Les premiers seront les derniers

Bevaix (©René Hourdry, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons)

Écouter le culte :

N’est-il pas beau ce vigneron infatigable, qui cherche tout au long du jour des ouvriers pour travailler à sa vigne ? N’est-il pas plus beau encore, lorsqu’en fin de journée, il distribue à chacun son salaire et qu’il récompense les ouvriers de la dernière heure de la même façon que ceux qui ont travaillé toute la journée ? Beau ou injuste ?

Le travail à la vigne est exigeant, de nos jours il n’est pas valorisé autant qu’il le mérite. Dans nos villages, les vendangeurs ne se bousculent pas au portillon et les vignerons doivent être bien organisés pour avoir, le moment venu, les travailleurs nécessaires. Ils doivent prendre soin d’eux et veiller à ce qu’ils repartent contents, avec l’intention de revenir l’année suivante. Vous les imaginez offrir la même paie à ceux qui sont venus donner un coup de main une journée qu’à ceux qui ont fait toutes les vendanges ? Impossible ! Ils se mettraient à dos leurs ouvriers les plus engagés, ce serait là bien trop risqué. Et surtout, quel vigneron pourrait se permettre une telle dépense ? Ce serait de la folie, tant humainement que financièrement.

Alors beau ou injuste ? Ou simplement fou ?

C’est une question de point de vue. D’ailleurs c’est bien de cela qu’il s’agit : le point de vue, le regard qu’on porte sur les choses. Car le propriétaire de la vigne dira aux ouvriers mécontents : « Ton regard est-il mauvais parce que je suis bon ? »

La bonté de ce vigneron est folle. Ce vigneron est d’une bonté folle. Ces deux phrases disent la même chose, et pourtant, à chaque fois, selon un point de vue totalement opposé. La première discrédite le vigneron : la bonté de ce vigneron est folle. La seconde le rend admirable : ce vigneron est d’une bonté folle. Le sens de la parabole dépendra donc du regard que nous portons sur le vigneron.

Que veut donc dire Jésus avec cette histoire à double sens ?

Il la présente comme une parabole du royaume des cieux. Je ne sais pas vous, mais moi, quand on me parle d’un royaume des cieux, je ne me l’imagine pas comme une journée de dur labeur ! Non, plutôt comme un lieu de repos, de détente, de fête. D’autres paraboles nous le présentent comme un festin ou une noce.

Mais au fond, au-delà de ces images, comment est-ce que je peux me le représenter ? Une vie éternelle dans un paradis de délices ? Cela ne m’attire pas plus qu’une journée de vendanges.

Et si le royaume était cet espace où règne la paix et la justice, où la bienveillance rivalise avec le pardon, où l’homme se sent à sa place. N’est-ce pas là ce que chaque être humain recherche ? Un espace qui donne sens à l’existence – à la sienne, à celle des autres.

À écouter le récit de Jésus, cependant, on se rend vite compte que le royaume, ce n’est pas la vigne où triment les ouvriers, mais leur salaire. Cette pièce promise aux uns, inespérée pour les autres. Elle est comme un carton d’invitation. Avec cette pièce s’ouvrent les portes du royaume.

Et l’on comprend mieux que ce salaire soit le même pour tous. On se verrait mal recevoir une demi-entrée parce qu’on n’a travaillé qu’une demi-journée.

Juste avant de raconter cette histoire de vigneron, Jésus fait la rencontre d’un jeune homme qui lui demande comment entrer dans le royaume et il lui suggère d’obéir aux commandements, ce que l’homme fait déjà. Alors Jésus lui propose de donner tous ses biens aux pauvres et le jeune homme de s’en aller tout triste.

Mais comme le relevait si justement mon collègue Jean-Marc Leresche, dimanche passé, nous ne savons pas quelle sera sa décision à long terme. Et j’aime l’idée que c’est un peu pour lui que Jésus raconte cette parabole et qu’il pense à lui quand il évoque les ouvriers d’une heure plus avancée de la journée.

Si sa parabole est encourageante du point de vue du jeune homme riche, elle n’en reste pas moins dure pour les ouvriers de la première heure. Certes, le vigneron ne les lèse pas. Mais pourquoi les faire patienter si longuement pour les décevoir si amèrement ? Il aurait pu les payer en premier et ils seraient partis paisibles. Mais non, il choisit de leur faire la leçon. Que leur reproche-t-il donc ?

Derrière ces ouvriers de la première heure, on reconnaît les enfants d’Israël, le peuple élu depuis le début. Et Dieu, dans sa fidélité, ne leur retirera pas sa promesse. Mais qu’ils se détrompent s’ils se croient plus proche du royaume que ceux qui prennent leur distance d’avec les traditions et qui s’attachent davantage à aimer leur prochain !

