Écouter le culte :
Chères auditrices, chers auditeurs, bonjour. En ce vendredi saint, c’est avec un plaisir non dissimulé que j’aimerais vous convier à méditer avec moi l’une des sept paroles du Christ en croix, la dernière parole-même selon l’évangile de Marc. Cette dernière parole est aussi dure à entendre que difficile à comprendre. Pour autant cette parole, qui que vous soyez, eh bien, je suis sûr que vous la connaissez. Sans détour, je vous invite à nous remettre à l’écoute de l’évangile selon Marc 15, 33-37.
33 À midi, l’obscurité se fit sur toute la terre et dura jusqu’à trois heures de l’après-midi. 34 Et à trois heures, Jésus cria d'une voix forte: «Éloï, Éloï, lema sabactani?», ce qui se traduit «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» 35 Quelques-uns de ceux qui étaient là l’entendirent et s’écrièrent : «Écoutez, il appelle Élie!» 36 L’un d’eux courut remplir une éponge de vin aigre et la fixa au bout d’un roseau, puis il la tendit à Jésus pour qu’il boive et dit: «Attendez, nous allons voir si Élie vient le descendre de la croix!» 37 Mais Jésus poussa un grand cri et mourut.
Faire sens de cette question : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Une question. Et quelle question, n’est-ce pas ? Et de cette question découle un flot d’autres questions théologiques et personnelles.
- Pourquoi Dieu a-t-il abandonné son propre Fils ?
- Pourquoi Dieu n’intervient-il pas à la Croix ?
- Pire, Jésus serait-il en train de perdre la foi ?
- Quant à nous, auditrices, auditeurs, Dieu nous aurait-il abandonné dans nos malheurs ?
Alors, oui, à la croix, Jésus est abandonné. Seul à la croix, abandonné par tous, abandonné de tous. Et la croix est en quelque sorte le point culminant et le point final de toute une série d’abandons décrits dans les évangiles.
Car rappelez-vous, c’est en montant à Jérusalem pour célébrer la Pâque que Jésus – qui n’a alors que 12 ans – est « oublié », en quelque sorte déjà abandonné par ses parents au Temple. Fâcheuse histoire n’est-ce pas ? Et ce n’est qu’après trois jours que Jésus sera retrouvé. Jésus est oublié, en quelque sorte déjà abandonné à Pâques et il sera retrouvé trois jours plus tard. Soit dit en passant, c’est comme si cet évènement annonçait quelque chose de plus grand, quelque chose de bien plus grand qui se passerait une vingtaine d’années plus tard, à Pâques, à l’extérieur de la ville cette fois.
Mais, chères auditrices, chers auditeurs, ce récit n’est que le début d’une longue série d’abandons. Car, oui, malheureusement, à la manière d’une courte tragédie, Jésus dans sa vie sera successivement abandonné par ses disciples, par les autorités politiques et religieuses, par la foule et même par les gens qui subissent le même sort que lui ce jour-là.
Et lors de sa mise à mort, si personne n’est là pour le secourir, si Dieu n’intervient pas a priori, tout laisse à penser qu’il fallait qu’il en soit ainsi. Il fallait que Jésus meure de la sorte pour que nous ayons la vie. C’est le message des évangiles, et plus clairement encore, de celui des épitres du Nouveau Testament.
L’apôtre Paul, par exemple, interprète la mort de Jésus – et donc sa résurrection – comme quelque chose d’absolument nécessaire pour tous les croyants. Pour Paul dans l’épitre aux Galates 3, 13, il fallait que Jésus devienne l’objet de malédiction pour nous. Car pour l’apôtre, il est clair que Jésus est celui qui est visé par le verset du Deutéronome disant : « Maudit quiconque est pendu au bois. » Pour Paul, il fallait que Jésus soit maudit par Dieu lui-même.
Et c’est justement pour que nous, les croyants, nous ne soyons plus maudits, que Christ a été maudit. À la croix, Jésus est donc maudit, il est même péché, dit Paul dans l’épître aux Corinthiens. Et c’est parce que Jésus est maudit, c’est parce que Jésus est péché, qu’il est inévitablement abandonné de Dieu. Il est abandonné pour moi, pour vous, pour nous. Christ est mort pour nous – à notre place. Christ est mort pour que nous ne mourrions pas. Christ a été maudit pour que nous ne le soyons plus.
