Écouter le culte :
Aujourd’hui, jour des Rameaux, nous célébrons l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, cinq jours avant son exécution par crucifixion. Le triomphe public avant la liquidation brutale. Nous en resterions volontiers à cette date des Rameaux, où celui dans lequel nous contemplons le visage de Dieu est accueilli comme il convient, où tout est baigné de joie, d’enthousiasme, d’adhésion souriante. Nous en resterions volontiers à l’acclamation: «Hosanna! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient, le roi d’Israël!».
D’autant plus que nous sommes assez doués pour organiser à notre manière des copies de la fête des Rameaux en mondovision. En lisant le texte biblique, je n’ai pu en effet m’empêcher de penser au couronnement du roi Charles III ou aux Journées mondiales de la jeunesse. Dans les deux cas, certes ce n’est pas le roi d’Israël, mais tout de même des souverains – le roi de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord, d’un côté, le souverain pontife, monarque absolu de l’État du Vatican, de l’autre. Dans les deux cas, certes ce n’est pas l’Envoyé de Dieu, mais tout de même des leaders spirituels – le roi Charles III est le chef de l’Église anglicane, le pape François, celui de tous les catholiques.
Nous aimons bien la façon dont ces deux figures contemporaines sont reconnues et acclamées dans leur charge. Le roi quitte son palais en grande pompe pour se rendre à l’abbaye de Westminster et recevoir, dans la droite ligne du légendaire roi Salomon, l’onction royale. Une foule immense l’acclame sur le parcours en agitant des petits drapeaux, sorte de palmes modernes. La fine fleur de la société, vêtue d’habits somptueux, l’attend dans l’abbaye de Westminster. L’orgue emporte l’assemblée et enfin retentit God save the King. L’accueil est somptueux, les vivats sont au rendez-vous, l’acclamation unanime, la reconnaissance triomphale.
Et que dire des Journées mondiales de la jeunesse ? A Lisbonne, le pape, entouré d’une multitude de prêtres, d’évêques et de cardinaux, clôture l’événement devant 1,5 millions de pèlerins, au milieu des acclamations, des vivats et des oriflammes. Des larmes, des rires, une immense ovation. Des milliers de journalistes pour rendre compte de l’événement.
Je ne sais pas si les évangiles sont vraiment à la hauteur avec l’entrée de Jésus à Jérusalem. Toujours est-il que – ne serait-ce que par le biais de la télévision – nous aimons bien regarder et participer à de tels spectacles, même si, en bons protestants, nous ne l’avouerons jamais. Mais pourquoi aimons-nous cela ? Qu’est-ce qui nous attire dans ces grandes célébrations ?
La première chose qui nous fascine est la visibilité. Dans notre monde moderne, les Églises n’existent qu’à grand peine. On les a quasiment chassées de l’espace public. On les a invisibilisées. Or, voici que brusquement, par le biais d’un grand leader, elles font la une de l’actualité, elles occupent l’espace public. Nous existons enfin à la face du monde.
La seconde chose qui nous enchante, c’est le nombre, c’est la foule unanime à acclamer ce qui nous est cher. Nous étions mis à l’écart, méprisés, nous voici reconnus. Nous ne sommes plus seuls ou membres d’assemblées squelettiques, mais noyés avec délice dans une foule immense qui partage nos émotions et nos convictions.
La troisième chose qui nous séduit, c’est la démonstration de puissance. Le faste, l’apparat, les dorures, les vivats, la procession, la célébration nous donnent l’impression – comme naguère aux disciples de Jésus – que c’est arrivé. Après tant de doutes, après tant de galères, nous voici, au bout du chemin, nous voici arrivés, c’est l’heure du triomphe irrésistible, c’est l’heure où Dieu entrouvre le voile et laisse filtrer une parcelle d’éternité. Nous voici rassurés, nous avons choisi le bon camp.
La visibilité, le nombre, la démonstration de puissance : voici la recette du succès, voici ce qui attire la reconnaissance admirative de nos sociétés. Mais en nous enfermant dans ce conformisme, sommes-nous encore ouverts au projet de Dieu ? En consonnance avec l’Évangile ?
La réponse tombe immédiatement et avec la plus grande netteté. Jésus nous prépare une surprise dont il a le secret : il nous fait le coup de l’ânon. Je lis : « Le lendemain, la grande foule venue à la fête apprit que Jésus arrivait à Jérusalem ; ils prirent des branches de palmiers et sortirent à sa rencontre. […] Trouvant un ânon, Jésus s’assit dessus selon qu’il est écrit : ‘Ne crains pas fille de Sion : voici ton roi qui vient, il est monté sur le petit d’une ânesse’ ».
