« Elle l'emmaillota et le déposa dans une mangeoire parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle d'hôtes. » (Luc 2, 7)
Pour cette nuit, je vous propose, ne serait-ce que pour quelques minutes, de nous mettre en communion de paroles et de silence avec toutes les situations de non-place, de non-lieu de notre monde.
Je pense aux femmes, aux hommes, aux enfants qui ont ressenti, subi une violence, une humiliation, un mépris ; à ceux qui, parfois déjà tout enfant, ont éprouvé le sentiment qu'ils étaient de trop, qu'ils n'étaient rien, ou transparents.
Je pense bien sûr aux hommes et aux femmes jetés sur les routes, qui traversent des déserts, des mers, et qui, quand tout va bien, se retrouvent dans des camps ; aux enfants qui, chaque soir, prient pour que demain un chemin s'ouvre.
Mais je pense aussi à des êtres qui, pour toutes sortes de raisons, ont essuyé un non-lieu, une non-reconnaissance, qui portent en eux la trace d'un événement qui n'a pas pu être pris en compte et qui, parfois, traverse la vie avec eux.
Je pense encore à des personnes qui ont le sentiment du devoir accompli – les enfants sont élevés, les petits-enfants aussi – et qui se demandent pourquoi elles sont encore là.
Ce que nous célébrons à Noël, c'est un peu tout cela.
Dans l’Évangile de Luc, cela commence par une immense effervescence : un recensement (le mot revient quatre fois). Tel qu’il est décrit, il met tout le monde sur les routes.
Il devait y avoir, sans doute, une part de désagréments et de contraintes mais il devait aussi y avoir une part de réjouissances, sans doute : la perspective de retourner au village natal, à ses origines, de retrouver la famille, les parents, les cousins.
Il devait y avoir, pour certains, la part d'inquiétude due aux risques et aux dangers du voyage, au fait de savoir où l'on va mais de ne pas savoir ce qui nous attend.
Il a dû y avoir, pour d'autres, une profonde déconvenue : les règles d’hospitalité étaient sacrées alors.
Que s'était-il passé pour certains, comme Joseph et Marie – la jeune femme de surcroît enceinte – pour qu'on ne leur trouve pas même une petite place quelque part ? La famille n'avait-elle pas été assez prévoyante pour ne pas être en mesure de s'organiser un peu mieux ? A quoi bon avoir fait tous ces kilomètres et vécu tant de difficultés pour se retrouver là, si mal accueillis et sans place ?
En l'occurrence, on ne sait pas dans quel état d'esprit le charpentier de Nazareth et sa promise ont voyagé et l'évangéliste Luc ne le précise pas. Joseph et Marie dans le récit ne disent rien. Un silence singulier, des yeux qui regardent et ne disent rien. Était-ce une manière de souligner encore le tragique de la situation ?
Autre fait curieux, ils n’ont même pas eu le droit d'entendre le chant des anges. Ce chant que, grâce à la chorale paroissiale, nous entendons ce soir. Nous y avons droit. Dans le récit de Noël, ce sont les autres, les bergers, qui parlent et, en l'occurrence, ils n'expliquent rien, ils témoignent seulement.
Mais restons-en encore quelques instants sur cet événement du recensement premier de tout le monde habité. On pourrait se dire que l'empereur Auguste, qui l’a ordonné, a eu un coup de génie. Derrière le recensement, on pourrait, en effet, comprendre les prémices d'une démarche de type scientifique : on collecte des données, de manière empirique, et on les reporte, on les recense sur un tableau.
Cela dit, les auteurs bibliques connaissaient aussi les limites d'une telle démarche. Ainsi, plusieurs textes de la Première Alliance – l’Ancien Testament – mettent en garde contre la tentation et les dangers d'un recensement (2 Samuel 24 ; 1 Chroniques 21). Une manière, peut-être, de rappeler au peuple de Dieu que la vie humaine n’appartient qu’à Dieu seul et que lui seul a le droit de dénombrer son peuple (Nombres 1, 26). On sait que le but de César Auguste n'était pas d'accomplir un acte d’humanisme mais de plier ses sujets à ses exigences militaires et fiscales.
Y aurait-il là comme une question adressée à toute opération qui se veut d'envergure, une invitation à réfléchir à sa vraie finalité, à la finalité de nos grandes décisions, en tenant compte de leurs effets collatéraux ?
On sait aujourd'hui que les recensements s'opéraient toujours au lieu du domicile. L'évangéliste Luc a sans doute récupéré et transformé cette prescription légale pour la mettre au service de son projet théologique, à savoir, amener le Messie à naître dans la ville de David, appelée Bethléem.
