Croire face à l'injustice

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Écouter le culte :

Donata Dörfel
« Terrains rares – loyers chers » On trouve ce slogan sur des affiches dans toute la ville de Genève – accompagné d’un collage qui saute à l’œil : survol de la Vieille-Ville et regard en direction du Léman avec le jet d’eau. Au milieu de la photo, directement au bord du lac, se trouve une gigantesque construction de gratte-ciel : voilà la construction densifiée. Ils occupent la place centrale et bouchent la vue. Une provocation esthétique : ces bâtiments semblent au centre et restent pourtant à part, isolés, solitaires. Comme une immense tumeur, ils occupent le terrain sans respecter son histoire et son équilibre.

Cette image vise à nous mobiliser afin que nous prenions position et que nous allions voter aujourd’hui 3 mars – au sujet de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) après plusieurs mois de chaudes discussions concernant la rénovation de cette loi. Le problème principal, c’est le classement des sols : les terrains déclarés « à bâtir » ont un prix élevé, tandis que des zones « agricoles » sont moins chères – mais on n’a pas la permission de bâtir dessus. La Suisse a besoin des deux : d’une agriculture florissante et aussi de logements. Comment trouver un équilibre des intérêts ?
Voilà, le sol – objet de spéculation et d’investissement. Chaque mètre carré est enregistré : le sol, qui permet de planter dans cette terre ou de construire sur ce terrain, et le sous-sol avec tout ce qu’il contient - du terreau, des pierres, du sable, de l’eau, des minéraux. Les propriétaires sont tenus de respecter le bien commun et les lois, qui étaient formulées selon les valeurs transmises par la tradition judéo-chrétienne. Et ces valeurs ne sont pas transmises automatiquement. Il faut les redécouvrir à chaque génération pour pouvoir les traduire dans notre éthique.
Mais à part son prix financier, la terre a aussi une valeur affective pour nous. Cela vous arrive-t-il de toucher le sol ? Disposez-vous d’un jardin qui bénéficie de votre attention et de vos soins ? Est-ce que vous aimez vous balader dans des parcs ou dans la forêt, sur la montagne ou au bord d’un lac ? Toucher le sol à des endroits où il n’est pas encore couvert de béton, sentir la terre, sentir la fraîcheur du sol humide et fertile ou le sable qui - à chaque pas - accueille notre poids et l’empreinte de nos pieds.
Est-ce que nous sommes encore en contact avec cette terre qui est le premier matériau dont est composé notre corps, comme la lecture du livre de la Genèse nous l’a rappelé ? Ce texte ancien, écrit par des prêtres pendant le temps de l’exil à Babylone, il y a environ 2500 ans, fait référence à un fait qui ne perd jamais de son actualité: Notre corps est composé des mêmes éléments que les plantes, les arbres, les animaux et les rochers. Les éléments qui font partie de mon corps aujourd’hui ont déjà participé à plusieurs autres « projets ». Je les ai assimilés en respirant ou en mangeant et maintenant, ils font – pour une certaine période – partie de mon être. Quand je serai partie, ces éléments vont revenir à la terre - vont faire partie d’autre formes, d’autres « êtres ». En effet, le sol est aussi composé des éléments qui ont formé les corps de nos ancêtres. C’est pour cela aussi que, dans certaines cultures indigènes, le sol est sacré.
Il est la matière primaire qui nous lie à l’histoire de toute l’humanité et de toute la création. Mais, selon les récits bibliques, ce lien avec les ancêtres n’est plus compris comme un fait élémentaire, mais comme un lien mystérieux avec le Créateur. Dieu crée l’être humain au début de sa vie et il révoque l’être humain à la fin de son parcours terrestre. C’est le Créateur qui nous lie aussi avec nos proches déjà retournés chez lui. Du coup, notre lien avec la terre n’est plus « religieux ».