Le coup de l’ânon. C’est le geste qui fâche, c’est le geste qui casse l’ambiance, c’est le geste qui réduit en miettes le monde que nous nous étions construits. Un peu comme si, le 14 juillet, le président Macron, entouré de la garde républicaine à cheval, trompettes en tête, descendait les Champs Élysées à bicyclette, ou si le pape célébrait l’Angélus face à la place Saint Pierre à Rome en salopette. Et on comprend bien l’évangéliste qui ajoute : « Au premier moment, ses disciples ne comprirent pas ce qui arrivait. »
Les disciples ne comprennent pas et nous de même. La monture d’un roi – comme le démontrent toutes les statues – est le cheval et non un ridicule ânon. Imaginez le général Guisan juché sur un baudet ! Le geste de Jésus provoque une crise – une crise de nos attentes, une crise de nos représentations, une crise de nos valeurs.
Jésus déconstruit notre image du roi, du grand leader religieux. Il dit : « Vous avez raison de sortir à ma rencontre pour m’acclamer comme le roi d’Israël. Vous avez encore raison de voir en moi celui qui vient au nom de Dieu pour visiter sa ville, la ville de la présence du Très-Haut. Vous avez encore raison d’attendre de moi protection, liberté et leadership. Vous avez encore et toujours raison : en tant que roi d’Israël, je viens vous apporter une vie meilleure, la meilleure des vies ». En ce sens, la fête des Rameaux est parfaitement justifiée et nous avons entièrement raison de la célébrer.
Mais ici intervient le grand « mais ». En enfourchant un ânon, Jésus ajoute : « Je suis bien le roi d’Israël, mais pas dans le sens que vous croyez, car les valeurs que Dieu m’a chargé de représenter dans le monde ne sont pas les valeurs en honneur parmi les hommes. »
L’évangéliste ne s’y trompe pas, lui. Le coup de l’ânon n’est pas une provocation gratuite, privée de sens. Il renvoie à l’antique prophétie de Zacharie qui parlait de la venue du messie dans les termes suivants : « Tressaille d’allégresse fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne – sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Éphraïm le char de guerre et de Jérusalem le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. » Entre parenthèses : si seulement cette antique prophétie pouvait être entendue aujourd’hui en Terre Sainte.
Mais revenons aux Rameaux : le but du roi Jésus n’est pas de s’imposer en prenant à son compte les nécessaires attributs du pouvoir dans les sociétés humaines, soit : établir son pouvoir par la violence ou par le populisme, démontrer sa puissance par le faste et l’adulation populaire, être plus fort, plus riche, plus intelligent, plus reconnu, exigeant l’allégeance de tous. Être celui qui porte à un degré inconnu jusqu’ici tout ce que nous admirons. Mais Jésus n’est pas Poutine. Tout au contraire, il opère un renversement des valeurs. Il s’impose par l’humilité. Non pas une humilité servile et bêtifiante, mais une humilité novatrice et révolutionnaire. Jésus renonce au pouvoir pour introduire une autre sorte de pouvoir. La seule finalité de sa royauté, de l’exercice de son autorité, est l’instauration de la paix. Mais de la paix au sens biblique, c’est-à-dire de la paix avec Dieu, de la paix entre les hommes, de la paix de chacun avec sa propre vie.
Très bien ! Mais comment va-t-il faire cela ? Le texte ici encore vient à notre secours. Les disciples ne comprennent pas sur le moment. Quand vont-ils donc commencer à comprendre ? « Ses disciples ne comprirent pas ce qui arrivait, mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se souvinrent que cela avait été écrit à son sujet. »
Pour l’évangéliste, la glorification, par quoi il faut entendre la manifestation ultime de la présence de Dieu, est un événement bien précis qu’il serait fatal d’escamoter. Cet événement, c’est la croix. Autrement dit, Jésus va devenir roi à travers la Passion. Son trône est la croix, et sa couronne, celle d’épines. Et c’est pourquoi, la croix porte l’écriteau « Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs ».
Le véritable roi est celui qui donne sa vie pour que nous recevions ainsi la possibilité de vivre en vérité et en plénitude. Son corps crucifié est l’ultime parole de Dieu qui nous est adressée. Ainsi la fête des Rameaux nous invite à un changement de regard, à une révision de nos valeurs, à quitter nos convictions humaines, trop humaines, pour accueillir le monde surprenant du Dieu qu’on n’attendait pas.
Si nous avons compris cela, alors nous pouvons nous joindre au chœur des pèlerins et dire avec crainte et tremblement, mais aussi une infinie reconnaissance : « Hosanna ! Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient, le roi d’Israël. »
Amen.