Bien-aimés de Dieu,
Dans le bestiaire récent, nous avons eu droit au renard du désert, au coyote de l'Arkansas et au dragon de Bagdad. Ruse et férocité, hypocrisie et obstination se sont disputé la vedette. La force a parlé. La paix et la justice, quant à elles, se sont mises aux abonnés absents.
Nous étions bien loin de la vision d'Esaïe : la tranquille et harmonieuse cohabitation des herbivores et des carnivores. L'atmosphère imprégnée de réconciliation et de bonne entente parmi ceux que les lois naturelles d'ordinaire partagent sans recours possible entre proies et prédateurs.
Cohabitation paisible. Réconciliation totale. Pas d'arrière-pensées, pas d'instincts déchaînés, pas de coups tordus. Un poème qui transcrit à la fois notre profonde nostalgie d'un paradis perdu et notre espoir d'un monde libéré de tout conflit, de toute injustice, de toute frénésie économique.
A l'heure de Noël, tel est le décalage que beaucoup d'entre nous ressentent. Le fossé, qui semble s'élargir de plus en plus, entre le rêve et la réalité, entre l'espérance et l'expérience.
Le petit enfant de la crèche, Jésus, représente pour les chrétiens cet envoyé, de la part de Dieu, chargé d'instaurer le Royaume. C'est-à-dire cet espace et ce temps habités de la présence de Dieu. Cet espace et ce temps où les relations se vivent en toute clarté. Cet espace et ce temps synonymes de bonheur de vivre. Cet espace et ce temps de repos et de joie.
Mais face au petit enfant de la crèche, j'éprouve aujourd'hui plus d'impuissance que d'émerveillement. Tant il est devenu dérisoire et inoffensif à force de folklore. Tant il est devenu l'alibi de toute l'agitation commerciale de décembre. Et même là, le Père Noël lui oppose une si féroce concurrence…
Sentiment d'impuissance et même profonde tristesse. A la télévision, tant Bill Clinton que Saddam Hussein se prévalaient de la bénédiction et de la protection divines sur leurs forces armées respectives ! Sans compter la pseudo-justification théologique du président américain, ordonnant les frappes juste avant le Ramadan, pour ne pas choquer les sentiments religieux de ses alliés des pays arabes…
Dieu invoqué comme caution et comme appui dans les conflits des dirigeants des nations. En d'autres temps, on écrivait «Gott mit uns»… Les uniformes ont changé, pas l'alibi. Dans ces conditions, vous comprendrez qu'il m'est difficile de donner dans le «vernis symbolique». Il m'est impossible de vivre ce culte, cette journée, dans l'exaltation des bons sentiments et la proclamation de pieuses «noëlleries».
J'userai de quatre mots pour dire Noël en 1998. Cassure et irruption. Révolte et subversion. Cassure et irruption, parce qu'à Noël, Dieu décide de déranger la manière humaine de gérer les affaires du monde. La manière humaine consiste à maintenir Dieu au ciel, le plus loin possible, à l'écart, et de nous débrouiller par nous-mêmes.
Cassure et irruption, parce qu'à Noël Dieu intervient dans notre monde sans démonstration autoritaire de sa puissance. Il vient en se soumettant aux «règles du jeu» de la vie humaine : il naît de parents terrestres et sera élevé par eux. Dieu de chair et de sang, d'intelligence, de sentiments et de volonté.
Cassure et irruption, à la fois pour les croyants et pour les non-croyants. Les non-croyants ne pensent pas à Dieu. Ils ne se fient qu'à leurs propres capacités et à leur propre pouvoir : politique ou économique, militaire ou religieux. Pourtant, on le verra plus tard, à cause de l'humanité de Dieu, proche du peuple, ils se sentiront déstabilisés et menacés.
Les croyants, quant à eux, pensent à un Dieu fort, actif et interventionniste. Ils en restent à l'idée d'un Dieu qui doit prendre le pouvoir, au besoin violemment. Et on le constatera également, à cause de l'humilité, de la tendresse et de la simplicité de Dieu, ils se sentiront désorientés et déçus.
Cassure et irruption : Noël comme la fête du non-conformisme de Dieu. La fête de Dieu insaisissable, jamais réductible aux idées et aux schémas que nous nous faisons à son sujet. Noël comme la fête de Dieu qui se donne et se dérobe tout à la fois.
Révolte et subversion. Dieu dérange le cours normal des choses. Il décide d'offrir un changement possible dans l'histoire de l'humanité. Il secoue la fatalité de l'échec et du mal. Il s'oppose à tout ce qui détruit la vie.
Elle est là, la vraie question de Noël, la vraie révolution de Noël : est-ce que j'accepte que Dieu prenne corps, dans ma vie et dans la société ? Est-ce que j'admets sa proximité ? Est-ce que je crois qu'il est venu non pas pour être gentil, mais pour dire vrai ?
Près des yeux, près du cœur : sa venue interroge ma propre vie. Sa venue oppose la nécessité d'un choix à mon indifférence. Sa venue propose une ferme conviction face à mon vide intérieur. Sa venue enracine une espérance qui résiste à l'absurdité ambiante.
Révolte et subversion : justice aux défavorisés et mort du méchant, écrivait déjà Esaïe. Dieu résiste au monde injuste et méchant : il l'a fait en particulier avec Jésus-Christ, celui que nous reconnaissons à l'origine de notre foi. Il continue avec nous : « Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. » En mon nom, devenez témoins de tendresse, d'innocence et de paix dans ce monde féroce.
Devenez témoins de cette parole, active dénonciation des puissances qui écrasent l'être humain. Que les outils en soient politiques, économiques ou militaires, scientifiques ou religieux.
Dieu n'est pas venu comme un enfant pour le rester, mais pour grandir. Alors Noël se présente non seulement comme une affirmation de Dieu, mais aussi comme un envoi. Noël gagne toute sa substance, toute sa signification et toute son inspiration dans l'engagement auprès des gens.
Quelques exemples : le combat contre l'exclusion et la xénophobie, la redéfinition de la redistribution des richesses, la discussion du contrat social. Ce qui est en jeu, autrement dit, c'est notre engagement de chrétiens et de citoyens dans une réflexion et un dialogue sur ce qui fonde notre identité en tant que peuple, sur la façon de vivre ensemble dans notre société. Sur la solidarité et la fraternité. Sur la tolérance et le respect mutuel.
A l'occasion du premier Noël, Dieu a décidé qu'il se ferait homme et se battrait par ce moyen pour que le monde change. Aujourd'hui, il n'a pas modifié ses plans. Mais c'est en nous qu'il veut prendre corps. De lui nous recevons le désir d'un monde plus vrai et plus juste, ainsi que la force d'en faire une réalité.
Amen !