Écouter le culte :
Dans la suite de Pâques nous regardons vers ce qui est rendu vraiment vivant par Dieu, ce qui est plus fort que la mort, plus fort que tout ce qui peut nous arriver. C’est ce dont parle l’apôtre Paul quand il affirme ici que « Ces trois choses demeurent pour toujours : la foi, l’espérance et l’amour ».
Paul nous dit en particulier que « l’amour ne meurt jamais ». Mais quel est donc cet amour dont Dieu nous aime et que l’Évangile nous invite à vivre également ? Il y a un mot spécial dans le grec de l’Évangile pour cette qualité d’amour si importante pour Paul et pour Jésus : c’est l’agapè (ἀγάπη).
Il est parfois dit que l’amour-agapè serait au-delà de toutes les façons d’aimer, que c’est un amour divin que seul Dieu pourrait nous donner d’avoir par son Esprit. C’est vrai que Dieu nous aime comme cela, et c’est vrai que Dieu nous rend capable d’aimer ainsi. Seulement il me semble que l’agapè est bien plus simple et concret que cela, que cette forme d’amour nous fait partie de notre nature. C’est ce que l’on peut relever ici.
Car ce chapitre 13 de la première lettre aux Corinthiens sur l’amour-agapè est la suite du chapitre 12 (évidemment) où Paul parle autrement de la même chose. Il dit que l’humanité est comme un corps organique, dont chaque personne est un membre, avec ses qualités particulières et sa vocation : comme un œil, une oreille, une main, et chaque autre organe. Paul parle alors de l’amour en termes très concrets, voilà comment il nous invite à aimer : « Que les membres se soucient les uns des autres. » (1 Corinthiens 12, 25)
C’est cela aimer d’agapè : c’est nous soucier de l’autre. Cela ne demande pas nécessairement d’avoir des sentiments pour notre voisin, ni de le trouver sympathique, ni de l’apprécier. Simplement de prendre en compte le fait qu’il existe. Lui aussi a un visage, nous dirait le philosophe Lévinas. C’est la base. C’est une question de survie, une simple question de bon sens : sinon tout corps social se délite. Par contre, dans la mesure où nous nous soucions de l’autre, tout le monde s’en portera mieux et ce sera au bénéfice de l’ensemble. Cela crée des connections, ce qui est puissamment créateur.
Cet amour-agapè est la base du métier de médecin aux urgences à l’hôpital, du professeur d’école ou du plombier : qu’ils soient croyants ou non, ils savent faire attention à chaque personne qui leur est confiée, qu’elle lui soit sympathique ou non.
L’agapè serait ainsi la forme la plus basique, la plus simple, la plus essentielle de l’amour.
Ce n’est pas en concurrence avec le fait d’avoir des sentiments pour une personne, au contraire. Quand on a un ami, ou quand on est amoureux, il est tout autant essentiel de prendre en compte le fait que l’autre n’est pas seulement l’objet de notre passion, mais qu’il est d’abord une personne en tant que telle, une autre personne que nous, différente, avec ses qualités propres, ses besoins, ses aspirations. À l’amour des amoureux, à l’amitié liant deux amis, il est donc bon qu’il y ait aussi cet amour-agapè dont parle l’Évangile : se soucier de l’autre.
L’image que Paul utilise pour illustrer l’amour-agapè est excellente : un corps est constitué de quelques trois mille milliards de cellules, comment est-ce que cela peut fonctionner ? Nous ne sommes que 8 milliards d’humains sur terre et nous avons déjà du mal à nous entendre, parfois. Notre corps et ses trois mille milliards de cellules est un miracle d’organisation : cela demande que les cellules s’entendent entre elles. L’amour agapè est ainsi inscrit en nous, chaque cellule d’un corps en bonne santé le connaît. Apprenons l’agapè de nos cellules, de nos organes.
L’agapè fait attention à l’autre, c’est déjà essentiel, et il peut alors arriver que nous ayons envie de l’aider. Le service de l’autre est un fruit, déjà plus élaboré, de l’agapè. Un autre fruit possible est quand nous sentons que nous pourrions faire équipe avec telle autre personne pour apporter un service plus grand. C’est ce que font les cellules de notre corps pour former par exemple un poumon, qui s’assemble ensuite avec d’autres organes pour faire un système respiratoire bien utile pour le cerveau comme pour le petit orteil du pied gauche.
L’agapè est ainsi une base, et cet amour peut porter des fruits. C’est ainsi que Jésus nous invite à aimer d’agapè, comme une façon d’être fondamentale, aimer dans ces trois dimensions :
- Aimer Dieu : c’est le prendre en considération dans notre façon de vivre et d’espérer, au moins comme hypothèse, ou au moins comme idéal de justice et de bonté, comme ce qui augmente la vie. C’est ce que l’on appelle la foi.
- Aimer son prochain : c’est se soucier de l’autre. C’est la base de toute recherche de justice et de paix, la base indispensable aux relations entre amis, dans le couple, en famille, au travail, entre voisins, entre pays. C’est indispensable à la vie.