Nous qui lisons cette parabole aujourd’hui, après 2000 ans de christianisme, nous ne pouvons pas ne pas nous identifier à ces travailleurs de l’aube. Et cet avertissement du maître de la vigne, les premiers seront les derniers, nous atteint de plein fouet.

On pourrait bien sûr opposer que les disciples de Jésus sont précisément les ouvriers de la dernière heure. Oui, c’est vrai, au moment où Jésus raconte cette parabole. Mais le contexte a changé. Nous sommes les disciples de Jésus, dites-vous ? Nous sommes les enfants d’Abraham, disaient-ils.

Qu’en serait-il si Jésus nous racontait cette histoire aujourd’hui ? En ce qui me concerne, je prends pour moi cet avertissement.

D’un point de vue historique, nous ressemblons étrangement à nos frères juifs de l’époque avec nos traditions millénaires. D’un point de vue personnel aussi, nous autres fidèles du culte réformé, nous sommes généralement engagés depuis des années à la suite du Christ, si ce n’est depuis le début. J’ai toujours vu cette fidélité, cette ancienneté comme un bon point. N’est-ce pas le cas ? La voilà soudain relativisée dans la bouche de ce généreux vigneron.

Alors pourquoi ces braves premiers seront-ils derniers ?

Peut-être parce qu’après des heures, courbés à cueillir des grappes, les muscles sont tout endoloris ; parce qu’après des heures à supporter la chaleur, on n’aspire plus qu’à se reposer à l’ombre d’un figuier ; parce qu’après des heures à discuter avec les autres, on rêve de tranquillité. Tandis que les derniers venus cherchent à faire corps avec l’équipe, travaillent avec une joyeuse énergie et entonnent des chansons.

Peut-être parce qu’ils croient mériter davantage que les autres alors qu’ils ont juste eu plus de chance, ils se sont trouvés au bon endroit au bon moment.

Peut-être enfin, sans qu’ils n’y puissent rien, tout simplement parce que le royaume est plus proche à la dernière heure qu’à la première. Oui, sans qu’ils n’y soient pour rien, le royaume s’est gentiment éloigné d’eux. Et enfermés dans leur bon droit, ils n’ont pas su le poursuivre.

Que cet avertissement ne résonne pas à vos oreilles comme une condamnation ! Tout est encore possible. Le Maître n’a de cesse de renouveler son appel. Tout ouvriers de la première heure que nous sommes, nous pouvons répondre présents pour une nouvelle tâche. De la même façon que le jeune homme riche a obéi aux commandements depuis le début et s’est vu confier une mission de dernière heure. 

Ne nous leurrons donc pas, avoir répondu une fois à l’appel du Maître ne nous comblera pas d’honneur. C’est d’y répondre maintenant qui fera de nous les premiers dans le royaume.

Vous ne voulez pas être derniers ? Alors ne vous contentez pas du sens que vous avez trouvé autrefois, continuez de chercher, de creuser, de remettre en question. Ne vous contentez pas de la flamme qui a brûlé en vous autrefois, continuez de vibrer, de tressaillir, comme le disait le Pape François dimanche passé à Marseille, de chercher. Alors votre foi obscurcie retrouvera sa splendeur.

 À travers l’histoire de ce vigneron magnanime, Jésus nous parle de son Père. Un Dieu qui invite infatigablement dans son royaume tous ceux qu’il pourra trouver. Chercheurs de sens, de justice, de bonté, bienvenue !

En ce début de culte, nous nous demandions si la démarche de foi et la démarche poétique, pour laquelle le sens est dans la question, étaient vraiment contradictoires. Au terme de cette prédication, nous pouvons affirmer qu’il en va de même dans la foi.

La parabole de ce matin nous invite à redevenir des ouvriers de la dernière heure. Et Jésus tout au long de son ministère n’a cessé de questionner les certitudes. Il n’a pas donné un manuel clé en main, mais il s’est donné lui-même comme le chemin.

Vous voyez la différence entre un manuel de réponses et de règles et une personne qui dit une chose puis son contraire sans perdre en cohérence pour autant ? Le sens est toujours multiple.

Si Jésus est le chemin, le chrétien ne saurait se complaire dans les réponses. Il doit être en route, en questionnement. Il ne peut être que sur le chemin.

Amen.

Poésie et prédication entrent en dialogue. Dans la foi, nous cherchons un sens préétabli qu’il s’agit de lire et d’interpréter dans la Bible. Le poème quant à lui, crée son propre sens. Dans la poésie de Claude Darbellay, nous avons une interrogation qui ne débouche sur aucune réponse. Le sens est dans la question. Mais est-ce si différent dans la foi?

Détails

Avec la participation de
Avec Claude Darbellay, écrivain et poète. Béatrice Reynaud pour les lectures, Josiane Elzingre et Nicole Humbert-Droz pour la prière d'intercession.
Orgue
Jacques Barbezat
Musique
Alice Corbellari, soprano, et Pierre Aubert, basse