"Soyez attentifs à ce que vous entendez." dit Jésus. Le même passage dans l'évangile de Luc dit : "Soyez attentifs à la manière dont vous écoutez." Que sont-ils en train d'écouter, les gens auxquels Jésus s'adresse ? Un discours en parabole. Jésus leur parle du royaume de Dieu, en le comparant tantôt à un semeur, à une graine qui pousse toute seule, à un grain de moutarde. Et voilà qu'en plein milieu de ce discours à propos du Royaume de Dieu, Jésus dit (c'est presque un refrain quand il parle en parabole) : "Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende !"
Jésus, en disant cela, ne veut-il pas parler d'attention ? Ne veut-il pas inviter ses auditeurs à aborder sa parole avec la qualité d'attention juste, correspondant à la nature de cette parole ? Une parole qui est déjà comme un avant-goût du Royaume de Dieu; une parole qui tour à tour nous rejoint et nous échappe; une parole qui tour à tour éclaire, puis dissimule; tour à tour dévoile le mystère puis le recouvre d'un voile; une parole qui est comme une lampe placée sur le lampadaire ou sous le boisseau, au sommet de la montagne ou sous le lit, suivant la qualité d'attention qu'on lui offre.
" Soyez attentifs à ce que vous entendez " dit Jésus, à la manière dont vous écoutez. Quelle mesure utilisez-vous pour cela ? Jésus ne veut-il pas nous faire nous interroger sur la qualité d'attention avec laquelle nous abordons sa parole ?
La plupart du temps, quand on lit un texte biblique, on veut tout de suite comprendre, en dégager le sens, savoir ce qu'il veut dire. On est pressé. Et si on ne trouve pas le sens tout de suite, on se décourage ou on estime que ce n'est pas pour soi. Mais rarement on débouche sur l'interrogation : "Comment est-ce que j'écoute ?" Jésus, un jour, dit à un légiste :"Qu'est-ce qu'il y a dans la Loi ? Comment lis-tu ? " (Luc 10, 26).
Comment est-ce que je lis ? Comment est-ce que j'écoute ? Comment est-ce que je suis attentif dans mon acte d'écouter ? Comment est-ce que je fais de mon écoute un acte d'attention de tout l'être ? Une écoute qui ne soit pas une simple activité extérieure, acoustique (ou visuelle si je lis) ou intellectuelle, mais une activité intérieure, une adhésion du cœur, un acte d'attention qui soit disposition de l'être tout entier à la rencontre ? D'ailleurs, en lisant les évangiles, on voit bien que ceux qui ont appréhendé la parole de Jésus sans disposer leur être à la rencontre de sa personne, n'ont rien compris et ont finalement rejeté Jésus. Esaïe (42, 20), dit : " On a ouvert les oreilles, mais on n'a rien entendu ! " Ceux, qui disaient à Jésus : " Si tu es le Messie, dis-le nous, ouvertement ! ", témoignaient par là d'une manière naïve de croire qu'on peut tout régler par le pouvoir ordinaire des mots, ceux qui servent à dire : C'est à droite, c'est à gauche, c'est blanc, c'est noir, on est d'accord pas d'accord, c'est conforme pas conforme. Mais les mots sont incapables de dire une vérité importante en dehors d'une relation, s'ils ne sont pas au service d'une relation vraie entre des personnes.
Les mots des évangiles ne sont pas là pour définir qui est Jésus, pour nous donner des explications. Ce sont des chemins pour le rencontrer. Alors, comment est-ce que j'écoute ? Comment est-ce que je chemine dans mon acte d'attention à la parole de Jésus ? Est-ce que je suis comme un public qui attend passivement que l'on capte son attention par une performance quelconque ou bien est-ce que je le fais avec cette qualité d'attente qui est espace intérieur, disposition à la rencontre ?
C'est quoi, un être attentif ? Est-ce quelqu'un dont on a su capter l'attention ou bien un être qui, librement, se dispose à écouter, à recevoir, à rencontrer ? Voilà la véritable attention : pouvoir librement se disposer dans tout son être pour rencontrer, pour accueillir une présence. Jésus n'a jamais cherché à capter l'attention des gens, à les fasciner d'une quelconque manière afin d'exercer sur eux un pouvoir. Il a renoncé à ce type d'autorité dès le tout début de son ministère. Le dialogue avec Satan dans le désert nous renseigne parfaitement à ce sujet. Mais Jésus disait une parole si vaste, si forte, si débordant d'horizons immenses, qu'il exhortait les gens à la recevoir avec l'attention qui convient, avec la mesure adéquate.
