Le cri libéré

©Pierre Boismorand

Écouter le culte :

« Parle moins fort ! Ne crie pas ! » Le cri n’a pas vraiment bonne presse. Il est associé à la colère, à la sur-affirmation de soi, à l’agressivité. Même une joie qui s’exprime de manière trop bruyante n’est pas bien vue. S’esclaffer à pleine gorge peut vous valoir des petits coups d’œil en coin. La maîtrise de soi est un gage de bonne éducation !

Lorsque vous lisez le texte biblique, est-ce que vous imaginez une ambiance feutrée ? Ou au contraire un volume sonore élevé, des bruits de l’agitation de la vie, en tous cas dans les villes et sur la place des villages ? Si Jésus a vécu le silence par moments, il a aussi été plongé dans des débats musclés, il a eu des éclats de rire, des coups de gueule. Et la voix de la foule ponctue les récits des Evangiles.

Qu’en est-il des cris qui se font entendre aujourd’hui ? Les manifestations sont fréquentes à travers le monde, pour dénoncer, revendiquer, prêter une voix à des minorités silencieuses, à des causes dont on ne prend pas soin. Les motivations des manifestants sont diverses, la source de leur cri n’est pas toujours d’inspiration évangélique. Les cris de haine, les appels à la violence font beaucoup de bruit.

Est-ce que l’on peut dire que dans ce brouhaha, le cri de l’Eglise se fait entendre ? Notre cri qui nait de la foi que nous confessons est-il libéré ? Ou au contraire, est-il timide, pour ne pas dire tiède ? Est-il politiquement correct ou subversif ? Se fait-il entendre lorsqu’il s’exprime ou est-il combattu vertement, l’Eglise étant remise à sa place, limitée à l’aspect spirituel individuel ?

Mais au fait, qui est l’Eglise ? Une foule uniforme et unanime ? Les croyantes et les croyants à travers les âges et sur toute la terre forment le corps du Christ et les voix des membres de cette communauté invisible dépassent largement les discours officiels de nos institutions. Dieu dans son infinie puissance créatrice se réjouit de la diversité !

Ce matin, nous écoutons le cri de la foule : « Hosanna, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Tout le monde semble d’accord pour acclamer Jésus. Quelle force, quelle puissance, quelle reconnaissance. Aucune voix discordante à ce moment-là, tout semble clair, sur le point d’être accompli. Et pourtant, peu de temps après, une autre foule, devant le palais de Pilate criera de plus en plus fort, vociférera, jusqu’à ce qu’il cède et leur livre Jésus après l’avoir fait flageller, pour qu’il soit crucifié. Oui la foule est manipulable, influençable. Elle est émotionnelle, excessive, impersonnelle.

Mais ne brûlons pas les étapes, concentrons-nous aujourd’hui sur ce cri qui accueille et accompagne le Seigneur lors de son entrée à Jérusalem, assis sur un ânon.

« Hosanna, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » est une formule liturgique, comme l’hymne de Philippiens 2 que nous venons d’entendre. L’enjeu est que ces mots ne restent pas de l’ordre d’une formule reprise, répétée de génération en génération.

Ce cri parvient jusqu’à nous. Il nous rejoint là où nous sommes, tels que nous sommes, dans notre existence et notre réalité du jour. Le fait de nous associer à ce cri libère une puissance de vie en nous, nous fait rejoindre la communauté des croyantes et des croyants. Laissons résonner ce cri dans l’infinité de ses harmoniques, en appréciant la densité de sens dans laquelle il nous plonge, avec humilité et dans la conscience qu’une vie humaine ne suffira pas à l’épuiser.

Ensemble, parcourons ce cri comme un chemin de foi.

« Hosanna ! »

Cette formule était d’abord, dans sa version en hébreu, un cri d’appel au secours adressé au roi. Les pèlerins en route vers le temple suppliaient Dieu pour qu’il les sauve, pour qu’il agisse en leur faveur. Cela peut se traduire par : « Au-secours ! » ou « Sauve, je t’en prie ! »

Le Psaume 118 que nous avons lu ensemble était proclamé le dernier jour de la fête des tentes, soit la fête des récoltes, un jour de joie et de reconnaissance, en agitant des feuillages. Cette formule devient alors un cri d’acclamation. Reprise dans les Evangiles en araméen, nos Bibles en français ne traduisent pas Hosanna.

Je propose de garder la double coloration, en laissant les deux significations, l’appel au secours et l’acclamation, se répondre l’une à l’autre dans un même mot. Oui, la foule acclame le Roi-Sauveur et en même temps, l’entrée à Jérusalem inaugure le chemin qui conduit Jésus à la croix. Le cri d’allégresse est teinté de gravité, il ne parvient pas à couvrir, pour nous auditeurs, l’appel au secours qui demeure. Ce matin-là à Jérusalem, la joie est paradoxale.

