La réconciliation avec soi-même

image

Écouter le culte :

L’enfance idéale n’existe pas. Nous portons tous en nous, souvent sans le savoir, un bout d’enfance incomprise et maltraitée. Il ne peut pas en être autrement : les meilleurs parents ont leurs limites, leurs défaillances, leurs cécités. Et cet enfant mal compris et blessé que nous portons en nous cherche peut-être encore à se faire entendre. Mais nous, tels que nous sommes devenus, nous avons de la peine à comprendre les Béatitudes : “heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés” ? et si nous n’avons jamais trouvé notre consolation ? Et si nous avons dû ravaler nos larmes, depuis toujours ? Heureux les démunis, heureux ceux qui pleurent, heureux les doux...? Nous n’en avons peut-être pas encore fait l’expérience; mais il nous arrive de pressentir que ce bonheur-là est possible à cause du Christ. Nous avons rencontré des personnes qui rayonnent de ce bonheur-là : nous sentons alors que les Béatitudes ne sont pas nécessairement un tissu de mensonges ou une pommade adoucissante. Mais comment y parvenir, alors que le chemin parcouru a été ou reste encore tellement caillouteux ?

Que nous ayons ou non des enfants, c’est la parole de Jésus sur les enfants qui aujourd’hui nous est adressée quel que soit notre âge. Qui est le plus grand dans le Royaume des cieux ? Qui est le plus heureux en ces temps privilégiés où la vie terrestre devient céleste? Ailleurs Jésus dit : “Le Royaume des cieux vous a atteints, touchés”. S’il nous a touchés, alors c’est que nous en savons quelque chose: les “cieux” c’est déjà du terrestre. Et le royaume des cieux, c’est vivre ici-bas une qualité supérieure de vie, avec soi-même, avec les autres et avec Dieu. C’est avoir, en Dieu et avec Dieu, des relations réussies, harmonieuses, proprement “célestes”. C’est vivre une plénitude sur tous les plans. Bref, c’est le bonheur des Béatitudes !

Et nous sommes bien à plaindre si nous pensons que la vie ne peut être rien d’autre que cette médiocrité de relations à laquelle nous sommes trop habitués ! Nous sommes bien à plaindre d’être pareillement résignés, de ne pas savoir que Dieu a infiniment mieux à nous proposer que ces relations superficielles, que ces caricatures de communication qui sont notre lot quotidien !

La réponse de Jésus est claire comme de l’eau de source : “le plus grand dans le royaume des cieux ? c’est celui qui s’abaisse comme ce petit enfant”. Mais à dire vrai, ce n’est pas là la première réponse de Jésus. Sa première réponse en réalité c’est un geste : Jésus commence par mettre un petit enfant “debout au milieu d’eux”; exactement comme il se mettra lui-même debout “au milieu d’eux” après Pâques, lorsqu’il leur apparaîtra vivant. Alors, un petit enfant debout, c’est comme si leur petite enfance et tout ce qui avait été mort ou renié se trouvait tout à coup vivant, debout, ressuscités au milieu d’eux. Et c’est bien vrai qu’il faut Dieu, qu’il faut sa force de résurrection pour que nous retrouvions notre enfance debout au milieu de nous. “Se retourner, devenir comme les petits enfants”, c’est comparable à rien; ce verbe est absent de tout le Nouveau Testament, cela ne ressemble à rien d’autre qu’à la résurrection. Oui, la réponse de Jésus est claire comme de l’eau de source: si on laisse sa petite enfance dehors, pas question d’entrer dans le royaume des cieux ! Et c’est vrai pour tout le monde: personne, pas même les disciples, ne peut faire l’économie de cette démarche et il est à la portée de “quiconque”, comme dit le texte, de “se retourner” c’est-à-dire “de retrouver son enfance”.

Maintenant, cette démarche est coûteuse. Jésus en parle comme d’un “abaissement” : “quiconque donc s’abaissera comme ce petit enfant c’est celui-là le plus grand dans le royaume des cieux !” Ici je ne crois pas que s’abaisser signifie s’humilier. On peut comprendre ou bien qu’il s’agit de “s’abaisser comme ce petit enfant s’abaisse” ou bien qu’il s’agit de “s’abaisser comme ce petit est abaissé”. Je crois que Jésus sentait très bien le mépris ou la dévalorisation dont l’enfant est trop souvent l’objet. Il nous demande donc de nous abaisser, comme ce petit enfant que nous portons en nous a été abaissé; il nous invite à retrouver en nous cette dévalorisation ou même cette humiliation que chacun-e a pu vivre dans son passé; il nous encourage à retrouver ce petit enfant blessé que nous avons nous-mêmes rejeté et oublié. Et si nous ne faisons pas cela, comment accompagnerons-nous Jésus sur le chemin du Golgotha ? et si nous ne l’accompagnons pas jusque-là, comment aurons-nous accès à la joie de Pâques et au bonheur des Béatitudes ? Car avant notre passage sur les enfants, Mt, Mc et Lc tous les trois mentionnent l’annonce de la Passion du Christ. Le message est clair: pour accepter l’abaissement de Jésus sans perdre confiance, en lui, il nous faudra, avec les disciples, accepter de retrouver l’abaissement de l’enfant que nous portons en nous.