Mais, dans ce cas, on peut se demander pourquoi Dieu était si peu prévoyant au point de laisser naître son fils, le Messie, le Christ, le Seigneur et le Sauveur, dans une telle précarité hygiénique. Était-ce une manière de lui forger des anticorps, une immunité physique et médicale à la hauteur de son immunité théologique – sans péché ? À moins que le dessein de l'évangéliste Luc n’ait été de chercher à nous faire saisir et accepter la part de non-place, de non-lieu de la naissance de Jésus et de la présence de Dieu dans notre monde : il n'y a pas de place pour lui dans ce monde !
Combien avons-nous été ce soir, ou serons-nous demain, à l'occasion de nos rassemblements familiaux, de nos repas de fête, à chercher à faire une place à Dieu dans nos fêtes ?
Combien serons-nous à avoir le sentiment, dès le 26 décembre, de n’y être, une fois de plus, pas parvenus à ranger notre frustration dans le carton des santons, pour remiser toutes les décorations de Noël jusqu'à l'année prochaine ?
Combien sommes-nous, y compris pasteurs et prêtres, à nous demander, quotidiennement, comment nous pouvons faire pour offrir une place à Dieu dans nos vies ?
Vous y échappez, vous ?
De quoi cette place, que nous souhaiterions tant préserver pour Dieu, devrait-elle être faite ?
Notre récit prend soin de préciser qu'il n'y avait pas de place pour eux, pas même dans une salle d'hôtes. Un accouchement, un emmaillotement, quoi de plus beau et de plus humain ? Mais un accouchement en plein recensement, c’est beaucoup plus compliqué ! Et c’est un peu comme si, d’emblée, cette naissance venait fausser la donne du recensement. En tous cas, elle se produit par-delà, celui-ci, en dépit du manque de place.
Est-ce alors pour nous suggérer que la présence de Dieu, la vie de Dieu, l'Esprit de Dieu, l'amour de Dieu quand ils naissent et surgissent n’ont jamais de place préétablie ou à jamais acquise, fût-elle la plus religieuse, la plus proche de la prophétie et des écritures ? Car c'est bien à Bethléem, ville d'origine de Joseph et de David, annoncée par les prophètes, que Jésus, pour nous chrétiens le Messie, n'a pas trouvé de place.
Qu'est-ce à dire sur l'accomplissement des Écritures ?
Les esprits avisés ne manqueront pas de penser à la parole de Jésus adressée à celui qui, dans les Évangiles, se propose de le suivre partout où il ira. Jésus lui répond : « Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids, le Fils de l'homme, lui, n'a pas de place où poser sa tête. » (Luc 5, 8)
Les poètes et les interprètes, les herméneutes, penseront que le bois de la mangeoire, dans laquelle Jésus a été posé, n'était à sa façon, qu’une anticipation du bois de la croix, non-lieu ultime et définitif pour l'humain et pour Dieu.
A Noël, le Dieu de Jésus-Christ a, semble-t-il, déserté le temple de Jérusalem et n'a pas trouvé de place dans la ville de Bethléem annoncée par la prophétie. Dès lors, est-il plus à Rome, à Genève, à Moscou, à Constantinople, à Jérusalem ou à la Mecque ? Comment le savoir ?
Combien sommes-nous à avoir parfois le sentiment que Dieu a déserté nos vies ? Convenez qu'il est très difficile de le garder durablement en soi, malgré tous les efforts consentis.
Dieu est Esprit et il est libre. À Noël, il est venu humaniser nos vies. Celles-ci sont faites, bien sûr, de temps forts, mais comme le dit volontiers une de mes amies, ce qui est difficile, c'est de vivre entre les temps forts. Nos vies sont faites à 99% de non-événements, de non-lieux, et, pourtant, c'est dans ces 99% que nos vies sont les plus humaines.
Dans le récit de Noël, Dieu n'a pas dit : « Faites-moi une place à tout prix », il a pris la place qu'il n'y avait pas ! Si l’idée vous vient de vouloir faire une place à Dieu ces prochains jours, oserais-je vous proposer un acte insensé lors de vos repas ? Proposer à vos commensaux ou vivre dans votre coeur une minute de silence intérieur, un instant de communion intense avec toutes celles et ceux qui cherchent leur place dans ce monde – peut-être en lien avec cette non-place, cette place en vous que vous n’avez jamais su trouver.
Dieu seul pourra recenser ces minutes d'humanité. Laissons-le s’y révéler, dans la confiance de la foi, en y adossant sa fidélité. Et si vous ne trouvez pas cette minute, dites-vous que Dieu n'était pas loin et qu'il a trouvé sa place.
Amen.