Écouter le culte :
J’en ai plein le dos ! On me met tout sur le dos ! J’ai toujours mon chef sur le dos ! Je me suis mis tout le monde à dos ! Je fais le gros dos !
La plupart des expressions françaises qui font référence à la partie dorsale de notre anatomie évoquent une situation pénible. Il est vrai que porter une charge sur son dos, c’est rarement agréable. Quand on entend des mots tels que fardeau, joug ou corvée, on pense instantanément à quelque chose de pesant, de difficile, qui limite notre liberté de mouvement.
Eh bien, je vous avoue que parfois, je la ressens comme ça, ma vocation chrétienne : comme une charge, une lourde responsabilité. Être témoin du Christ, avoir un comportement conforme à l’Évangile, une attitude et des paroles qui manifestent la bienveillance de Dieu à l’égard de tous et toutes… j’y arrive rarement, j’échoue souvent.
Et puis toutes ces interdictions. Tout ce qu’on ne doit pas faire quand on est chrétien, toutes ces injonctions morales. Ça aussi, c’est pesant.
Il m’arrive de me dire que j’étais quand même bien tranquille avant de répondre à l’appel de Dieu, quand je ne me souciais pas de lui, que je ne me préoccupais pas de la manière dont je vivais. J’avais moins d’états d’âme, alors, et puis, personne ne critiquait mes convictions ni ma manière d’agir. Personne ne me disait : « Quand même, pour quelqu’un qui se dit chrétien, tu ne devrais pas dire ceci ou faire cela… ». Alors oui, il m’arrive d’en avoir un peu plein le dos, de ma vocation chrétienne.
Le grand Élie lui-même s’est découragé de servir le Seigneur. Et peut-être que ça vous arrive également. Élisée aussi aurait eu toutes les raisons d’en avoir plein le dos. Au propre comme au figuré. Il était là, tranquille, à labourer son champ avec ses bœufs quand Élie survient, et, comme négligemment, lui jette sa pelisse sur le dos. Sans dire un mot. Même pas bonjour, rien ! Et il poursuit sa route. Si bien qu’Élisée a dû lui courir après pour lui parler.
Moi, si j’avais été à la place d’Élisée, je n’aurais pas aimé sentir le poids du manteau d’Élie sur mes épaules. Prendre la succession d’un aussi grand prophète, non merci. Comme vocation, c’est assez gratiné. Enfin, vocation, façon de parler, vu qu’Élie n’a pas dit un mot. Il n’a pas interpellé Élisée, il ne l’a pas appelé en lui disant : «Viens, suis-moi». Il lui a juste lancé son manteau sur le dos en passant.
En fait, quand on y réfléchit, ce geste étonnant était plutôt attentionné : Élie a ainsi laissé le choix à Élisée de le suivre ou pas. Il ne l’a obligé à rien. Élisée aurait aussi bien pu laisser tomber le manteau de ses épaules, continuer à labourer son champ et mener sa petite vie tranquille.
C’est pareil pour nous. Quand Dieu nous appelle (et il nous appelle tous, toujours et tout le temps, pas seulement les pasteurs), on a le choix de lui répondre ou pas. On a toujours le choix. Dieu ne nous oblige pas à le suivre. Ni à l’aimer.
Élisée a fait le choix de suivre Élie. Il a accepté de répondre à cette vocation qui lui était adressée d’une si curieuse façon. Bon, il a quand même pris le temps de bien finir son ancienne vie avant de commencer la nouvelle. Il a fait ses adieux à ses parents, il a offert un dernier festin à sa maisonnée, ensuite, il a brûlé ses vaisseaux. Pour bien signifier qu’il ne serait plus jamais laboureur, il a sacrifié ses bœufs et jeté dans les flammes du bûcher leur harnachement, le joug, la charrue, tout.
Dans l’Église ancienne, c’est avec le baptême qu’on signifiait ce changement de vie. Quand on devenait chrétien, on était entièrement plongé dans l’eau pour dire qu’on noyait notre ancienne vie et qu’on renaissait à une vie nouvelle : on était lavé, purifié, refait à neuf. Élisée a choisi un autre élément de destruction et de purification pour marquer ce passage, ce point de non-retour : le feu plutôt que l’eau. Mais la signification en est la même.
