Vie divine : déjà ici bas

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Gestion déloyale, faux et usage de faux, escroquerie caractérisée, filouterie sans scrupules. Un homme de confiance trompe son employeur. Le scandale éclate : gros titres dans les journaux, le coupable est découvert, ses combines louches sont tirées au clair. C'est le tribunal, le jugement, la condamnation. Applaudissement du public : il y a encore une justice, on n'aime pas que les escrocs se prélassent au soleil de la Floride ou des Bahamas.

Chaque saison amène son lot de faits divers de ce genre. Inutile ici de mentionner des cas précis : je risquerais d'en oublier. Quelques milliards de découvert, ou seulement quelques millions, ou à peine quelques centaines de milliers de francs, c'est monnaie courante. Tellement courante qu'elle se volatilise.
Une chose me frappe dans ces affaires de gestion déloyale : en règle générale, ce ne sont pas des pauvres et des miséreux qui s'en rendent coupables, mais des gens bien en place, des gens de toute confiance que nul n'aurait eu l'idée de soupçonner, des gens qui n'ont semble-t-il pas absolument besoin de s'enrichir davantage. Faut-il que l'attrait de l'argent soit fort pour déclencher pareil processus ? Il y a dans le monde de la finance des pertes de maîtrise qui aboutissent à des retraits un peu tardifs de permis de conduire ! Notons-le bien : personne n'est à l'abri de la tentation. Même pas les caissiers des sociétés locales, ou les caissiers de paroisse. Eh oui, des cas semblables se sont produits, mais rassurez-vous, ce n'était pas chez nous ! Enfin, l'essentiel est que les coupables soient démasqués et punis. Et qu'il y ait encore un brin de morale dans les affaires d'argent.

Dans la parabole que nous avons entendue tout à l'heure, Jésus raconte l'histoire d'un gérant déloyal. Surprise, frères et soeurs : ce gérant peu recommandable est non pas blâmé, encore moins condamné, mais il est loué, félicité pour son habileté. Une fois de plus, l'Évangile nous déconcerte. Jésus a certes pris en exemple des gens qui étaient mal cotés à la bourse sociale : il a raconté l'histoire d'un Samaritain hérétique et détesté qui s'est révélé plus humain qu'un lévite et qu'un prêtre d'Israël; il a scandalisé ses compatriotes en applaudissant la foi de certains païens; il lui est arrivé de défendre des prostituées, d'aller manger chez les ramasseurs d'impôts; il a fréquenté toutes sortes de gens marginalisés, écartés, mis à l'index par les bien-croyants de son époque. Mais ici, Jésus dépasse les bornes : il loue l'habileté d'un gérant trompeur, d'un escroc, d'un filou. Nous en sommes non seulement surpris, mais meurtris. N'y a-t-il donc plus de morale même dans l'Évangile ? Que faut-il en penser ? Qu'a bien voulu dire Jésus par cette parabole à parfum de scandale ? On comprend aisément le souci qu'a pu donner cette parabole à ceux qui cherchent à l'expliquer. Les différents titres dont elle a été pourvue montrent bien le flottement des interprètes. On y a vu l'histoire d'un économe infidèle : ce fut longtemps son titre classique, transcrit du texte grec original qui parle littéralement d'un économe de l'injustice. D'autres traductions parlent d'un gérant injuste, ou trompeur, ou d'un intendant malhonnête. Dans les plus récentes traductions de la Bible, il est question au contraire d'un gérant habile, ou même d'un intendant intelligent. Comment faut-il donc caractériser cet homme ? Négativement, ou positivement ? Est-il malhonnête, ou avisé ? Infidèle ou intelligent ? Qu'est-ce qui a plu à Jésus en cet homme : sa malhonnêteté ou son habileté ?
Remarquons tout de même qu'au début de la parabole, la gestion déloyale de cet homme lui attire les foudres de son patron : "Qu'est-ce que j'entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires". Notre gérant subit donc le sort réservé normalement aux escrocs : il est mis à la porte, on lui signifie son congé; bientôt, ce sera le chômage. Ses tromperies l'ont desservi : d'avoir trop voulu jouer, il se retrouve perdant. D'avoir jonglé inconsidérément avec les richesses, il se retrouve sur la paille. À ce stade de la parabole, la morale est sauve. Un homme malhonnête est pris à son propre piège, emberlificoté dans les filets qu'il a tendus.

C'est à partir d'ici que la parabole s'infléchit dans une direction toute spéciale. Que fait ce chômeur potentiel ? Comment supporte-t-il ce coup du sort ? Quelle est son attitude dans l'impasse où il s'est fourvoyé ? Il y a bien sûr un moment d'embarras, de désarroi. "Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ?" Notre homme examine diverses possibilités qui s'offrent à lui. Il les repousse comme étant irréalistes : "Bêcher ? Je n'en ai pas la force. Mendier ? J'en ai honte". Et puis, c'est le déclic, il entrevoit une solution : "Je sais ce que je vais faire..."

