Écouter le culte :
Avez-vous remarqué qu’il manque un personnage dans cette histoire ? Comme d’habitude, on m’a oubliée, moi, la maman ! Il n’y en a que pour les trois hommes de la maison ! Je vais vous raconter l’histoire à ma façon…
Quand les enfants étaient petits, tout était facile… enfin, la vie, quoi, c’était pas le club Med, non plus… Ils étaient nos enfants et nous étions leurs parents, c’était tout simple. Il fallait parfois élever la voix, mais en général, ils obéissaient assez bien, travaillaient quand on le leur demandait. Bon, n’allez pas vous imaginer des enfants hors du commun, ils faisaient ce qu’on leur demandait, pas plus ! Et puis, les garçons ont grandi, leurs caractères se sont affirmés.
Avec Siméon, l’aîné, tout a bien été. Il avait un grand sens des responsabilités, il savait qu’il hériterait du domaine et il s’y est investi sans que nous ayons à le pousser. La vigne, les oliviers et les amandiers, les troupeaux, les ruches… Il a su tout faire très vite. Et le vieil Elias, mon cher époux, était bien soulagé de pouvoir se reposer sur lui.
Avec Ruben, le second, ça n’a pas été aussi bien. Pourtant, nous avons eu le sentiment de les élever de la même manière, de leur donner la même attention, de leur donner autant d’affection. Ah, Ruben… Toujours à se plaindre qu’il en faisait trop, à essayer de refiler ses tâches à nos serviteurs, à se lever tard le matin, à « oublier » d’aller à la synagogue le jour de Sabbat, à traîner dans les tavernes… Mais il savait nous faire rire et nous faisions preuve d’indulgence pour ce petit moineau sautillant. Obéir est une grande récompense, chantons-nous dans les psaumes… Eh bien lui, il ne s’est jamais senti obligé d’obéir, croyez-moi ! Il n’a jamais empoché cette récompense-là !
Elias me parlait des textes sacrés qui nous guidaient dans les circonstances de la vie, et qui disaient comment agir avec un fils qui se conduit mal. Mais quoi, nous n’en étions pas là, nous n’allions pas exposer notre fils à la lapidation ! Ses agissements n’étaient pas si graves, quand même ! Souvent, nous avons essayé de parler avec lui, Elias et moi. Enfin, c’était surtout Elias qui parlait, moi, on ne me demandait pas trop mon avis. Les jours passaient et Ruben devenait comme un étranger au sein de sa propre famille, tant son comportement détonnait avec nos valeurs. On ne se causait presque plus…
Un soir, il a convaincu Elias de lui donner sa part d’héritage… et il est parti ! Envolé du nid, notre moineau ! D’abord, nous avons été soulagés, il faut bien dire les choses comme elles sont. La vie est devenue plus calme à la maison : plus personne pour râler, pour faire la tête du matin au soir, pour « oublier » les tâches confiées… Et puis, petit à petit, nous nous sommes inquiétés. Tous les soirs, Elias se tient au bout du chemin, pour voir si son fils, notre fils, revient. Il en a perdu sa joie de vivre et son allant.
Moi non plus, je ne suis plus moi-même. Cet enfant que j’ai porté dans mon ventre, que j’ai allaité, que j’ai langé – la chair de ma chair – n’a-t-il donc aucune reconnaissance ? Ne connaît-il pas ses parents, sa famille ? Il pourrait, je ne sais pas, moi, envoyer des cartes postales de temps en temps ! Pas tous les jours, mais, disons, quand même… toutes les semaines ? Tous les mois ? On ne se causait presque plus, et c’était difficile, mais maintenant, on ne se cause plus du tout… Aucune nouvelle. C’est comme s’il était mort.
Vous savez ce que l’on dit de nous, les mères juives ? Que nous sommes possessives, presque abusives, et là, me voici dépossédée et désabusée. Mon fils, il est parti… Que fait-il ? Est-il même encore vivant ? Pense-t-il à nous ? Comment savoir ? Nous ne savons même pas dans quelle ville il est allé. Ruben, mon petit, où es-tu ?
Siméon sert le domaine comme il l’a toujours fait, ne demandant jamais rien. Nous lui donnerions tout ce qu’il voudrait, mais il a peu de besoin et se contente d’une vie simple et saine. Un honnête gars !
Et puis, un soir, le monde a basculé ! Elias est venu me chercher et m’a montré un point qui grandissait à l’horizon : c’est lui, c’est notre Ruben, il rentre ! Moi, je ne voulais pas y croire, mais plus le point grandissait, plus je reconnaissais Ruben, mon fils !
Oh comme il a changé, il a perdu ses rondeurs enfantines et son regard a acquis une dureté que je ne lui connais pas. Il est sale comme jamais, dans ses vêtements rapiécés. Je crains que cette fois, Elias ne l’emmène à la sortie de la ville, devant les Anciens. C’est sûr, ils le condamneront.
Une partie de moi, qui suis pourtant sa mère, le condamne. Comment a-t-il pu nous infliger tant d’inquiétude et de souffrance ? Sans compter tout l’argent qu’il a dépensé, car sale comme il est, il n’a certainement plus rien ! Une partie de moi le condamne, mais mon cœur de maman l’aime comme lorsqu’il a poussé son premier cri ! Mon cœur de maman est rassuré de le voir, mal en point, mais vivant, vivant !
La réaction d’Elias me conforte dans cet élan d’amour que nous ressentons pour notre enfant : il ne le laisse pas s’excuser, il ne veut pas de son regard penaud… Non, il improvise une fête ! Il rend à notre fils sa dignité perdue : beaux vêtements, bon repas, c’est la fête des retrouvailles !
Et voici que Siméon rentre du champ. Il est fatigué, lui aussi. Je le regarde plus attentivement que d’ordinaire. Il est aussi devenu un homme, une ride barre son front, les soucis du domaine pèsent aussi sur ses épaules. Il travaille beaucoup depuis qu’Elias est moins capable… et il ne demande jamais rien.
Pauvre Siméon. Il est en colère de la situation. Lui, il nous a donné tout ce qu’il pouvait, et il s’estime lésé : jamais de fête pour lui, jamais de repos non plus ! Et voici que ma joie se fêle : Siméon va-t-il rentrer faire la fête avec nous ?
Dans nos cœurs de parents, il y a de la place pour chacun de nos fils, avec leurs forces et leurs faiblesses, avec leurs élans, leurs charismes. Dans notre maison, la cohabitation sera-t-elle de nouveau possible ? Elias et moi y veillerons, comme l’Éternel veille pour que nous restions un seul peuple !
Amen.