Jésus cite le Psaume 22 – bien. Mais ce que l’on ne sait pas toujours, c’est que cette parole « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » est en fait une citation. Oui, du haut de la croix, Jésus cite le début du Psaume 22 que nous avons lu au cours de la liturgie.
Et sur ce point il y a plusieurs choses à dire :
Tout d’abord, il faut souligner que Jésus, en disant « Éloï, Éloï, lema sabactani » cite le Psaume en araméen alors que dans la langue des Écritures, c’est-à-dire de l’Ancien Testament, c’est en hébreu qu’il est écrit « Éli, Éli, lama azavtani » et non « Éloï, Éloï, lema sabactani. »
Est-ce que Jésus s’approprie le Psaume dans sa langue maternelle ? Est-ce que Jésus s’appuie sur une tradition orale en araméen ? Difficile de trancher. Mais, quoi qu’il en soit, le fait que Jésus cite le Psaume en araméen – et non en hébreu donc – n’enlève rien au fait qu’il s’agit bien là d’une citation. Car en citant le début du Psaume 22, Jésus ne fait pas référence qu’au début du Psaume, mais bien au Psaume tout entier. Et je dis cela, parce qu’il s’agit précisément d’une méthode employée à l’époque pour citer les Écritures, une méthode bien plus répandue à l’époque qu’aujourd’hui.
Quoi que… oui, quoi que… car encore aujourd’hui, il me suffit de dire « Sur nos monts, quand le soleil » pour qu’en chaque Suisse résonne l’appel vibrant de l’hymne national. Eh bien ici, c’est pareil, Jésus ne cite que le début du Psaume 22, mais c’est tout le Psaume qui vient avec, c’est tout le Psaume que les gens se remémorent quand ils entendent cette première phrase.
Et ce qu’il faut savoir, c’est que ce Psaume, tout le monde, ou presque, à l’époque le connaissait très bien. Et sans douter du fait que vous connaissez aussi très bien les Psaumes, à l’époque, le Psaume 22 était une prière modèle pour tout un chacun, une prière que l’on pouvait dire par cœur en cas d’épreuve ou de malheur.
Alors ce Psaume, comme je l’ai dit, c’est la lamentation d’un malheureux à bout de force. C’est la prière d’un homme qu’on maltraite et qu’on ne considère même plus comme un homme. Un homme qu’on insulte, qu’on méprise, qu’on moque. Aux versets 13 et 14, le psalmiste se sent comme encerclé par des bêtes féroces qui en veulent à sa peau. Sur la base de certains manuscrits, au verset 16, on est même tenté de lire : « Car des chiens m’environnent, une bande de scélérats rôdent autour de moi, ils ont percé mes mains et mes pieds ». « Ils ont percé mes mains et mes pieds » : c’est fort ça, n’est-ce pas ? Si ce Psaume millénaire est le Psaume du malheureux, c’est, je crois, surtout le Psaume d’un malheureux, le Psaume du Christ en croix.
Dans la suite du Psaume, il est intéressant d’observer comment le psalmiste réagit dans son malheur, dans sa plainte. Déjà, il s’adresse à son Dieu. Si Dieu semble silencieux, le psalmiste continue de parler, de prier, d’invoquer son Dieu. Cette prière est celle d’un homme qui a déjà une longue histoire avec Dieu, qui le connaît, qui l’aime et qui lui fait confiance. Et ça, chers amis, c’est un point très important : quand Jésus déclare du haut de la croix « Mon Dieu mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », il manifeste aussi sa foi en Dieu. Remarquez d’ailleurs que c’est bien la seule fois dans les évangiles synoptiques – c’est-à-dire chez Matthieu, Marc et Luc – où Jésus n’appelle pas Dieu «Père» mais bien «mon Dieu».
Mais il y a plus, encore. Oui il y a plus, parce que dans le Psaume 22, Dieu répond, n’est-ce pas ? Le psalmiste s’attendait à Dieu dans son malheur, il a persévéré dans la prière, et Dieu l’a secouru nous dit le verset 22. Oui, sans que la prière ne dise jamais comment, le fait est que quelque chose de décisif s’est passé. Dieu a répondu, Dieu a secouru, Dieu a sauvé. Et à partir de là, dans toute la deuxième partie du Psaume 22, la voix de celui qui prie n’est plus celle de la détresse, mais bien plutôt celle de l’émerveillement et de la reconnaissance en Dieu.