Frères et soeurs, cette autoréflexion du gérant donne précisément à réfléchir. Il nous arrive d'être amenés par la vie et les circonstances à des carrefours où nous ne savons plus quelle direction prendre. Ou devant ces murs qui nous bloquent le passage. J'ai rencontré à l'hôpital un chômeur, victime de la morosité économique actuelle. Il m'a dit sa détresse, son désarroi, de se sentir inutile, le délabrement de ses sécurités, la dislocation du sens de sa vie, sa fatigue dans des attentes toujours déçues, son inquiétude face à l'avenir. Il était là, avec sa dignité meurtrie, à aller et venir pour dépenser son énergie. Et puis il s'asseyait, découragé, se prenant la tête entre les mains. Il avait mal, et j'avais mal avec lui. Beaucoup aujourd'hui, hommes et femmes, ont mal comme lui. Victimes de la situation économique, ou victimes d'un mauvais coup du sort, ou d'un mauvais coup envoyé par quelqu'un, frappés par la maladie ou par le deuil, meurtris dans notre coeur, dans notre âme, dans notre corps, déprimés, inquiets, nous voici à l'un de ces carrefours où la tentation nous guette de ne plus repartir, de baisser les bras, de baisser la tête, d'abandonner la lutte. Et d'attendre le coup de grâce.

Le gérant de la parabole, victime quant à lui de foudres dont il est responsable, nous encourage à une autre attitude. Debout au carrefour, il cherche le chemin qui lui ouvrira l'avenir. Il renâcle devant le mur qui se dresse devant lui, il cherche une brèche par où se faufiler. Il a reçu un mauvais coup, il ne s'avoue pas battu. Il fait face, il affronte la tempête qui le secoue. Il n'est pas disposé à se laisser couler. Il doit quelque part y avoir une issue, une solution. Notre gérant fait de la résistance active; il est tenace dans l'adversité. À ce seul titre déjà, par son attitude qui défie la fatalité, cet homme me paraît exemplaire. Il a tout perdu en étant malhonnête, il n'empêche qu'il a des ressources intérieures.
À force de chercher, il trouve. "Je sais ce que je vais faire..." Il prend une décision qui va lui ouvrir le chemin de l'avenir. Il fait venir les débiteurs de son patron et leur enlève une partie de leurs dettes."Combien dois-tu à mon maître ?" - Cent jarres d'huiles. Voici ton billet de créance, vite, assieds-toi et écris cinquante". Et à un deuxième : "Écris quatre-vingts au lieu de cent sacs de blé". Les quantités en jeu sont ici énormes, et on imagine aisément l'étonnement joyeux des débiteurs qui se retrouvent partiellement allégés du poids qui alourdissait leur vie. 50% ou même 20% de diminution de dettes, c'est un cadeau inespéré. Certains pays du tiers monde étouffés par le remboursement de leurs emprunts n'osent pas en attendre autant des pays riches...

Notre homme avait-il le droit d'agir ainsi ou a-t-il simplement persévéré dans sa filouterie ? N'a-t-il fait que rembourser ce qui était tombé dans ses greniers et dans sa poche ou a-t-il continué de léser et de tricher son patron ? La parabole, je crois, met l'accent ailleurs. Menacé d'un licenciement imminent, pris par l'urgence de l'heure, le gérant soudain se rappelle que les autres existent, et il décide de miser son avenir sur les relations humaines. Elles lui ouvriront des portes quand la porte du patron aura claqué derrière lui. Il utilise sa profession pour se faire des contacts, pour s'ouvrir des amitiés. Il investit dans les relations humaines. Il a besoin des autres, de ceux qu'il a peut-être jusqu'à présent négligés, oubliés, voire trichés. Sa vie était grevée de combines et de malversations; il tournait en rond autour du capital de son maître et courait à sa propre perte. En un dernier sursaut, le gérant se rappelle qu'il y a dans la vie des dimensions plus essentielles, plus riches d'avenir et de promesses, que la seule dimension économique. Il fait passer en priorité la dimension relationnelle, il redécouvre autour de lui l'existence d'hommes qui peuvent lui sauver la mise. Les autres sont là; il peut aller les rencontrer, et être accueilli chez eux.

La démarche du gérant nous paraît quelque peu intéressée. Il semble agir par calcul, par intérêt personnel plus que par philanthropie. Il n'empêche que désormais, les autres se mettent à compter pour lui. Ils s'interposent dans sa vie. Ils vont l'aider à vivre.

Frères et soeurs, où mettons-nous nous-mêmes nos priorités dans notre vie personnelle et sociale ? Sommes-nous à ce point accaparés par des soucis d'ordre matériel que nous oublions l'existence de celles et ceux qui vivent à nos côtés ? Savons-nous encore prendre du temps pour entrer en relation avec les autres, les rencontrer, les visiter, les aider ? Ou ne serait-ce là que du temps perdu, donc de l'argent perdu ? Quelle Europe voulons-nous construire ? Une Europe soumise au primat économique, entraînée dans la danse de la haute finance, ou une Europe ouverte et attentive aux besoins profonds des êtres humains ?

À travers ce gérant pourtant pas trop recommandable, Jésus invite ses disciples et nous invite à être aussi efficaces et compétents dans les relations humaines que certains le sont dans le domaine économique. Nous serons vraiment efficaces, compétents et dignes d'éloges, quand nous mettrons le domaine de l'économie au service de l'homme au lieu de l'inverse. Dieu construit son Royaume et dresse ses tentes éternelles quand des êtres humains s'ouvrent les uns aux autres, s'entraident et collaborent pour alléger leur vie. Jésus lui-même ne s'est-il pas investi tout entier dans le service des autres pour concrétiser son service de Dieu ? Sa parabole nous convie à aller à la rencontre des autres avec nos soucis et nos biens. Il y a dans les amitiés qui se nouent, dans les entraides qui se développent, dans les services qui se rendent, un avant-goût de Royaume.
La vie divine qui nous attend là-haut commence ici-bas entre nous.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Nelly Kaspar
Musique
choeur mixte de la paroisse- Mathilde flûte