Chers frères et sœurs en Jésus-Christ, chers amis,
Quel privilège de pouvoir lire ensemble cette page de l'Evangile, toute traversée par des chants de joie et d'espérance : Hosanna, Béni soit Celui qui vient au nom du Seigneur. Mais aussi quel redoutable privilège, car il ne convient pas que ces acclamations sonnent faux et qu'elles fassent mal à ceux auxquels elles sont aussi destinées : aux chrétiens orthodoxes serbes et aux catholiques croates de Bosnie, aux protestants et aux catholiques d'Irlande du Nord, aux membres des communautés noires et des paroisses blanches d'Afrique du Sud, qui vivent tous dans un climat de violence et de peur. Que peuvent bien signifier pour eux tous que ce récit que nous venons de lire et qu'ils méditent avec nous en ce jour des Rameaux ? Oui, quel peut bien être le sens de ces acclamations ?
Pour le découvrir, il faudrait pouvoir interroger ceux qui prennent part à cet étrange cortège qui s'est formé autour de la personne de Jésus et qui avec lui ont pris le chemin de Jérusalem pour y vivre la manifestation de la royauté de leur Maître. Peut-être nous tiendraient-ils ce langage : "Celui que nous entourons et acclamons en ce jour comme le Messie, nous Le connaissons depuis près de trois ans. A son appel, nous avons tout quitté et nous L'avons suivi. Nous avons entendu son message et par Ses paroles Il a réveillé en nous le sentiment le plus profond, le plus essentiel que nous puissions connaître : celui du prix infini de toute vie humaine. Il nous a révélé la grandeur et la dignité de toute personne, car tout homme et toute femme sont pour Lui les enfants bien-aimés de Son Père et par là même de notre Père. Et ceux que nous avons l'habitude de juger et de tenir à l'écart, les petits, les enfants, les étrangers, les gens de mauvaise vie, Il les a accueillis d'une manière tout particulièrement chaleureuse, afin de leur attester la réalité de Son amour. Par Lui, nous avons appris les paroles qui guérissent plutôt que celles qui blessent, les paroles qui relèvent plutôt que celles qui découragent, les mots du pardon plutôt que ceux du jugement et du mépris. En voyant ses mains ouvertes, nous avons alors compris qu'il faut en finir avec les poings fermés, tout chargés de menace. Il a ouvert nos yeux à des horizons nouveaux, ceux où la vie des hommes peut redevenir tout simplement humaine, confiante, pleine d'espérance par une nouvelle manière d'être de chacun d'entre nous.
Son message, Il l'a vécu, Il l'a authentifié par ses actes. Voyez par exemple cet homme qui est là. Il porte encore sur son visage les stigmates de la maladie la plus horrible, la plus dégradante de toutes : la lèpre. Celle-ci l'avait contraint à devoir quitter famille, amis, village, à renoncer à son métier, en un mot à s'exclure volontairement de la société des hommes. Eh bien, il est là, bien vivant devant nous, parmi nous. Tout simplement parce que son chemin et celui de Jésus se sont croisés un jour, alors qu'il errait dans la montagne. Il a eu le courage et la liberté de crier un hosanna à l'adresse de notre Maître, qui était un appel désespéré : "aie pitié de moi, viens à mon secours". Et son appel a été entendu et pour la première fois quelqu'un lui a dit : approche-toi, je ne te repousse pas. Viens à moi. Et Jésus a tendu sa main vers lui, non pour l'écarter, mais pour le bénir et le guérir. Il a fait en sa faveur le geste qui lui rendait santé, dignité et le réintégrait dans la communauté des hommes. La porte de sa maison lui était à nouveau ouverte, les mains de ses amis, il pouvait à nouveau les serrer et il a retrouvé sa place au milieu des gens de son village.
Tel est Celui que nous acclamons en ce jour : en Jésus de Nazareth nous saluons Celui que Dieu nous a envoyé pour inaugurer des temps nouveaux : le printemps de Dieu, ce temps béni où la vie humaine peut renaître et refleurir partout et en chacun de nous. Et d'ajouter en conclusion : "Joignez-vous à nous, suivez-nous et vous serez bientôt les témoins d'événements étonnants. Dans les jours qui viennent, à n'en pas douter, Jésus va se manifester comme le Messie attendu depuis des siècles, le descendant du roi David, l'héritier de son trône, l'initiateur du royaume de justice promis par Dieu à son peuple et au monde entier".