Élisée fait donc le choix de suivre Élie et de devenir prophète, comme sur un coup de tête. Je me demande comment il se fait qu’il ait accepté si facilement. Quand même, c’était là une charge autrement plus lourde que celle d’être conseiller paroissial, pasteur ou même conseiller synodal.
Eh bien, je crois que si Élisée a si facilement endossé cette responsabilité, c’est à cause du manteau qu’Élie lui a jeté sur le dos. Parce qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel manteau.
Dans la langue originale de l’Ancien Testament, l’hébreu, il y a plusieurs mots pour désigner ce type de vêtement. Le mot utilisé ici est assez rare. Il fait référence au manteau des rois, ou bien au manteau des prophètes. C’est le vêtement de celui qui a été consacré, qui a reçu une onction d’huile, qui a été désigné par Dieu pour exercer une tâche de gouvernement – temporel pour le roi, ou spirituel pour le prophète.
Ce n’est pas le manteau de l’homme ordinaire, ni celui du soldat, encore moins celui du mendiant. Ce manteau-là habille l’homme qui a reçu une mission sacrée. Le mot hébreu utilisé pour ce type de manteau vient d’un verbe qui signifie «rendre puissant et glorieux».
Revêtir un tel manteau, c’est donc recevoir un honneur et une force ; c’est recevoir un pouvoir permettant de réaliser des actions qui comptent, qui ont du poids, des actions nobles et éclatantes – aux yeux de Dieu, en l’occurrence, pas forcément aux yeux des hommes.
Nous aussi, nous sommes invités à nous habiller d’un manteau semblable à celui d’Élie. C’est ce que dit l’apôtre Paul quand il parle de « revêtir le Christ » et de sortir d'une logique humaine centrée sur soi-même et sur le mépris d’autrui.
Voilà qui change un peu la perspective quand on parle de la vocation chrétienne. Recevoir cette vocation, être appelé par Dieu, c’est un honneur et un pouvoir d’action.
Être chrétien, ce n’est pas seulement s’interdire de faire certaines choses, c’est avant tout s’autoriser d’en faire d’autres.
Être chrétien, ce n’est pas seulement éviter de porter préjudice à autrui, c’est mobiliser son énergie pour prendre soin de lui, et recevoir la force nécessaire pour le faire. C’est ça, revêtir le Christ.
Revêtir le Christ, c’est adopter une autre logique que celle des rapports de domination ou de la satisfaction d’un désir immédiat et égoïste, qui ne se soucie pas des conséquences à long terme.
Revêtir le Christ, c’est vouloir le bien de son prochain, en même temps que son propre bien. C’est construire un espace de vie communautaire harmonieux, solidaire, bienveillant et paisible, en agissant et en parlant comme le Christ lui-même l’aurait fait
Pour réaliser ce programme, nous ne sommes pas livrés à nous-mêmes. Une vraie force nous est donnée : une force de résistance au mal, une force pour lutter contre le fatalisme et le désespoir.
Une puissance qui nous donne un vrai pouvoir de transformation, une puissance qui nous arrache à notre inhumanité. L’Esprit du Père, Esprit créateur et re-créateur ; cet Esprit, cette puissance qui animait le Christ, nous est également donné.
Et c’est la prière qui permet à l’Esprit de nous travailler au plus intime, au plus profond, qui met notre cœur au diapason du cœur de Dieu, qui aiguise notre intelligence, retrempe notre volonté et notre courage de lutter contre ce qui meurtrit et mutile nos frères et nos sœurs en humanité.
Le joug de Jésus est facile à porter, parce que, tout en nous guidant, il libère notre vitalité, parce qu’il suscite notre joie.
La vocation chrétienne n’est pas une pénitence, une charge accablante qui rend tout le monde morose.
Être chrétien, c’est recevoir le pouvoir d’aimer et la possibilité d’agir en conséquence, et pour soi-même, et pour son prochain. C’est là notre vêtement d’honneur, c’est là notre parure de gloire.
Amen.