Écouter le culte :
C’était mieux avant ! Quand y avait pas tous ces écrans. Quand les enfants savaient encore jouer avec un bout de bâton ou des billes. C’était mieux avant, quand on se posait pas toutes ces questions sur la provenance des habits, des aliments et la trace carbone. Quand on avait un plus grand pouvoir d’achat. Quand y avait plus d’oiseaux et des vrais hivers. Quand l’instituteur disait la même chose que l’Église. Et que celle-ci était encore au milieu du village. Et d’autres soupirs encore qui trahissent notre nostalgie…
Gédéon n’échappe pas à ce vague à l’âme : « Où sont donc toutes les merveilles que nous racontaient nos pères ? »
Ces questions et bien d’autres donnent le pouvoir au passé de boucher l’horizon.
Il y a une autre expérience d’aveuglement qu’on connait bien : vous savez, c’est comme avec nos clés qui sont juste devant nous, mais qu’on ne voit pas, et qu’on cherche partout. Là encore, Gédéon fait fort avec le temps qu’il prend pour reconnaître son interlocuteur. Mais l’aveugle aussi, qui, après avoir ouvert les yeux, semble ne pas voir Jésus face à lui, mais seulement les gens qui bougent au deuxième plan !
« Dans les Évangiles, il est question de royaume en veux-tu en voilà. En veux-tu en voilà, mais tout en même temps difficile d’accès. Non qu’il soit loin : il est à portée de main. Mieux encore, ce qui le rend difficile à trouver, c’est qu’il est à découvert, là où on cherchait quelque chose de crypté, une planque, un bunker caché derrière un tas de broussailles, sur un sommet très raide et inaccessible. On revient épuisé d’avoir beaucoup cherché, on se décourage, et Jésus de nous taper sur l’épaule et de nous dire : là, tu vois ? Non je ne vois pas ! (…) Je ne vois pas, parce que j’ai le nez dessus. Parce que c’est trop facile. C’est difficile parce que c’est trop facile », écrit Marion Muller-Colard.
Gédéon bute sur le passé qui est paradoxalement décourageant : pourquoi toutes ces merveilles d’antan ne sont-elles plus d’actualité ? Gédéon bute sur un présent rendu pénible à cause de l’oppression des ennemis. Passé comme présent l’empêchent d’envisager l’avenir.
Du temps des juges, les Israélites sont confinés dans les régions montagneuses, alors que les riches vallées et la plaine côtière restent aux mains d’autres peuples. De plus, des groupes de nomades, dont les Madianites, font des razzias contre Israël, détruisant les récoltes.
Tenace dans sa résistance face aux pilleurs, actif dans sa vulnérabilité, Gédéon se cache avec le blé de la moisson. Il bat le blé dans un pressoir probablement creusé à même la roche. Dans l’opacité de l’oppression, surgit alors un prophète pour rappeler aux fils d’Israël LA libération par excellence, celle que le Seigneur opéra pour délivrer son peuple de l’Égypte. Pour rappeler également la distance qu’Israël a peu à peu instaurée avec Dieu et avec ses désirs. Dans l’épaisseur du quotidien, vient ensuite un ange du Seigneur pour adresser vocation à Gédéon.
Mais le cœur de Gédéon reste fermé. On ne la lui fait pas ! Comment affirmer la présence du Seigneur dans le cataclysme du présent ? Les yeux de Gédéon restent fermés. L’ange n’est pour lui qu’un voyageur ordinaire, un passant bien peu averti de la réalité de son temps.
Enfin, dans la désespérance qui englue Gédéon, le Seigneur lui-même se tourne vers lui pour lui faire face, tel Jésus avec l’aveugle. « Va avec cette force que tu as et sauve Israël de la main des Madianites. N’est-ce pas moi qui t’envoie ? »
Si son cœur et ses yeux s’entrouvrent, Gédéon reste toutefois dans la contestation : sa tribu n’est qu’une demi-tribu ; son clan le plus nul, et lui le plus jeune de sa famille ! Mais le vaillant guerrier est bien là, en germe, aux yeux de Dieu.
Quand l’humain attend une libération avec éclats et paillettes et des héros surdimensionnés, Dieu, quant à lui, se plaît à dénicher des talents cachés associés à des cœurs bouillants pour une cause. Dieu se plaît à apporter une délivrance qui prend sa source dans la pâte humaine et la fange du quotidien. Il est peut-être moins au chevet de notre extase qu’à celui du frère, de la sœur à qui on apporte une tisane !
Le cœur de Gédéon brûle pour la libération des ennemis. C’est précisément pour cette cause que Dieu le mandate. Ainsi en va-t-il pour nous aussi : notre vocation est tissée de désirs profonds, de talents enfouis ou déjà révélés et d’appels furtifs chuchotés par le Seigneur. Car avec nous aussi, il se fait souvent incognito, comme pour nous laisser de la marge de manœuvre, comme pour ménager notre vulnérabilité et notre liberté.
Les yeux et le cœur de l’aveugle s’entrouvrent également, sa bouche est déliée. Tiens, il sait parler ! Jusque-là c’étaient les autres qui parlaient à sa place, qui pensaient pour lui. Jésus le prend à l’écart, hors du village ; il le sort de ses sentiers battus et des influences des autres ; il l’extirpe de sa passivité et lui donne accès à son autonomie.
Je crois que la vocation peut surgir à la croisée entre contestations et passivités, là où Dieu sait trouver le chemin de nos cœurs, comme avec Gédéon et l’aveugle silencieux. Je crois que la vocation plonge ses racines à la croisée entre l’épaisseur de notre quotidien et le désir profond de notre cœur.
La vocation ne tombe pas du ciel sous forme d’un cahier des charges précis. Elle se découvre peu à peu. Gédéon en fait l’expérience : ça nécessite du temps et des étapes. À l’image de la guérison de l’aveugle.
La vocation met en route. Quand on a l’élan, la force de mobilisation est décuplée. Regardez les jeunes en dernière année d’école obligatoire s’ils savent qu’ils ont une place d’apprentissage ! Ou prenez la motivation à porter des pierres quand on sait qu’on bâtit une cathédrale !
Va avec cette force que tu as ! C’est valable pour Gédéon comme pour chacune et chacun de nous. L’avenir rêvé par Dieu passe par des humains tout ordinaires.
Alors, l’Église, la société, notre planète, c’était mieux avant ?! Oui, peut-être, oui, bien sûr – mais pas seulement ! C’est dans l’ici et le maintenant que nous sommes mandatés par le Seigneur pour agir au plus près de notre désir profond, les mains dans le cambouis de nos réalités. Confiants que Dieu a aussi ses mains dans la boue pour apporter libération et guérison, comme pour l’aveugle. Comme pour Gédéon.
Dieu te choisit avec la force que tu as ; ni plus ni moins. Avec la force que tu as, pas celle d’un autre ! Si nous doutons de nos capacités, Dieu, lui, ne doute pas de nous. Il nous répète inlassablement :
Va avec la force que tu as !
Va vers l’appel que tu as !
Amen !