Cette démonstration a eu lieu, certes, mais de quelle manière déroutante. Cinq jours plus tard, ce Jésus acclamé aujourd’hui se laissait traîner devant les tribunaux, jugé par l'un de blasphémateur, par l'autre d'agitateur public, par eux deux de dangereux individu qui remettait en cause l'ordre établi dont ils étaient les gardiens vigilants. Il laissait s'exprimer contre sa personne toute la haine de ses adversaires : crucifie-Le, crucifie-Le et acceptait une couronne d'épines, en guise de diadème, une croix d'infamie en lieu et place d'un trône royal. Et pourtant, en dépit de toutes les apparences, ce sanglant et monstrueux couronnement était bien celui d'un roi, du Roi attendu par les hommes, du Roi annoncé par les prophètes et envoyé par Dieu. C'est en effet de la bouche même du Crucifié qu'ont été prononcés les derniers mots qui donnent à ce drame horrible tout son sens : Père, pardonne-leur. Jésus prie pour ses bourreaux et par là même atteste aux hommes que rien ne pourra jamais venir à bout de l'amour de Dieu pour eux. La croix en est la démonstration irréfutable, la résurrection en est le garant.
Nous le savons et c'est pourquoi nous aussi pouvons joindre nos voix, en ce jour, à celles qui acclament Jésus montant à Jérusalem : Il est le Roi qui vient exercer parmi nous son règne de justice et de paix et ce règne est celui de Son amour. Ce faisant, nous ne nous bornons pas à commémorer un anniversaire, celui de Son entrée à Jérusalem, mais nous proclamons notre conviction qu'Il est vivant, qu'Il vient parmi nous, empruntant nos chemins, afin de nous rencontrer et de nous conduire en Sa demeure. Les premiers chrétiens l'ont si bien compris qu'ils ont intégré l'acclamation des Rameaux à la liturgie de la sainte cène. Et il est vrai que rien ne met mieux en lumière l'infinie richesse du salut que Dieu nous offre que la Table sainte à laquelle nous invite le Messie crucifié et ressuscité. En nous invitant à y prendre place, c'est tout d'abord l'homme de douleur qui convie à Le rencontrer, tous ceux, et ils sont légion, qui croulent sous le poids de la solitude, de l'abandon, du désespoir et qui ne savent à qui s'adresser pour être compris et aidés. "Jésus seul, me disait une personnes victime de cette terrible maladie qu'est l'alcoolisme, peut me comprendre sans me juger. Lui seul qui est descendu au fond de la détresse humaine peut me tendre une main secourable et me faire renaître à la vie par un regard plein de compassion".
Mais c'est aussi la table de l'espérance qu'Il dresse devant nous, car Celui qui a connu la mort l'a vaincue et Il veut associer les Siens à Sa victoire. Nul étonnement dès lors à entendre le témoignage de cette épouse qui venait de perdre son mari. "Dimanche dernier en participant au repas du Seigneur, il y avait en moi comme une jubilation, malgré l'immense affliction qui m'habitait. Je savais, d'une connaissance intuitive et profonde, que mon mari était présent auprès du Christ et que malgré la séparation physique nous demeurions en communion".
Nos chemins humains sont bien souvent des chemins pénibles, où la fatigue peut aller jusqu'à l'épuisement. Dans ces moments-là, on serait tenté de s'arrêter et de se laisser tomber au bord de la route. C'était le cas en particulier d'un couple de paroissiens très engagé dans leur église du Nord de la France. Aux yeux de tous, ils formaient un couple modèle, or ils vivaient une vie conjugale difficile, parce que sans cesse conflictuelle. A plus d'une reprise, l'éventualité du divorce avait été envisagée, mais "voyez-vous, me confiaient-ils, nous ne nous sommes pas séparés, car à la Table du Seigneur nous avons partagé un pain vivant, celui du pardon accordé par Christ et échangé entre nous et celui d'une nourriture spirituelle qui restaurait nos forces pour reprendre ensemble une marche à deux."
La table du Seigneur est grande. Nombreux sont ceux qui peuvent y trouver place. C'est le souvenir que je garde de ce culte célébré en cette chapelle et qui regroupait une chorale de Florence, composée de catholiques romains, de protestants de l'Eglise vaudoise du Piémont, d'un couple juif, d'une douzaine de demandeurs d'asile venus du Zaïre et de l'Angola et des membres habituels de la paroisse. Partout ailleurs, ce rassemblement aurait paru insolite et étonnant. En cette chapelle, il constituait une communauté parfaitement homogène, car les différences raciales s'effaçaient : en ce lieu se réalisait cette nouvelle alliance entre ceux qui participaient à la même coupe et devenaient membres à part entière de la famille de Dieu. Il n'y a plus ni Juifs, ni Italiens, ni Africains, ni Romands disait déjà l'épître aux Ephésiens. Tout cela est bel et bien, direz-vous, mais qu'en est-il de la validité de nos acclamations là où la haine règne en maîtresse et je pense à la Yougoslavie, à l'Irlande du Nord, à l'Afrique du Sud en particulier ?