- Enfin, s’aimer soi-même en vérité : c’est l’espérance, c’est tenir compte du fait que nous sommes un digne membre du corps, même si nous l’avions oublié. Paul insiste sur cette prise de conscience : « Si l'oreille disait : ‘Parce que je ne suis pas un œil, je ne fais pas partie du corps’, l’oreille n'en ferait pas moins partie du corps. » (1 Corinthiens 12, 16)
Comment l’amour peut-il naître et ressusciter ?
Pour ce qui est de l’amour de Dieu pour nous, il est toujours actif, il n’a donc pas besoin de ressusciter. C’est solide comme un roc. Nous sommes une partie du corps. Mais pour ce qui est de notre propre capacité à aimer ? Paul nous invite à « suivre l’amour » ou à « marcher à la suite de l’amour » (1 Cor 14, 1).
Comment faire cela ? Il nous donne quelques pistes en début de chapitre : il relativise la théologie, la prière, le sentiment religieux, nos talents de prophètes et de prophétesses. Il les remet à leur place comme de simples exercices, certes, mais utiles pour notre capacité à aimer. Car elle s’entraine effectivement, elle se renforce comme un muscle, elle s’assouplit comme une articulation. C’est une première piste, pratique. La religion est dangereuse quand elle est sacralisée ; quand elle devient un but, alors qu’elle est utile quand elle est prise ainsi, comme une salle de musculation pour notre capacité à aimer.
Jésus nous donne une autre piste, qui me semble essentielle, quand il dit : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés ; demeurez dans mon amour. » (Jean 15, 9). Cette piste consiste à relever consciemment l’amour dont nous avons été aimés, puis faire en sorte que cela développe notre propre capacité à aimer.
C’est ce que nous pouvons faire dans notre prière régulière : nous remémorer de bons gestes d’amour-agapè que nous avons pu vivre avec quelqu’un ou avec Dieu. Les goûter à nouveau, les mâcher, s’en réjouir, chercher ce qui a pu faire que cela ait pu arriver, puis demander à Dieu de nous aider à intégrer cet agapè dans notre être. Alors, nous «demeurons dans son amour». C’est ainsi que l’on ressuscite l’amour chaque fois un petit peu plus.
L’amour même de notre ennemi ? Si l’on peut.
Comment comprendre maintenant cette invitation de Jésus à aimer même notre ennemi ? Ce n’est évidemment pas très naturel mais c’est fort utile.
Si l’on sait que l’amour-agapè ne consiste pas nécessairement à trouver l’autre sympathique mais à se soucier de son cas, cela devient déjà plus faisable. Quand une personne est problématique, elle fait néanmoins partie du corps et Dieu la regarde comme son enfant aussi. Il faut donc bien que quelqu’un se demande ce qui ne va pas, comment cette personne pourrait progresser, comment éviter qu’elle fasse de graves dégâts, comment prendre soin de ses victimes. C’est donc très utile de prendre souci d’elle (de l’aimer d’agapè) car le corps entier souffre.
Qui pour le faire ? Pas nécessairement nous, mais peut-être. Seulement nous ne sommes pas Dieu, nous sommes des êtres limités. Il existe des circonstances, par exemple, où une personne a été victime d’une autre et dont la blessure est encore vive : ce serait mettre en danger cette personne blessée que de vouloir la forcer à se soucier de son bourreau ou de la culpabiliser de ne pas y arriver. Et même sans ces circonstances dramatiques, nous ne pouvons pas valablement porter l’ensemble des soucis du monde, à nous de discerner notre propre vocation.
Il est donc vraiment important de saisir qu’aimer n’est pas à prendre comme un devoir, mais comme une bonne chose à vivre que Dieu nous donne. Car c’est vrai que l’amour-agapè est bon. Il est bon autour de nous et il est bon pour nous en nous faisant sortir de notre coquille.
C’est donc très juste de la part de Paul de nous inviter à « suivre l’amour », à chercher à nous en inspirer pour avancer à notre rythme en faisant ce que nous pourrons.
Dieu, lui, nous aime d’agapè et même plus
Dieu se souciera toujours de nous. C’est une théologie radicale : Jésus nous affirme que Dieu nous aimerait encore, même si nous étions son ennemi. Dieu est amour-agapè nous dit Paul ici, et son amour pour nous ne meurt jamais. Il nous garde.
À cet amour-agapè, Jésus ajoute un degré supplémentaire, plus élevé de l’amour quand il nous déclare « maintenant, je vous appelle amis » (Jean 15, 16). Cela nous dit que non seulement Dieu nous aime d’agapè comme un professeur s’occupe de chaque élève, mais qu’en plus Dieu nous aime comme un ami. C’est plus personnel que l’agapè, cela engage des sentiments, un attachement profond à la personne elle-même, parce que c’est elle.
Dorénavant nous n’aurons plus jamais à avoir peur que Dieu nous abandonne, ou nous fasse souffrir, « son amour chasse toute crainte » (Romains 8, 15, 1 Jean 4, 18).
Bien des passages de la Bible, comme le Cantique des cantiques, nous disent que Dieu est même amoureux de nous : comme Roméo aime Juliette. Dieu est fou amoureux de nous !
L’Évangile, c’est cela !