut, de plus profond, une parole qui nous invite à écouter la mélodie du bonheur comme celle du malheur, la flûte des mariages et la complainte des adieux. D’ailleurs, les mélodies en majeur et celles en mineur voisinent dans la même pièce musicale. On esquisse un sourire au service d’adieu du grand-père et on laisse tomber une larme au mariage de la petite fille.

L’apôtre Paul a repris la parabole de Jésus dans son guide de la vie communautaire : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent ! » Voilà donc une clef pour comprendre les autres et nous placer sur la même longueur d’onde !
Pourquoi avons-nous tant de peine à le faire et laissons-nous fleurir les conflits à tous les niveaux : où puis- je me réjouir avec vous, comment puis-je partager votre chagrin ? Quel est votre souci ? Quel est le bonheur que vous vivez et qui pourrait rejaillir sur moi ?

Derrière chaque malentendu, des choses cachées, pas exprimées, alors on fait comme si… Vous ne vouliez pas faire la guerre, disait monsieur MacNamara à son homologue, un général vietnamien ? – Non, nous ne voulions pas faire la guerre…
Au départ une toute petite cause, et tous les fils s’entortillent dans un fouillis menaçant. Beaucoup d’entre nous l’avons vécu, douloureusement et dramatiquement ! On diabolise alors l’autre et entre sans le savoir dans la tactique du diable qui aime à ce que l’on diabolise, monsieur Poutine ou monsieur Tartampion !

Alors les conflits, malgré leurs complexités, se déroulent selon le scénario de la caisse à sable, où déjà les petits d’hommes sont mus par le besoin de pouvoir et d’avoir. Pauvre Ukraine, entre l’hypocrisie américaine, l’esprit faussement bien-pensant des Européens et la paranoïa russe !

Si nos paroisses devenaient des lieux d’entraînement à la compréhension mutuelle et à la paix ? Ainsi Karl Barth : le christianisme n’a pas encore été étudié d’une manière suffisamment approfondie. Nous ne savons pas encore comprendre vraiment ce que signifie la Bible. C’est déjà un miracle que le christianisme ait duré 2000 ans malgré les erreurs de la chrétienté.
Et si, en même temps que nous, les Juifs, les Musulmans, les Hindous, les bouddhistes se remettaient tous à étudier leurs grands textes spirituels, nous trouverions de nouveaux chemins, loin de l’esprit légaliste, mais dans la mouvance de l’Esprit . Parfois, il faut lire entre les lignes et partir d’un Dieu de compassion et pas d’un père fouettard.

Solalex signifie sous la pierre lisse, sous la lé, du gaulois lake, paroi lisse. En latin, sola lex, signifierait la loi seule. En patois, so la lâi, signifie sous la loi ! La réforme a affirmé au contraire sola gratia, la grâce seule. La grâce divine ouvre, libère, encourage. La grâce est l’amour inconditionnel qui vient de la source qu’on appelle Dieu.

Alors qu’à la mi-été d’Anzeinde, en août 1870, les gens ne dansaient pas, l’écrivain poète et historien Juste Olivier (qui avait un chalet à Gryon et à Cergnemin), prit la parole :
Depuis quand ne danse-t-on plus à la mi-été d’Anzeinde ? Holà ! Monsu, répondit un montagnard, plus disert en patois qu’en français, c’est qu’on est dans des circonstances assez ridicules - À votre santé, monsu Olivier.
Les montagnards souffraient de la sécheresse, de la rareté de l’argent, de la nullité des foires : Juste Olivier avait laissé à Paris sa maison, ses enfants, et de graves intérêts tous les jours plus menacés. Venu en Suisse pour un séjour d’été, la guerre l’y avait surpris, et il se trouvait prisonnier dans sa propre patrie…
On savait bien qu’il n’était pas venu à la fête les mains vides. « La chanson, la chanson ! » demandait-on de toutes parts. Il ne se fit pas prier.
Voici la montagne !
Voici les troupeaux !
Gagne mon cœur, gagne,
Enfin le repos.

Adieu cités, adieu palais,
Et le grand monde et ses valets !
Je leur préfère nos chalets
Pour châteaux en Espagne.

Voici la montagne, voici les troupeaux…

…mais dans les airs quelle terreur !
Deux aigles noirs luttant d’horreur,
Se sont saisis avec fureur,
La France et l’Allemagne !
Voici la montagne, voici les troupeaux…

…prions pour ceux qui vont souffrir,
Prions pour ceux qui vont mourir,
Et puisse la paix refleurir
Au loin dans la campagne !
Voici la montagne, voici les troupeaux !

Et nous, soyons reconnaissants
De nous voir tous ici présents.
L’aïeul malgré ses pas pesants,
L’époux et sa compagne,
Voici la montagne, voici les troupeaux !
Gagne mon cœur gagne,
Enfin le repos. (tiré de la fête de la Mi-Eté d’Anzeindaz d’Eugène Rambert.)

D’une mi-été à l’autre, à 144 années de distance, même récurrence du malheur, mais même invitation à partager la joie et la tristesse du monde dans l’espérance.
Un paroissien de Bex, après Juste Olivier, nous chantera maintenant un air de Haendel en italien dont le sens est le suivant :
Ô mon Dieu, Tu es en moi !
Seigneur, quelle paix entoure mon âme si je parle avec toi.
Ô reste en moi ! Je voudrais m’immerger dans ce tendre amour qui sauve…

On est bien à Solalex, dans le cirque de montagnes entre le miroir d’Argentine et les Diablerets. Le monde nous y rejoint, et nous disons oui à la joie partagée et à l’attention à la douleur du monde.

Comment vivre dans l’espérance les joies offertes et les démentis proches et lointains ? Comment vivre la simultanéité de l’harmonie et du chaos sous le regard d’un Dieu qui paraît retiré, caché ?
Il y a des raisons de croire à la puissance de l’esprit d’amour, et des raisons d’en douter ?
Comment la foi peut-elle s’en sortir ? Cette mobilité du cœur qui pleure avec les uns et se réjouit avec les autres crée un espace d’action bénéfique.

Détails

Avec la participation de
Anne-Lise Putallaz et John Donzel, lectures et intercession
Orgue
Musique
Pierre-André Dufaux, chant et la Fanfare "L'Echo du Chamossaire", sous la direction de Christophe Grau