Histoire de trésor et de coeur !

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Etienne Clerc exerce depuis de nombreuses années la profession d'oculiste. A l'entrée de son cabinet de consultation, une plaque de bronze gravée indique : "E. Clerc oculiste". Cette plaque lui a été offerte jadis, avec des éclats de rire, par ses amis de la faculté. Mais la plaisanterie a cessé de le faire sourire. Car depuis quelques semaines, la vue d'Etienne Clerc a baissé. La fatigue, l'âge, l'usure du temps... Un voile d'abord ténu, progressivement plus épais, recouvre ses yeux et altère sa vision. Un confrère consulté a confirmé le diagnostic : c'est la cataracte. Inopérable pour le moment, il faut laisser mûrir. Un comble pour un oculiste!

En même temps que sa vue, l'humeur de Monsieur Clerc s'est assombrie. Il peste silencieusement contre lui-même, contre les autres, contre le monde entier. Son seul souhait est que les gais lurons des études de jadis n'en viennent jamais à connaître la nouvelle. Il entend d'ici leurs moqueries : "E. Clerc, l'oculiste qui ne voit plus clair !"

Blague à part, il faut assumer la situation. Etienne a renoncé à la plupart de ses consultations. Il ne se sent plus l'envie de soigner la vue des autres. Il a ainsi du temps pour réfléchir. Réfléchir à la vie, à ses surprises , à ses mystères. On apprécie vraiment les choses que quand on est en train de les perdre. Il voit rétrospectivement ces splendides paysages qui s'offraient à ses regards lors des excursions en montagne qu'il a pu effectuer : la beauté des sommets dentelés et enneigés, l'éclat d'une fleur sauvage, le contraste des couleurs. Il lui est pénible de quitter les lumières du monde pour descendre progressivement dans la nuit. Il se voit lentement arraché à ce qu'il aime. Sa solitude de célibataire endurci n'arrange rien : Etienne Clerc est littéralement en train de broyer du noir.

Les rares malades qu'il soigne encore arrivent chargés de peur et d'espoir : chacun répète que les yeux sont le bien le plus précieux, ils nous relient au monde, et aux autres; ils sont des fenêtres sur la vie; l'être humain reçoit par eux de quoi dialoguer avec son environnement, communiquer avec ceux qui l'entourent, s'orienter et choisir son chemin dans l'espace; l'amour comme la haine passent aussi par le regard; quoi de plus émouvant que des yeux ensoleillés de joie, ou noyés de larmes...etc., etc.

Etienne écoute ses patients d'une oreille distraite : il ne connaît lui-même ni l'amour ni la haine. Il considère ses clients avec l'oeil aigu du professionnel. Pendant toutes ces années, il a guéri plusieurs centaines de gens affectés de troubles visuels plus ou moins graves. Et voilà maintenant que le professionnel qui a fait tant de bien à tant de monde se trouve lui-même frappé. Le guérisseur est malade. Cette contradiction le meurtrit au plus profond de lui-même.

Sn frère qui est conseiller de paroisse lui a dit récemment, avec un fraternel manque de tact : "Ta situation me fait penser à celle de l'Eglise. Au début, l'Eglise a été puissance de guérison pour les hommes, et aujourd'hui elle donne l'impression d'être elle-même malade. Les clients la désertent pour courir après d'autres guérisseurs!" Il a ajouté, avec son humour difficile à supporter :"Le temps est venu pour l'Eglise de se soigner elle-même, si elle veut encore servir les hommes. C'est pareil pour toi !"

Son frère l'agace parfois. Etienne n'est que très modérément intéressé par ces histoires d'Eglise. Dans son paquet de culture générale, il s'est contenté de retenir quelques paroles bibliques. Parmi celles-ci, une lui plaît parce qu'elle a un rapport avec son métier :

"La lampe du corps, c'est l'oeil. Si ton oeil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière. Mais si ton oeil est malade, ton corps tout entier sera dans les ténèbres. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres!" cette parole a l'allure d'un constat établi par la sagesse populaire; elle dit une vérité expérimentable. Mais en même temps, dans sa dernière partie, cette parole éveille une autre dimension : "Si la lumière qui est en toi est ténèbres, quelles ténèbres!" Etienne Clerc ressent d'autant mieux maintenant que l'homme est fait pour la lumière pas pour la nuit, et qu'il n'est pas normal qu'un homme destiné à vivre dans la lumière se retrouve prisonnier des ténèbres. Il pressent que cette parole a une dimension symbolique, mais il n'a jamais vraiment cherché à voir plus loin.

Les jours passent et deviennent plus courts. Dans sa descente vers l'hiver, la nuit rapetisse le jour. Etienne Clerc a pris l'habitude de faire une sieste l'après-midi. Il récupère ainsi de ses mauvaises nuits. Et c'est pour lui une façon de fermer les yeux sur tout cela.