Comment aujourd’hui entendrons-nous le cri d’une personne malade, blessée, maltraitée, comment lui viendrons-nous en aide si nous n’avons pas d’abord retrouvé et accueilli l’enfant blessé et méconnu que nous avons été ? Certes ce n’est pas une partie de plaisir; et ce n’est pas non plus une partie de plaisir que de se mettre à l’écoute d’une personne blessée. Et pourtant, au moment où nous le faisons — l’Evangile nous le promet — à ce moment-là, quiconque s’abaisse à écouter le passé blessé de l’autre tout en écoutant son propre passé, à ce moment précis il est le plus grand dans le royaume des relations célestes; il est le plus heureux, au présent, et non au futur; il vit la plus riche des communications humaines. A ce moment-là il se passe une sorte de pacification, de réconciliation profonde avec soi-même: il n’y a plus de comptes à régler, la joie vient comme une intégration de ce qui s’était passé de douloureux, comme une communion, une proximité étonnante avec autrui. C’est comme si toutes les portes s’ouvraient et que la solitude disparaissait dans la nuit.

“Heureux les doux car eux, ils hériteront la terre !” Les “doux” — praeis — un mot grec sans étymologie : on ne sait pas d’où vient ce mot, c’est comme s’il désignait une réalité qui ne ressemble à rien de connu. Les doux, les “caressants”, ceux qui sont sans haine et sans reproche, ceux qui ont été meurtris et qui le savent, ceux qui, une fois passée la révolte légitime et nécessaire, deviennent témoins à leur tour du mal que subissent les humains dès leur enfance et sont alors capables d’entendre, de compatir, de soutenir et de mettre debout. Certains manuscrits ont inversé la deuxième et la troisième béatitude, ce qui donne une progression remarquable : heureux les pauvres en esprit, ceux qui sont démunis, décapés, mis à nu; heureux ceux qui pleurent, réduits à l’impuissance; et alors, alors seulement, heureux les doux, ceux et celles que le malheur n’a pas rendus amers ni revanchards; heureux les enfants blessés par la vie qui ne deviennent pas des adultes craintifs et désillusionnés; heureux les enfants dévalorisés qui, en retrouvant l’abaissement de leur enfance, accèdent à la Béatitude de l’Evangile: heureux les doux, les caressants, ceux qui gardent l’esprit d’enfance: eux, les sans haine et sans reproche, ils hériteront la terre !

A eux qui ont été meurtris sans meurtrir à leur tour, Jésus, comme par hasard, fait la même promesse que celle du cinquième commandement du Décalogue : “honore ton père et ta mère afin que tu sois heureux sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu !” ... “Heureux les doux car, eux, ils hériteront la terre ! ”C’est ce que le Christ nous supplie de croire aujourd’hui : heureux seras-tu sur la terre que te donne ton Dieu quand, une fois passée la révolte, tu vivras sans haine et sans condamnation à l’égard de ceux qui t’ont blessé-e ! Tu hériteras la terre... non pas le salut de ton âme dans l’au-delà, non pas une grande récompense dans les cieux; non pas une parcelle, un terrain, un petit bout de bonheur... Non, toute la terre ! Tu hériteras la terre entière : tout ce qui est terrestre sera pour toi, la vie pleinement humaine avec ce qu’elle a de meilleur. Cela te viendra comme un héritage. T’abaisser jusqu’à l’enfant blessé que tu as été et devenir doux, caressant, sans haine et sans reproche, c’est ce que l’Evangile te demande. Mais l’héritage, lui, il vient tout seul, tu n’y es pour rien !

Nous ne commencerons pas par vouloir être doux, nous laisserons les Béatitudes se frayer un chemin en nous: heureux nous, les pauvres dans l’Esprit quand nous accueillerons le dénuement de l’enfant qui est en nous ! Heureux nous qui pleurons quand nous accueillerons l’impuissance de l’enfant qui est en nous ! Alors, parce que nous connaîtrons enfin la douceur de vivre, nous aurons le sentiment que la terre entière nous a été donnée. Et nous goûterons la béatitude de ceux qui ont apprivoisé le tourment de leur passé : oui, heureux les doux, les caressants, ceux qui sont sans haine et sans reproche ! Eux, ils hériteront la terre !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Dönni Elisabeth, piano
Musique
chant groupe de catéchumènes
Quatuor Espoir, guadeloupéen