Evoquons donc un troisième aspect du sol - entre les deux aspects déjà cités : l’aspect affectif (la terre qui nous donne un sentiment d’appartenance) et l’aspect économique (le sol comme «objet de spéculation»). Entre les deux, il y a ce troisième aspect : la terre productive, ce sol qui accueille des graines, qui fait pousser toutes sortes de verdures, la terre arable, qui nous nourrit. La Bible raconte comment Dieu confie cette terre arable à l’humanité, afin que l’être humain cultive le sol pour s’en nourrir. Mais sachons que le beau texte dans le livre de la Genèse parle en effet d’un idéal. À l’époque – oui, déjà à l’époque - il y avait souvent des famines, dues à des années de sécheresse, à des guerres et aux inégalités sociales. La Bible fait référence à des migrations suite à ces catastrophes, mais elle témoigne aussi d’une éthique qui pourrait permettre à l’humanité de faire face à ces défis.
La campagne œcuménique des œuvres des Eglises «Pain pour le prochain», «Action de Carême» et «Être partenaires» nous invite à réfléchir sur ce simple fait : «Sans terre, pas de pain». Ils nous invitent à revisiter la question d’un accès à la terre. Le problème est global et concerne tous les continents, l’Amérique du sud et du nord, l’Europe et le Proche Orient, l’Asie et l’Afrique, le Pacifique et l’Australie : la terre se vend à prix fort et est louée aux multinationales ou aux gouvernements étrangers qui la convoitent. Aujourd’hui, plus de 200 millions d’hectares de terre ont déjà été loués ou vendus pour une période allant de 50 à 99 ans. Autant dire que les populations locales qui ont habité ces 200 millions d’hectares du sol ont été chassées; elles ne verront plus la couleur de leur terre.
Mais observons en détail et concentrons notre regard. Vous êtes parmi nous ce matin, cher Parany, hôte de la campagne de Carême. Vous êtes agronome et forestier et vous avez travaillé dans le domaine de la génétique forestière et puis, dans celui du développement rural et de la gestion des ressources naturelles. Dites-nous comment vous, à Madagascar, faites face à ce défi ; parlez-nous d’une population qui est privée aujourd’hui des terres fertiles qui autrefois, lui permettait de se nourrir !

Parany Rasamimanana
En effet Madagascar figure parmi les pays très exposés à l’accaparement de terre, tant les conditions sont très favorables : pauvreté accentuée, gouvernance non transparente, vastes terres agricoles non exploitées, possibilité légale de louer à très bas prix de vastes surfaces. Une trentaine de contrats, concernant deux millions d'hectares, sont en étude actuellement.
Mais il y a d’autres formes d’accaparement de terres, plus fréquent mais souvent ignoré, car ça concerne de petites surfaces agricoles d’une ou de quelques familles.
Une première forme : les paysans cultivent la terre sans se soucier de papier justificatif de droit de propriété puisque localement et traditionnellement, la communauté reconnaît les terrains de chaque famille. Or des gens, souvent des fonctionnaires qui connaissent la loi, arrivent à obtenir un titre de propriété qui constitue la preuve suprême de droit de propriété vis-à-vis de la loi. Et les paysans sont expulsés de la terre qui les fait vivre.
La seconde forme qui retient toute notre attention, est la mise en gage du terrain pour un prêt auprès d’un usurier ou d’une institution de micro-finance. Souvent, ce prêt est destiné à secourir la famille dans leurs difficultés quotidiennes: comme acheter de la nourriture, soigner un malade, assurer la scolarisation des enfants, acheter des intrants agricoles. Or que ce soit chez un usurier ou chez une institution de micro-finance, le remboursement est caractérisé par un taux très élevé d’intérêts. Et la famille qui est déjà pauvre n’arrive que très rarement à honorer ses dettes et donc, perd sa terre qui constitue l’assurance de sa survie.
François, un de nos animateurs a emprunté de l’argent auprès d’un usurier pour soigner sa fille hospitalisée et il a mis en gage sa rizière, qui a une valeur de plus de cent fois la valeur empruntée et aussi une valeur sentimentale très forte car c’était un héritage familial de trois générations. L’intérêt est de 100% par mois, et à chaque fin de mois, il n’arrivait à payer que l’intérêt avec son salaire d’ouvrier dans une usine textile locale. Il est parvenu à payer pendant quelques mois, jusqu’à ce qu’il décide d’arrêter de payer et d’accepter de céder la rizière au prêteur.
Le comble, c’est que des bailleurs de fonds internationaux font la promotion de ces entreprises et institutions de micro-finance pour les pays pauvres et octroient beaucoup de subventions dans ce domaine en se disant que l’accès des pauvres aux prêts bancaires est un moyen efficace pour le développement rural.