Un après-midi, à l'heure de la sieste, la sonnette de la porte d'entrée retentit. En maugréant, Etienne se lève, arrange ses vêtements, ses cheveux, chausse ses lunettes et va ouvrir. Se tient devant lui quelqu'un à contre-jour qu'il distingue mal : un homme encore jeune, barbu et chevelu, vêtu d'une veste élimée, une sacoche en bandoulière. Une sorte de journaliste, de photographe, de reporter . D'autorité, l'inconnu entre chez Etienne et lui dit :

"Vous êtes malade des yeux, je viens vous faire écouter quelque chose". Interloqué, l'oculiste oublie de demander à qui il a l'honneur et questionne seulement : "Comment savez-vous que je suis malade des yeux ?" "Ca se voit, " répond l'inconnu et pas seulement aux yeux. Je viens vous faire écouter un enregistrement que j'ai là dans mon appareil à cassettes. Etendez-vous docteur,détendez-vous, laissez-moi faire". Etienne Clerc a tout de même l'idée de demander : "En quoi cette audition va-t-elle m'être utile?" L'inconnu répond : "En ce qui vous concerne, cher Monsieur, la guérison de votre vue passe par vos oreilles. Vous allez voir, littéralement voir, à quoi vous servira cet enregistrement. Laissez-moi faire, laissez-vous faire".

L'inconnu presse une touche et une étrange musique se fait entendre. Etienne Clerc ferme les yeux et la musique l'investit avec douceur. Elle éveille en lui toute une gamme de couleurs et de formes harmonieuses. Il se sent pénétrer dans un monde de lumière, de beauté, de tendresse qu’il ne connaît pas. Cette étrange musique lui fait du bien, un bien fou qui le réconcilie avec lui-même, avec les autres, avec le monde entier. Il a envie de jeter un regard nouveau sur les choses les plus banales qui lui paraissent soudain gonflées d'importance. Il voit distinctement une parole s'afficher devant lui sur ce fond de musique : "Là où est ton trésor, là est ton coeur". Puis cette parole-musique devient question :"Où est ton trésor ?"

La musique cesse d'un coup et Etienne est transporté dans une ruelle sombre, au milieu de la nuit. Deux hommes masqués forcent la serrure d'une porte. Etienne, en reconnaissant le bâtiment, a un coup au coeur : "Mais c'est ma banque, celle où j'ai déposé mes économies, plusieurs centaines de milliers de francs"! Il voit les voleurs s'introduire dans le bâtiment et en ressortir bientôt lourdement chargés. Etienne transpire à grosses gouttes. Il veut s'interposer, défendre son bien, mais il est comme paralysé. Toute sa fortune évanouie, volatilisée, une vie de travail, Etienne en pleurerait de dépit.

Sans transition, la musique revient et Etienne Clerc se retrouve dans la lumière d'un couloir d'hôpital. Là, il est chez lui, et à l'aise. Il se voit entrer dans une chambre, serrer la main d'une personne âgée - sûrement une de ses patientes-, s'enquérir de son état, de ses besoins, soulever délicatement le pansement qui lui recouvre l'oeil, échanger avec elle quelques mots qui les amusent tous deux, et puis se retirer le coeur gonflé de joie. Il n'a jamais vécu jusqu'ici semblable visite à un malade. Il a l'impression d'avoir découvert et brassé un trésor.

A nouveau le silence et la nuit. Etienne est maintenant dans une ville dévastée : sifflements et fracas d'obus qui explosent. Dans cet enfer, des enfants sont fauchés par les jeux horribles d'adultes stupides. Là-haut sur la colline, dans la nuit, Etienne distingue les soldats qui s'amusent à crucifier des enfants. Dans un halo de lumière, il voit aussi la dignité des gens frappés par le malheur, la solidarité des voisins, les pleurs partagés, les gestes qui disent l'amour. Il voit des mères serrer leur enfant dans les bras et des maris étreindre leur femme. La musique est revenue.

Dans le coeur d'Etienne, sur son écran intérieur, des scènes de nuit et de lumière se succèdent. Alternance de silence mortel et de musique joyeuse. Etienne Clerc voyage ainsi dans tous les continents et se prend à aimer les scènes de lumière. Il y joue souvent lui-même un rôle : il se voit actif, fraternel, disponible, serviable ; malheureux du malheur des autres, et paradoxalement mieux avec lui-même. Etienne a l'impression, pour la première fois, de voir enfin clair sur le sens à donner à sa vie. Il s'éveille, tout rempli de résonances. A la fois heureux et surpris. Evidemment, l'inconnu a disparu, avec son appareil à cassettes. A-t-il vraiment reçu sa visite ou l'a-t-il seulement rêvée ? Une chose sûre : il ne rêve pas le changement qui s'opère en lui. Sa vue n'est certes pas devenue meilleure, mais son coeur, lui, voit déjà beaucoup mieux.

Etienne téléphone à sa banque. Elle n'a pas été cambriolée. Mais Etienne vient de décider de cambrioler son propre compte pour partager son superflu avec ceux qui en ont besoin. On sonne à la porte. C'est la concierge de l'immeuble. Il a envie de saluer d'un "Bonjour trésor!" tout à fait inattendu cette femme qu'il regarde à peine ordinairement. Entre eux, c'est le premier échange de sourires.

Plus tard, Etienne téléphone à son frère, le conseiller de paroisse. Il lui dit :"Passe me voir quand tu le peux. J'ai une histoire à te raconter sur la guérison de l'Eglise dont tu m'as parlé". Etienne a retrouvé lui aussi le sens de l'humour.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Nelly Kaspar
Musique