"Ne jugez pas, afin de ne pas être jugés"

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L'Evangile nous renvoie ce matin à nos relations humaines, dans la communauté où Dieu nous appelle et nous rassemble. Nos relations fraternelles concernent bien évidemment toutes nos relations humaines et pas seulement ce que nous pouvons vivre entre nous à l'intérieur de la paroisse. Nous ne jouons pas l'Eglise à huis clos ! Nous la vivons par tous et avec tous.

"Ne jugez pas, afin de n'être pas jugés. C'est de la façon dont vous jugez qu'on vous jugera, et c'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous".

Ainsi donc, les relations humaines que nous, chrétiens, tissons avec les autres, devraient être d'une qualité toute particulière : elles devraient être marquées par le fait que nous ne portons plus de jugement les uns sur les autres. Je dis bien : "devraient". Car ce n'est pas si simple.

Un philosophe a dit : "L'homme est un animal qui pense". Un autre a ajouté :"Je pense, donc je suis". Le fait d'être capable de penser, de réfléchir, est bien l'une des dimensions clés de notre humanité. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser, de définir, de classer, de répertorier et de nous situer nous-mêmes par rapport aux autres, à ce qu'ils font, à ce qu'ils disent. Nous avons été dotés d'un esprit critique : nous nous construisons et nous structurons nous-mêmes en émettant des jugements, en pesant le pour et le contre de ce que nous entendons dire ou de ce que nous voyons faire. Nous nous définissons nous-mêmes à l'aide des autres, et par rapport à eux. Nous serions amputés de quelque chose de fondamental si nous n'osions plus juger, estimer, apprécier, critiquer ce qui se passe autour de nous et dans le monde. En nous appelant à devenir ses disciples, Jésus veut-il nous priver d'une des dimensions essentielles de notre humanité ? Devons-nous devenir en nous attachant à lui des mutilés du cerveau, des sacrifiés de l'intelligence, des inaptes de l'esprit critique ?

Que serait alors l'Eglise, et que deviendraient notre présence et notre témoignage parmi les hommes ? Vous vous imaginez, vous, faire partie d'un troupeau de zombies, d'une armée d'automates, de robots privés de toute parole propre, capables seulement de répéter ce qui leur a été injecté dans les circuits? Une communauté sans sel ni saveur, autant dire sans vie. Inintéressante au possible, sans plus aucun attrait pour les autres. Une Eglise qui ne dérange plus personne parce qu'elle est elle-même en dérangement !

Une telle Eglise ne répond pas à sa vocation, elle ne fait pas envie, et nous n'en sommes pas membres. L'Eglise n'ampute pas et ne mutile pas ses membres. Elle les libère, au nom du Christ. Et c'est tout autre chose.

"Ne jugez pas, afin de n'être pas jugés". Nous pourrions alors penser - puisque nous gardons le droit de penser !- que l'Evangile veut simplement nous mettre en garde contre le déclenchement maladroit de réactions en chaîne qui risqueraient de blesser, diviser, déchirer nos relations humaines. Je me permets de critiquer X ou Y pour des raisons qui me paraissent pertinentes, mais je m'expose à sa réaction et à sa contre-offensive. Mon jugement sur lui appelle et attire son jugement sur moi, comme un retour de manivelle. Jésus veut-il nous dire :"Abstenez-vous de toute critique et vous ne serez pas critiqués"? Sa parole a été souvent comprise ainsi. Il ne faut pas - pense-t-on - provoquer des vagues et des remous, surtout pas dans la communauté. Les chrétiens sont des gens fraternels qui renoncent volontairement à se dire ce qu'ils pensent les uns des autres. Ils étouffent tant que possible les problèmes qui surgissent entre eux, quitte à s'étrangler discrètement de fureur, chacun pour soi. Ils se ménagent les uns les autres au nom de l'amour. Et ils trichent avec la vérité. L'Eglise n'est-elle pas menacée de devenir alors un cercle d'hypocrites qui décrispent à peine leur poing pour se donner la main et qui se parlent sans plus rien se dire ? qui se font des sourires tout en se regardant de travers ?

Une telle Eglise ne répond pas non plus à sa vocation, elle ne répond carrément plus à rien. Pour ménager ses membres, elle étouffe l'Evangile et la rudesse d'interpellation qu'il peut avoir. Mais l'Evangile de vérité ne se laisse pas étouffer. On peut ravaler ses propres paroles, on ne peut pas faire taire la Parole de Dieu. Quand la Parole de Dieu est clairement annoncée, elle provoque et dérange, elle bouscule nos habitudes, elle contrarie notre mentalité. Elle vise en nous un changement de vie qui ne va pas sans remue-ménage intérieur. La vérité de ce que nous sommes, la vérité de ce que Dieu nous appelle à devenir avec lui, elle se fraie et se fraiera toujours un passage en dépit des barrages et des obstacles que nous dressons pour l'empêcher de nous atteindre. C'est une force de libération qui nous contrarie en nous libérant. Pour nous arracher à des façons d'être et de vivre qui nous alourdissent, l'Evangile nous secoue plus qu'il ne nous ménage.

"Ne jugez pas, afin de n'être pas jugés". Il n'est pas plus question de nous ménager les uns les autres en étouffant la vérité que de mutiler notre esprit de jugement. Nous devons donc chercher une troisième interprétation à cette parole de Jésus.

Si l'Evangile ne nous interdit pas de porter des jugements les uns sur les autres, il veut par contre nous préserver de porter des jugements définitifs. Nous préserver de condamner les autres à notre propre tribunal.