Il me semble que ce double témoignage dont je ferai encore état y répond en partie... Ces faits se passent en 1943, le premier dans le camp de transit de Compiègne où étaient regroupés ceux qui allaient être déportés dans un des camps de la mort, construits par les nazis, le second dans le camp de concentration de Buchenwald. Il s'agit de deux services de Sainte Cène, présidé par le pasteur Marcel Heuzé, primitivement pasteur à Lens, puis à Marseille où il fut arrêté pour s'en être pris aux exactions allemandes.
"Le soir, écrit Ch. Bury, dans une chambre de bric-à-brac d'un bloc, nous nous rencontrons... Ce sont des protestants, des catholiques, des indifférents, des athées. Ils viennent écouter la parole de Dieu et dans une atmosphère cordiale nous discutons les problèmes. Une table boiteuse est l'autel. Voici le premier culte avec la Sainte Cène. Nous y assistons tous. Nous sommes heureux. "L'Eglise est partout. Et une foi inébranlable nous permit de supporter le froid, la faim, la soif. Nous sentons une force supérieure, nous regardons calmement la mort en face, nous avons la foi. Nous nous saluons disant "que Dieu te protège". Laissez-moi vous décrire la Sainte Cène clandestine au milieu du camp d'où Dieu est banni par les "SS", mais où il est plus vivant que jamais et où il est présent. Derrière une baraque, non loin des fours crématoires, nous sommes une quinzaine, des êtres minables, squelettiques, mais d'une foi de fer. Quatre camarades montent la garde, ils suivront après nous la Sainte Cène. Et le pasteur Heuzé prie : plût à Dieu que mes discours fussent gravés dans un livre avec une tranche de fer et taillés sur une roche à perpétuité. C'est le dimanche de Pâques. Jésus est ressuscité. Nous suivons la Sainte Cène. Chacun donne une miette de pain, toute notre fortune, et l'eau remplace le vin. Nous ne parlons pas, on se serre la main, se donne l'accolade, nous allons rejoindre nos camarades au travail. Nous ressentons une joie immense et regardons avec confiance devant nous.
Témoignage émouvant et combien prophétique que celui rendu par cette "pauvrette" église qui vit jour après jour, à l'ombre de la croix, dans le plus complet dénuement. Elle n'a d'autre richesse humaine que les pauvres mains vides de ses membres, toutes tendues vers Celui-là seul qui peut les combler : le Crucifié qui la rassemble et l'accueille à Sa table. Alors, forte de Sa présence et du sein même de sa pauvreté jaillit une vie abondante, telle une source d'eau vive que rien ne peut tarir : ni les coups, ni les humiliations, ni les peurs, ni la faim. En toutes ces choses, elle est plus que victorieuse par Celui qui la fortifie.
C'est de ces "pauvrettes" églises dont nous avons besoin aujourd'hui, églises qui consentent à être dépouillées de tout ce qui assure leur prestige et associent leur autorité pour ne devenir qu'un seul peuple de mendiants : le peuple des affamés de la grâce de Dieu. Alors s'effondreront les murs que nos confessions ont construits de leurs mains et qui nous empêchent de nous retrouver ensemble à la Table du Seigneur pour nous rencontrer, pour dialoguer ensemble, et nous tendre la main de la réconciliation. Il n'est nulle tâche plus importante et plus urgente que celle-là, à l'heure où les démons du nationalisme attisent le feu de la haine entre les hommes. Cette tâche nous est confiée en priorité à nous chrétiens qui acclamons le Christ et affirmons espérer en la venue de Son règne de justice et de paix.
Être des affamés de justice et devenir des artisans de paix, n'est-ce pas la première condition à remplir pour rendre crédible l'Evangile que nous voulons annoncer aux hommes. Qui sait si notre message ne trouvera pas alors un écho favorable chez certains de ceux auxquels il était primitivement destiné, nos aînés dans la foi, nos frères juifs. Ils sont nombreux parmi eux ceux qui considèrent qu'il est humainement et moralement intolérable d'occuper par la force et la violence la terre promise à leurs ancêtres. Ils aspirent à vivre leur vocation d'être les témoins du droit et de la justice, comme l'ont enseigné des prophètes. Ils se souviennent de la promesse faite à Abraham d'être en bénédiction pour toutes les nations de la terre. N'est-ce pas dans l'Evangile vécu, l'Evangile du partage et de la solidarité, qu'ils découvriront le secret de demeurer fidèles à leur vocation ?
A nous chrétiens de le vivre les premiers.
Amen.
Artisans de paix
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