Je suis la porte

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Nous nous défendons d'avoir l'instinct grégaire. Nous supportons mal l'idée d'appartenir à un troupeau, et de dépendre d'un berger. Nous voulons faire nos choix tout seuls et mener notre vie comme nous l'entendons. Nous tenons à notre liberté. Nous n'acceptons plus trop d'obéir à des convenances sociales et de nous plier à la volonté des autres. L'époque où l'homme vivait en troupeau docile est révolue.
Vraiment, frères et soeurs ? Regardons autour de nous.

Nous qui nous défendons d'avoir l'instinct grégaire, nous faisons bien souvent tous la même chose au même moment. A quoi ressemblent nos sorties de bureau en fin d'après-midi ? A quoi ressemblent ces longues files de voitures qui avancent au pas dans les embouteillages urbains ? Que penser de la consommation standardisée, des modes vestimentaires, des idées qui sont dans l'air et que tout le monde respire ?
Pourquoi ne pas nous avouer aussi que, comme le troupeau de la parabole de l'Evangile, nous avons besoin pour vivre d'enclos, de murs, de sécurité ? J'ai lu dans un journal sérieux que dans certaines régions du monde, des villes, ou parties de villes, sont entourées de murs de protection, et sont uniquement habitées par des gens qui cherchent à échapper à la délinquance et à la criminalité. De manière feutrée, à l'abri des regards indiscrets, un nouveau modèle d'apartheid social se met en place. Dans cet univers enserré de hautes murailles, cadenassé par des systèmes perfectionnés de verrouillage électronique, patrouillé par des milices privées, les gens devraient être à l'abri. Plus de misère visible à côté de soi, plus de mains tendues en travers de son chemin, plus de violence apparente. Les favelas, les taudis des pauvres, les "bidons-villes" sont là-bas, à l'opposé de la "ville-bidon" des gens fortunés. Pourtant, continuait l'article en question, il n'est pas acquis que ces communautés barricadées soient plus sûres que les autres. La délinquance juvénile, par exemple, franchit sans encombre les barrières d'acier. L'ennemi dont on essaie de se protéger habite déjà à l'intérieur.

Jadis, on parquait les Juifs dans des ghettos pour ne pas devoir trop les fréquenter. Ne sommes-nous pas continuellement en train d'installer de nouveaux ghettos à l'intérieur de notre société, entre jeunes et vieux, hommes et femmes, malades et bien portants, indigènes et étrangers, gens de la norme et gens de la marge ? Vivons-nous vraiment ensemble, ou seulement les uns à côté des autres, voire les uns contre les autres ? N'est-ce pas notre coeur qui est devenu ghetto ?

Dans les deux petites paraboles d'aujourd'hui, L'Evangile nous propose une autre façon de vivre. La première parabole raconte le travail matinal du berger de Palestine qui vient chercher son troupeau dans l'enclos où il l'a parqué pour la nuit. Le berger légitime entre par la porte. Il se démarque ainsi des voleurs et des brigands qui s'introduisent dans l'enclos en escaladant les murs. C'est à sa voix que le vrai berger se fait reconnaître. Il sait parler à ses brebis, il les connaît, il les appelle chacune par son nom. Il les fait sortir de l'enclos et les mène à la pâture en marchant devant elles. Les brebis suivront ce berger-là, mais elles n'obéiront pas à des voix étrangères.
La Bible parle souvent de Dieu comme de ce berger plein de sollicitude qui conduit son peuple, le nourrit et en prend soin. L'Evangile rapporte l'image à Jésus. "Je suis le bon berger". Jésus conduit les siens comme Dieu conduit son peuple. En lui, par lui, Dieu conduit ce peuple de foi, d'amour et d'espérance auquel nous appartenons et où nous apprenons à devenir adultes, à venir à nous-mêmes avec l'aide des autres.
La deuxième petite parabole apporte une précision. Non seulement le berger entre par la porte, mais il est lui-même la porte. "Je suis la porte des brebis", dit le Christ. L'image nous renvoie à notre relation au Christ qui s'offre comme source et lieu de vie. "Je suis la porte des brebis". La vie offerte par le Christ aux siens n'est pas celle de l'enclos fermé, barricadé, verrouillé. Ce n'est pas vivre vraiment que de se protéger des autres. Le Christ s'offre à nous comme la porte ouverte qui nous invite au passage. Nous voici appelés à sortir de nos enclos pour nous risquer à l'extérieur. A quitter notre vie frileuse et inquiète pour nous ouvrir à autre chose.

Jésus est lui-même le passage vers cette nouvelle dimension de la vie. Il a été le témoignage vivant, en paroles et en actes, de la relation d'amour que Dieu entretient avec les hommes. Il a été la porte par laquelle Dieu est venu visiter les hommes, et il est la porte par laquelle les hommes peuvent retrouver la communion de Dieu. Le mot "Pâque" signifie passage. Jésus crucifié et ressuscité est la porte, le passage, la Pâque qui ouvre aux hommes une vie nouvelle.
Nous voici donc invités à passer par lui, comme jadis le peuple à travers la mer, pour entrer en vie nouvelle, pour goûter la liberté, loin des esclavages qui nous empoisonnent. "Je suis la porte. Celui qui entre par moi sera sauvé, il pourra aller et venir, et trouvera de quoi se nourrir (...) Je suis venu afin que les hommes aient la vie, et qu'ils l'aient en abondance".