Nous avons le droit d'être en désaccord sur de nombreux problèmes. Nous vivons dans une société pluraliste, grâce à Dieu. Nous avons même le droit d'avoir des opinions différentes en matière d'interprétation de la Bible et en ce qui concerne les structures et le fonctionnement de l'Eglise. Nous ne sommes pas tous coulés dans le même moule. Il y a place entre nous pour des débats d'idées, pour des partages d'opinions, pour la quête commune d'une vérité qui nous dépasse tous. La vérité de Dieu nous interpelle tous, mais personne ne peut la posséder. C'est elle au contraire qui nous saisit, nous entraîne. Quand il s'agit de prononcer sur quelqu'un un verdict définitif, en toute vérité, il n'y a place que pour un seul juge. Et cette place, c'est Dieu qui l'occupe. Pas nous.

L'image outrancière de la paille et de la poutre illustre bien que devant le Dieu juge, nous sommes tous condamnables. Les verdicts définitifs que nous prononçons sur quelqu'un qui pense , vit, agit autrement que nous sont des verdicts viciés, et peut-être même vicieux. Ils tombent comme un couperet sur celui ou celle que nous condamnons à un moment précis de son histoire, et l'enferment à tout jamais dans cette sentence. Or que savons-nous vraiment de l'accusé que nous condamnons, de son histoire particulière, des circonstances qui l'ont amené à être ce qu'il est, à faire ce qu'il fait, à dire ce qu'il dit ? Nous pensons savoir, mais la vérité d'un être humain, ce qu'il est au plus profond de lui-même, nous échappera toujours. Seul Dieu la connaît qui sonde les reins et les coeurs. Nous n'avons pas le droit de décider que quelqu'un ne sera à tout jamais que ce qu'il est maintenant. Nous n'avons pas le droit de le bloquer à un moment précis de son histoire, et de le priver de toute possibilité d'être différent plus tard. Pour le dire en langage traditionnel: nous n'avons pas le droit de tuer le pécheur avec son péché. Nos condamnations sans appel des autres sont l'oeuvre du péché en nous. Nous voyons la paille dans l'oeil de l'autre, et elle nous aveugle au point que nous ne voyons pas la poutre qui est dans notre oeil.

Ainsi donc, quand nous condamnons quelqu'un à titre définitif, nous nous trompons nous-mêmes. Nous nous cachons la vérité sur nous-mêmes. Nous occultons la poutre chez nous pour ne nous occuper que de la paille chez l'autre. Quand nous condamnons, nous nous condamnons, sans le savoir. Sans nous en rendre compte. Et nous tombons dans le ridicule.

A propos de ridicule, je me souviens d'une petite scène vécue quand j'étais écolier et qui s'est associée à tout jamais dans mon esprit à la paille et la poutre de l'Evangile. Un de mes copains plus âgé que moi venait de rater ses examens d'entrée à l'école secondaire. Il en était navré, mais n'en faisait pas un drame. Et voilà que nous rencontrons une fille du quartier qui l'aborde en se moquant de lui : "Hou qu'il est bête, il a même pas réussi l'école secondaire"! Le malheur, c'est que la pauvre fille, elle, était en classe spéciale et était incapable de suivre le programme de l'école primaire. J'ai cru que mon camarade allait s'étouffer de rire.

Avant de condamner ton frère, regarde-toi toi-même dans ton miroir. Avant de crucifier quelqu'un par ton verdict, regarde comment les hommes ont condamné et crucifié le Fils de Dieu. Ils n'ont pas supporté son Evangile de la grâce de Dieu et de la proximité de son Règne... Ils ont vu vivre Jésus et en ont été dépités : il allait partager le repas des pécheurs et des prostituées, le jour du sabbat, il redressait des vies tordues : à leur avis, Jésus enfreignait la loi et transgressait les commandements de Dieu. Il dérangeait l'ordre établi. Ils ont confondu leurs traditions avec la volonté de Dieu. Ils se sont aveuglés au point de tirer de leur oeil deux poutres pour en faire une croix. Ils l'ont fait clouer dessus :"Cet homme mérite la mort".

Pour nous rendre attentifs à nos poutres, Dieu nous a envoyé un fils de charpentier mis en croix. Devant Jésus crucifié éclate la vérité sur nous-mêmes. Ce condamné à mort par notre verdict implacable provoque notre propre condamnation. Toutefois, à travers ce semblant de procès et cette erreur judiciaire, le verdict définitif appartient à Dieu, et à lui seul. Et le verdict de Dieu à notre endroit, c'est non pas une condamnation à mort, mais la bonne nouvelle de sa grâce. En son Fils crucifié, par amour pour lui, Dieu nous fait grâce. Il nous accorde son pardon, il nous ouvre son alliance, il nous accueille dans son peuple. Par pure grâce, avec notre poutre dans l'oeil.

Alors, de grâce, ne refaisons pas les uns vis-à-vis des autres ce qui a été défait par le Christ en croix. Laissons Dieu nous enlever notre poutre avant de penser à enlever la paille dans l'oeil de notre frère. Dieu a déjà fort à faire avec nous. Il n'en a jamais fini avec nos poutres sans cesse renaissantes. Il n'est pas encore au bout de son pardon. Alors, réjouissons-nous de voir suffisamment clair, grâce à Dieu, pour vivre nos relations humaines comme des pécheurs graciés. Comme des condamnés qui sont tous graciés, tous accueillis dans l'amour de Dieu. Les autres comme moi. Et moi avec eux.

Amen.

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Avec la participation de
Orgue
François Schröter
Musique