Eh bien ça, chères auditrices, chers auditeurs, c’est aussi ce que Jésus déclare du haut de la croix. Quand il cite le début du Psaume 22, « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? », c’est tout le reste du Psaume qui vient avec. Et donc, ce faisant, Jésus déclare à qui sait l’entendre, que Dieu va intervenir, que Dieu va sauver, que Dieu va nous émerveiller.
Jésus dit son désarroi, un désarroi bien réel : car il est maudit, car il est péché, il est vrai, mais il le dit avec espérance, avec foi en Dieu, avec cette confiance absolue en son Père qui va agir. Dieu nous rejoint dans nos abandons.
Bon. Et nous dans toute cette histoire ? Comment cette dernière parole du Christ en croix nous rejoint-elle dans nos circonstances de vie ?
Il faut le dire, voire peut-être même le confesser, avant le coronavirus, nous nous pensions forts, solides, que rien ni personne ne pourrait mettre à mal notre système, nos relations, nos projets, nos habitudes, nos vacances de Pâques, etc. Mais l’expérience du coronavirus aura au moins eu un mérite : celui de nous rappeler que notre vie n’est qu’un souffle.
Comme le disait très bien Jean-Marie Lovey, évêque du diocèse de Sion dans la Matinale de mercredi dernier : « On se croyait surhommes, on parlait de transhumanisme, comme si on avait déjà dépassé des limites extraordinaires. Et voilà que nous faisons l'expérience de la fragilité. »
Alors je ne peux m’empêcher de penser à vous toutes et tous qui êtes atteints par ce virus et dont la vie est menacée. À vous tous qui connaissez ces fameuses détresses respiratoires. Et je parle en connaissance de cause, car j’en ai aussi fait l’expérience il y a maintenant un peu plus de trois semaines. Plus gravement encore, je veux penser à vous qui avez été privé d’un membre de votre famille, d’un ami, d’un proche. Au fond et plus largement encore, à vous tous qui vous sentez peut-être abandonnés par Dieu.
Et là où certains se targuent d’offrir des réponses théologiques expliquant l’origine de cette pandémie – et souvent de manière très décevante il faut le dire – je veux personnellement me joindre à vous pour prononcer cette dernière parole du Christ en croix. Avec tout le mystère que cette parole contient et avec toute sa force. Mais aussi, je le rappelle, avec toute son espérance, espérance de secours, espérance de salut.
Tous ensemble réunis sur les ondes, nous voulons exprimer notre solidarité avec ceux qui souffrent, avec les plus fragiles. Oui, car la Bible laisse place à la lamentation, aux cris de ceux qui souffrent. Oui, car avec le Christ en croix qui crie de douleur, hurle même, selon l’évangile de Matthieu, nous avons aussi le droit d’exprimer notre souffrance à Dieu.
Le Christ en croix nous invite également, à sa suite, à nous réapproprier le psautier. Car si nous nous sentons parfois très seul dans nos souffrances, ces prières nous rappellent que nous ne sommes ni les premiers à souffrir, ni seuls dans nos combats.
Luther disait d’ailleurs, je cite : « Quiconque commence à prier les Psaumes, sérieusement et régulièrement, ne tardera pas à abandonner ces autres petites prières, faciles et pieuses, en avouant : elles n’ont pas la saveur, la force, la chaleur et le feu que je trouve dans le psautier ; elles sont trop froides et dures au goût. »
Pour finir, le Christ en croix qui prononce « mon Dieu mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » s’est aussi révélé être Dieu lui-même. Il l’a démontré en étant victorieux de la mort. Il l’a démontré en disant : « Je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » Il le démontre encore aujourd’hui en se faisant présent aux côtés de celui qui se sent abandonné. Il le démontre en renouvelant en nous l’espérance de la vie éternelle.
Alors en ce vendredi saint, je prie que nous prenions pleinement la mesure du sacrifice de Jésus-Christ mort pour nous. Je prie pour celui qui se sent abandonné, qui se sent seul, qu’il puisse faire l’expérience de Dieu. Car comme le psalmiste a fait l’expérience du secours de Dieu, sans même qu’il ne puisse dire comment cela s’est passé, je prie que vous puissiez faire l’expérience du secours de Dieu. Je prie pour toutes les personnes isolées ou qui ont le sentiment de l’être. Je prie, à la manière du Psaume 22, pour toutes les personnes qui se sentent encerclées par des forces ennemies. Je prie pour nous tous, que le Seigneur nous vienne en aide, car si lui a connu l’abandon pour nous, il nous a fait la promesse de ne jamais nous abandonner.
Amen.