Etre attentif ! Etre attentif, c'est être en attente, être déjà en relation avec celui qui vient, avec celui qu'on attend, avec celui qu'on veut écouter, celui dont on guette la parole. "Un être attentif est déjà un être qui prie", dit Jean-Yves Leloup, la prière n'étant rien d'autre qu'une attention du cœur à la Présence ". Etre attentif, c'est être en attente. Mais il y a une attente qui me projette à l'extérieur, qui me déséquilibre, qui me vide de ma présence et, au contraire, une attente qui me rend présent et disponible. Il y a une attente qui est avidité, c'est à dire désir de combler un vide, en m'appropriant quelque chose, en le faisant mien, parce que ce vide est en moi comme un corps étranger qui m'inquiète.
Dans notre société de consommation, on joue beaucoup avec ça, on exploite ce type d'attente en proposant en abondance des objets à s'approprier. Mais il y a une autre attente qui est ouverture, espace intérieur, disponibilité paisible. C'est bien aussi une sorte de vide à l'intérieur de soi, mais qui n'est pas angoissant, car je l'ai voulu consciemment. Je l'ai patiemment créé, je lui ai progressivement fait place, comme on libère une pièce de son appartement pour accueillir un ami. Cette démarche va de pair avec un certain désencombrement de sa vie, de son esprit, avec une certaine lutte contre l'agitation, avec l'effort de créer dans sa vie des plages de vacuité, de contemplation, de retraite, de silence, de paix.
Certains Pères du désert, avant d'assister à la liturgie, s'asseyaient une heure durant, en silence, pour que les choses se remettent en ordre en eux-mêmes, et ainsi créer la place pour recevoir. Plus près de nous, je connais une femme, elle est peintre. En s'appliquant à regarder, à développer une qualité de contemplation, s'ouvre en elle un espace pour rencontrer les autres, pour les accueillir vraiment, pour les aimer.
L'ennemi c'est souvent la rapidité, le stress qui juxtapose les choses et les êtres sans aucun espace entre deux pour respirer (accueillir l'Esprit). Cela tue l'attention. La contemplation est remplacée par une succession effrénée d'images dont on se gave, d'informations dont on se repaît sans être véritablement nourri. Dans le livre de l'Exode (5, 9), le Pharaon, au moment où les Hébreux commencent à devenir attentifs à une parole leur disant d'aller adorer leur Dieu, ordonne à ses chefs de corvée d'accabler ce peuple de travail afin qu'il n'ait plus loisir d'être attentif à cette parole. Pour détruire un être humain, il suffit de détruire sa capacité d'attention.
La vraie attention, celle qui ne fait qu'un avec la prière, c'est de libérer un espace intérieur pour réaliser la présence du mystère de Dieu en nous. Cet espace intérieur, je le laisse apparaître en me retirant. Il peut se développer du fait de ma non-prétention à vouloir occuper tout l'espace. Un peu comme Dieu, dans certaines traditions, qui renonce à être tout et partout, et se retire pour que le monde puisse exister, pour que des êtres puissent exister en dehors de lui, afin d'être aimés et rencontrés. Il y a une attention qui est une forme de vacuité intérieure tournée vers Dieu. Un silence orienté vers la Source.
C'est dans cet état d'attention que l'être humain réalise qu'il est porteur d'un mystère infini, parce qu'il est destiné à rencontrer la Présence infinie. Réaliser la présence de ce mystère fait exister vraiment. "C'est en écoutant ce mystère", dit Bertrand Vergelli, "que l'homme se met à être." En cessant de l'écouter, il chute. En faisant vivre son être, il humanise le monde. En ne faisant rien vivre, il le déshumanise. En faisant vivre cette humanisation, il découvre de l'intérieur de l'homme, un au-delà de l'homme. En n'osant pas s'aventurer dans cette dimension, il enferme l'humanité dans des limites qui finissent par créer un sentiment d'absurdité." (Dieu, l'homme et la violence).
"Soyez attentifs, dit Jésus, dans votre manière d'écouter". Pas seulement attentif à… (en vous projetant hors de vous), mais (en vous-même), attentifs pour, pour rencontrer, pour recevoir. Aujourd'hui, je reçois cette parole de l'Évangile, comme une parole qui invite à une écoute méditative. Une écoute qui n'engage pas seulement l'intellect ou l'émotionnalité, mais aussi cette capacité d'attention qui est le vrai trésor de l'être humain, le seul que Salomon demande à Dieu (I Rois 3, 9) : un cœur attentif. Et au moment où Dieu va l'exaucer, il lui dit qu'il fera de lui un être d'une sagesse telle qu'il n'y en a jamais eu encore et qu'il n'y en aura jamais plus.
Un cœur attentif. Au cœur de soi-même, un silence ouvert sur le mystère de la présence de Dieu, un silence ouvert à l'Esprit, un silence qui est prière. Une ouverture à l'Esprit qui est finalement la seule véritable mesure avec laquelle aborder la Parole. Mesure dont Dieu lui-même se sert à notre égard pour nous donner bien plus encore que tout ce que nous pouvons imaginer.
Amen.