Donata Dörfel
Mais l’effet peut alors être pervers ? C’est terrible ! Quelle assurance François a-t-il encore maintenant ? Et si le traitement médical de sa fille continue – quelle perspective? Il a donc perdu le contact avec les racines de sa famille : il a perdu le terrain.
Comme lui, il y a des centaines de « petits » paysans qui perdent chaque jour leur terrain, leurs bâtiments, leur pays. Ils finissent affamés, ceux qui auparavant nourrissaient toute la population.
La Bible s’oppose à l’accaparement. Ainsi le prophète Esaïe (5,8) lève la voix pour dénoncer la concentration des terres aux mains d’une minorité. Il crie : C’est un scandale ! Si nous reconnaissons que Dieu possède la terre, personne n’a le droit de déposséder une autre personne qui cultive la terre. Esaïe condamne sévèrement les riches qui forcent les pauvres paysans à abandonner leurs exploitations familiales.
La voix prophétique souligne que la répartition inégale des biens publics et l’inégalité des chances en matière de développement individuel sont contraires à la volonté de Dieu et à son plan de salut. Il veut le bien de tous ses enfants, de chaque être humain, de toutes ses créatures.
Esaïe fait référence à sa tradition hébraïque, qui souligne toujours que la terre – toute la terre - est à Dieu, qui confie la terre à l’homme pour la cultiver. Mais pour cette culture, il faut que l’homme se laisse guider par des valeurs sociales.
Selon la tradition biblique, la gestion de la terre comprend également le partage et la prise en compte des pauvres, des dépossédés, des étrangers, des hôtes, des veuves et des orphelins (Lévitique 19,9-10 ; Deutéronome 24,19-22), soit ceux qui ne disposent pas d’une terre et qui sont donc dénués de pouvoir, de dignité ou de statut dans la société.
Et selon la bible, ce partage est aussi lié à la tradition du Sabbat et du Jubilé (Amos 5,11-15) : chacun cultive un champ… mais après 50 ans, ce champ retombe sous la gouvernance divine et – du coup - commune du peuple.
Jésus – un demi–millénaire après Esaïe, Jésus qui est lui aussi héritier de cette tradition hébraïque et qui lève sa voix comme les prophètes, Jésus fait référence à l’idéal de sa culture juive. Il enseigne: «Heureux les doux, ils auront la terre en partage.»
Cette Béatitude est une provocation : elle va à l’encontre de la réalité du temps de Jésus comme aussi de notre temps, quand les riches, les puissants, prennent la terre avec force, créent des réseaux de complicité par les liens du commerce, liens de la consommation qui nous impliquent tous.
La parole de Jésus évoque un esprit d’humilité, de simplicité et de partage : «Heureux les doux, ils auront la terre en partage.»
Cet esprit de partage régnait déjà parmi les premières communautés chrétiennes (Actes 2,44-45 ; 4,32-37) : ils partageaient tous les biens selon les besoins. Les «doux» - cette belle traduction en français courant fait référence au sens originel de l’expression grecque qui est utilisée ici dans l’Evangile de Mathieu : les «praëis», expression qui fait référence à la patience et à la fidélité, à la bienveillance et notamment à la douceur, la capacité à collaborer sans dominer. Quelle belle invitation la Bible nous offre avec cette expression !
Comment est-ce que nous pourrions aujourd’hui développer une telle « douceur », malgré l’immense violence qui régit notre attitude vis-à-vis de la terre, de l’exploitation du sol et de l’exploitation des autres, de ceux qui habitent cette terre et cultivent le sol ?
Cher Parany, je sais que vous avez trouvé des moyens d’avancer dans cette question. Racontez-nous votre pratique. Comment mettez-vous à Madagascar ce partage chrétien en pratique et comment est-ce que vous développez un esprit de non-violence vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de l’autre?