Aujourd’hui, l’Eglise est appelée à libérer son cri, en tant que témoin d’une espérance en l’inouï de la Vie et dans le même temps en tant que porte-parole de toute souffrance et de toute injustice.

« Béni soit… ! »

Soit « il est bon », ce que dit Dieu de la création, alors qu’il ordonne pour permettre la vie. Chaque chose est à sa juste et bonne place. Tel est le projet de Dieu, il s’engage pour que nous ayons la vie et que nous l’ayons en abondance. C’est ce qu’il veut pour toute la création. Ce n’est pas un état, ce n’est pas statique. Dieu nous fait entrer dans une circulation d’amour, dans le dynamisme du mouvement créateur. Lorsque c’est fluide, il n’y a pas de nœuds, de blocages, de zones d’ombres, de zones mortes. Cela est bon.

L’image qui me vient est celle du chocard en montagne, qui sait s’abandonner et se laisser porter par les thermiques. Tout son être est en éveil et il est emporté, entrainé, en étant en même temps actif et complétement passif.

La mission de l’Eglise est de libérer la bénédiction et d’être une bénédiction pour toutes et tous, sans distinction, sans critères, sans discrimination.

« Celui qui vient ! »

Celui qui vient est un écho à « hosanna ». Là encore se joue une simultanéité en tension au niveau temporel et spatial.

Le texte précise : « Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient. » Cela englobe toute l’humanité, celles et ceux qui nous précèdent, nos contemporains, celles et ceux qui viendront après nous. La foi se partage, c’est une longue chaine de transmissions.

Dans notre condition humaine, nous sommes soumis au temps et à la matière et en même temps, nous pouvons par moments déjà expérimenter le surgissement d’une réalité radicalement autre, la vraie vie.

Dans Philippiens 2, nous avons lu : « Jésus, devenu semblable aux hommes, s’est dépouillé, et a assumé notre condition humaine. » Cet événement a eu lieu une fois dans l’Histoire, une fois pour toute. Et en même temps, le Vivant, notre Seigneur, continue à venir vers nous et pour nous aujourd’hui, pour nous qui sommes dans ce temple, pour nous qui sommes à l’écoute et, mystérieusement, secrètement, pour tous les êtres humains.

« Au nom du Seigneur ! »

Lorsque nous arrivons au bout de notre parcours dans la proclamation qui accompagne l’entrée de Jésus à Jérusalem, il reste l’essentiel, la source de tout. Hosanna, l’appel au secours qui est en même temps une acclamation, le fait que cela soit bon, que cette venue ordonne tout, remet dans le bon ordre pour permettre la vie, que cela concerne hier, aujourd’hui et demain, ici et ailleurs, tout cela n’advient parce que nous sommes pris dans la circulation d’amour entre le Père et le Fils, par l’Esprit.

Jésus n’est pas seul lorsqu’il franchit la porte de Jérusalem. Il entre avec le Père dans la puissance de l’Esprit. Cette communion fait jaillir le cri de la foule, la foule participe à cette communion.

Alors, Eglise, aujourd’hui, libère ton cri, ose crier, risque-toi à crier, au-delà des murs de tes alcôves, de ton entre-soi sécurisant, passe la porte ! Ose un cri qui dérange, qui rassemble, qui encourage, qui dénonce.

En cela, tu témoigneras de ta participation concrète, visible à la communion, selon le plan de Dieu, que nous lisons dans Philippiens 2 : « Afin que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père. » La gloire du Père, c’est la multitude libérée, rendue à la vraie vie.

En Luc 19 : Jésus répond aux Pharisiens : « Je vous le dis : si les disciples se taisent, ce sont les pierres qui crieront. »

Vient le temps du silence, le temps de l’écoute.

Le cri est porté par un souffle, le dernier souffle à la croix, la brise légère à l’aube du tombeau vide, le souffle d’un violent coup de vent le jour de la Pentecôte.

Lorsque se taisent les cris, il ne reste que le Souffle de la Vie.

Amen.

C'est le cri joyeux de la foule qui accueille le Roi-Sauveur lors de son entrée à Jérusalem. Nous savons que la suite de l’histoire culmine au tombeau vide, en passant par le supplice de la croix. Et si aujourd’hui, nous libérions notre cri! Un cri qui dit notre espérance, et aussi notre colère, notre peur! Un cri qui nous fait entrer sur le chemin de la libération et de la guérison, à la suite du Christ, dans la traversée de toutes nos blessures.

Détails

Avec la participation de
Eglantine Noël et Loris Puthod
Orgue
Musique
Patricia Coppex au chant, Georges Gagnebin au piano, Léonard Müller à la clarinette et Olivier Giroud à la guitare