Le Christ nous offre le salut. "Qui entre par moi sera sauvé". Le salut dans la Bible est toujours une notion relationnelle qui implique notre confiance en Dieu et nos rencontres avec les autres. Le salut n'est jamais une cheminée verticale qui nous projette vers le monde d'en haut sans que nous ayons à nous soucier de ceux qui vivent à nos côtés sur cette terre. Dans l'Evangile de ce matin, le salut est explicité de trois manières. Il exprime tout d'abord la liberté de celles et ceux qui peuvent aller et venir, entrer et sortir. La liberté de celles et ceux qui, comme Jésus, en lui, par lui, acceptent de temps à autre de quitter leurs enclos, leurs ghettos, pour risquer quelque chose à la rencontre des autres. La vraie liberté n'est jamais très confortable. La peur des autres nous pousse souvent à renforcer nos barrières de race, de classe, de langues, de culture, de confessions, de religions et autres, à épaissir encore les murs derrière lesquels nous cherchons à nous protéger. La voix et la personne du berger nous stimulent au contraire à quitter nos murs habituels pour aller à la rencontre des autres. Notre nouvelle liberté nous expose à courir dans ces rencontres le risque d'être un peu questionnés quant à nos idées, bousculés dans nos partis pris, et de devoir réviser nos préjugés. Mais ainsi, nous devenons plus riches de l'apport de celles et ceux qui pensent et vivent autrement que nous, qui ont d'autres combats, d'autres souffrances, mais peut-être les mêmes espérances que les nôtres.
Au fond de nous, frères et soeurs, nous aspirons à la paix, à la fraternité, à la solidarité. Nous ressentons combien notre manière habituelle de vivre ensemble, de mal vivre ensemble, est lourde de menaces et d'éclatements potentiels. Au fond de nous-mêmes, nous souhaiterions revêtir le comportement d'ouverture que Jésus a manifesté : il a été, lui, un humain pour ses frères, il les a libérés des forces du mal, de l'exclusion, de la haine, de la mort; il leur a rendu leur dignité perdue d'enfants de Dieu. Frères et soeurs, écoutons cette voix intérieure qui nous appelle à laisser Jésus être pour nous, ouvrir pour nous, cette porte de vie salutaire qui mène à la rencontre des autres. Le chemin de la vraie liberté passe par l'accueil des autres.

En deuxième lieu, dans nos libres allées et venues d'enfants de Dieu, nous trouvons notre nourriture. Nous recevons ce qui comble notre être en profondeur et pas seulement en circonférence. L'homme vit certes de pain, mais pas uniquement, il vit aussi d'ouverture aux autres. Nous n'existerions pas nous-mêmes si deux êtres humains ne s'étaient pas ouverts l'un à l'autre pour nous transmettre la vie. Souvent, nous nous contentons de gérer notre capital vie sans l'alimenter régulièrement par nos relations avec Dieu et avec les autres; nous sommes alors menacés de dépérir. La nourriture, la pâture dont j'ai besoin pour vivre, c'est ton amour pour moi. La nourriture, la pâture dont tu as besoin pour vivre, c'est mon amour pour toi. Et ensemble, nous avons besoin pour vivre de ce que Dieu nous donne, de Dieu qui se donne.

Le troisième aspect du salut, à travers la liberté, et la nourriture, c'est la plénitude de vie. "Je suis venu pour que les hommes aient la vie, et qu'ils l'aient en abondance". La porte qu'est Jésus s'ouvre non seulement sur le strict nécessaire, non seulement sur le SMIG spirituel, mais sur un supplément de vie. Ce plus de vie, ce mieux-vivre, nous vient à travers nos relations avec les autres. C'est là que Dieu nous donne rendez-vous avec lui-même. Attention ici aux voleurs et aux brigands qui sautent les murs; ils cherchent, eux, à amoindrir notre vie; ils viennent "pour voler, pour tuer, et pour perdre", dit l'Evangile. Avec eux, notre balance de vie penche vers le déficit parce qu'elle est livrée aux escrocs et aux spoliateurs. Avec le Christ, la balance penche du côté de l'excédentaire, du supplément, de l'abondance, de la plénitude.
Nous avons besoin pour vivre et pour respirer de portes ouvertes, pas de portes verrouillées. Jésus s'offre comme cette porte ouverte sur la vie avec Dieu et avec les autres qui nous permet de quitter nos peurs, nos préjugés, notre solitude pour découvrir et recevoir des frères et des soeurs. "Je suis la porte". Elle s'ouvre devant nous, sur une plénitude de vie à pâturer dans la liberté des enfants de Dieu. Il suffit de passer la porte.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Nelly Kaspar
Musique
Choeur d'hommes : Männerchor Harmonie de Sion, direction, Gaston Mariéthoz