Parany Rasamimanana
Oui, le partage dont parle Jésus correspond tout-à-fait au programme de l’Action de Carême que je coordonne à Madagascar. Depuis quinze ans, nous finançons et gérons un programme qui vise à l’autosuffisance alimentaire par le biais de la lutte contre la spirale de l’endettement. Nous travaillons avec des organisations de la société civile. Notre programme s’appelle « Tsinjo Aina » en malagassy, ce qui signifie « sécuriser la vie par la prévention » et il est fondé sur le partage. Il y a trois dimensions de partage :
1. D’abord il y a un partage matériel : Les communautés villageoises mettent sur pied des caisses d’épargne communes, qui sont alimentées par les cotisations individuelles en argent ou en riz. Pour l’argent c’est de l’ordre de vingt centimes par mois par membre, ou en nourriture par le versement de riz blanc dans une boîte de lait concentré par semaine. Mais ce qui est plus impressionnant et plus rapide pour renflouer leur caisse, ce sont les produits de leurs champs communs. Un des membres met à disposition du groupe un terrain et tous les membres du groupe y participent. A la récolte, une partie est distribuée aux membres et une partie versée dans la caisse commune. C’est avec ces caisses qu’ils font recours en cas de besoin urgent pour éviter d’engager des prêts qui enrichissent les usuriers ou les sociétés de micro-finance.
2. Ensuite il y a un partage du savoir : Les groupements qui sont proches forment un réseau. Le réseau est une plateforme qui vise à encourager la concertation et l’échange entre les membres et favorisent l’entraide mutuelle au sein des groupements.
3. Et il y a en plus un partage avec des actions communes dans le domaine agricole, dans le domaine foncier pour la sécurisation de leurs terres et dans le domaine de l’eau potable.

Donata Dörfel
C’est encourageant de vous entendre. Merci, Parany, pour ces exemples d’un partage mis en pratique dans votre contexte de vie à Madagascar. Je me réjouis de poursuivre l’échange avec vous lors de notre « Soupe de Carême » aujourd’hui à Chêne après le culte!
Soyez les bienvenus pour cet échange avec Parany, vous tous qui êtes maintenant ici au Temple et qui venez de contextes bien différents :
Vous qui êtes habitants de cette commune depuis plusieurs générations. Certains parmi vous ont cultivé la terre dans ce quartier et - pour finir - ont dû en vendre une grande partie, parce que la charge des impôts devenait insupportable.
Et vous aussi, qui êtes venus de différents pays d’Afrique dans des conditions bien différentes. Plusieurs d’entre vous avez été affectés par l’accaparement des terres, par l’insécurité induite par l’injustice. Vous avez dû quitter votre coin de terre, votre pays, votre famille.
Venus de contextes différents, nous formons aujourd’hui, ici ensemble, cette communauté, ce corps du Christ. Profitons du temps avec Parany pour réfléchir :
- Comment pouvons-nous ici en Suisse et chez lui à Madagascar, relever le défi de limiter le pouvoir d’une économie de la cupidité, qui réduit la terre à un objet de spéculation et d’investissement ?
- Comment est-ce que nous pourrions mieux respecter les droits de la terre, de la création et des générations futures ?
- Comment traduire aujourd’hui, la valeur d’une vie « de partage » chrétien dans le cadre légal, le langage de nos lois ?
Par le partage, un autre potentiel de vie s’ouvre dans notre existence: La douceur dont parle le Christ. Il a donné un exemple de ce partage, exemple tout simple mais très concret. Il n’a pas inventé un nouveau rite, mais il a réinterprété sa tradition hébraïque, le Pessah, la fête de la libération des esclaves et du passage vers un avenir meilleur. Il mange avec ses amis et il donne un nouveau sens à ce repas en disant « Prenez et mangez, ceci est mon corps ! », « Prenez et buvez, ceci est ma vie! ». Il partage son élan de vie avec eux - et désormais avec nous qui célébrons aujourd’hui en son nom. Dans son geste de partage ultime, il nous rappelle que nous ne sommes pas seuls. Nous sommes liés de manière inséparable et mystérieuse à toutes nos sœurs et à tous frères humains, à cette terre et à Lui, qui se tient amicalement et discrètement à nos côtés, pour nous guider vers une vie en partage et en communion avec lui.

Détails

Avec la participation de
Parany Rasamimanani, Laurent Marchesse, Gabriel Amisi, Christiane Dörfel et Katharina Dörfel
Orgue
Vincent Thevenaz
Musique
Wilson Matheus au Djembé et le Choeur de la paroisse protestante de Chêne, sous la direction de Suzanne Golaz-Oppliger