Le pire n'est peut-être pas ce qu'on voit. La tempête sur le Lac de Tibériade, c'est spectaculaire, certainement, mais il y a ce qui se déchaîne à l'intérieur des disciples, la panique qui les prend, l'angoisse de se voir mourir, la tempête à l'intérieur infiniment plus redoutable. Et le pire du pire à ces moments-là, c'est l'abandon : Dieu aux abonnés absents ! Et la foule des humains restés sur le rivage avec qui on ne peut plus communiquer. C'est là que s'insinue le doute : et si Dieu l'avait voulue, cette tempête ? Et s'il n'était pas aussi bienveillant qu'on nous le dit ? D'ailleurs, dans les cataclysmes de notre passé, n'a-t-il pas été remarquablement absent ? On dirait qu'il arrive toujours en retard, quand le mal est fait. Qui d'entre nous peut affirmer que sa confiance n'a jamais été entamée ?
Comment le Père Céleste peut-il s'y prendre pour nous assurer de sa toute bienveillance ? Puisque dans la personne de Jésus il vient habiter parmi nous, montons dans la barque avec les disciples. D'après le récit de Marc, «ils le prennent comme il était dans la barque». Prendre quelqu'un comme il est, ne pas le mettre sur un piédestal, l'accueillir comme un semblable, un humain à part entière, un des nôtres embarqué – c'est le cas de le dire – dans une existence sans cesse menacée par les orages et les vents contraires. La foule s'est dispersée, mais précise Marc, «... d'autres barques étaient avec lui.» Il existe donc des personnes, autres que Jésus et ses disciples et encore aujourd'hui beaucoup de personnes, qui sont prêtes à affronter l'inconnu, à se dépasser, à aller de l'autre côté de leurs habitudes et de leurs certitudes, à «passer sur l'autre rive», jusqu'au jour lumineux de leur grand passage vers Dieu. Mais, comme souvent dans la vie, le pas franchi en toute confiance, l'aventure qu'on croyait bénie de Dieu tourne à la catastrophe.
Et voilà Jésus qui dort, incarnant pour un temps ce Dieu lointain et indifférent, qui n'intervient pas au moment où nous nous noyons : «Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons !» Et si c'était, au contraire, la seule manière de nous donner confiance en nous-mêmes ? J'ai tellement confiance en toi, en vous, que je peux dormir sur mes deux oreilles. Vous êtes des marins, des pêcheurs professionnels, vous avez des compétences et des ressources personnelles. Vous faites équipe face à la tempête et vous êtes capables de vous en sortir. «Pourquoi avez-vous peur ?» s'étonnera Jésus le calme revenu. Et il ajoutera, comme un constat : «Vous n'avez pas encore confiance...», mais ça va venir peu à peu. Il n'est pas nécessaire d'y voir un reproche, il n'est pas nécessaire non plus de sous-entendre : vous n'avez pas encore confiance en moi Jésus ou en Dieu puis qu'il n'y a pas de complément dans le texte. Vous n'avez pas encore confiance en vous-mêmes, autrement dit en ce Dieu qui habite en vous.
Or ils viennent d'être recrutés par Jésus au chapitre précédent pour «être avec lui», comme dit le texte, et pour collaborer à son oeuvre, mais c'est comme s'ils ne croyaient pas encore en eux-mêmes, en cette force divine qui les traverse. Et n'est-ce pas notre expérience souvent ? Comment pourrions-nous croire que Dieu nous fait confiance quand nous avons une image si négative de nous-mêmes ? Quand notre entourage nous a renvoyé – et continue à le faire – une image si peu encourageante de qui nous sommes ? C'est la seule fois dans les évangiles que les disciples emmènent Jésus quelque part, «qu'ils prennent Jésus comme il est.» Alors comment est-il là, dans la barque ? C'est quelqu'un qui leur fait confiance. Il est là «à l'arrière», dit Marc. Il les laisse occuper le devant de la scène. Il dort sur le coussin, lui, le fils de l'humain, le fils d'humanité «qui n'a pas où reposer sa tête». Comme il le dit lui-même dans d'autres circonstances. Comment mieux suggérer qu'il «se sent en sécurité avec eux ?»
Ça me fait penser au témoignage d'une femme qui n'avait aucune confiance en elle. Quand elle était au volant de la voiture familiale, son mari s'endormait sur son siège à côté d'elle et cela l'étonnait au-delà de toute expression : pourquoi lui faisait-il pareillement confiance alors qu'elle pouvait – pensait-elle ! – provoquer à tout moment un accident mortel ? Elle en était encore frappée des années après, mais elle avait compris qu'à travers la confiance qu'il lui faisait, il confiait sa vie au Maître de la vie. Alors comment faire confiance au Maître de la vie en toutes circonstances ?
La protestation des disciples est de tous les temps : «Réveille-toi», criait déjà le priant du Psaume 44, «pourquoi dors-tu, sors de ton sommeil, ne nous néglige pas sans fin !» Et dans la barque, le silence de Jésus est aussi destructeur qu'une absence. Mais pourquoi le vivent-ils ainsi ? Sans doute parce que le bruit de la tempête au-dehors, et surtout au-dedans, les empêche de percevoir sa simple présence. Il est là pourtant, avec eux, dans leur barque en perdition. Comment pourrait-il être là et en même temps indifférent ? Un autre psalmiste le dit de Dieu : «Il ne dort, ni ne sommeille le gardien d'Israël...», mais il faut que le bruit cesse pour que la Présence, la Présence silencieuse se mette à nous parler.
N'était-ce pas l'expérience d'Élie justement ? La tempête avait fait rage en Israël sous la forme de massacres, auxquels lui-même avait aussi pris part d'ailleurs ! Puis il était tombé comme en dépression, «pris de peur» selon quelques manuscrits, à la suite d'une escalade de violences sans fin. Et voilà que parvenu au Mont Horeb, il entend la voix de Dieu. «Sors (de la grotte où tu as dormi), sors et tiens-toi sur la montagne; le Seigneur va passer.» Or, Élie ne sort pas. A-t-il peur ? On dirait qu'il préfère la sécurité de la grotte. Et en effet, les manifestations naturelles qui se produisent alors ne sont pas plus rassurantes que la tempête sur le lac de Tibériade : vents puissants fracassant les rochers, tremblement de terre et puis feu. Dieu aurait-il à voir avec les forces de destruction qui nous anéantissent ? Non, trois fois non, nous dit le texte. Dieu n'était pas dans le vent fracassant, Dieu n'était pas dans le tremblement de terre, Dieu n'était pas dans le feu. Que se passe-t-il juste après ? Littéralement, une voix de fin silence. Mais le texte ne dit pas : le Seigneur était dans la voix de fin silence. On l'attendrait.
Eh bien peut-être que c'était à Élie – et à Élie seul – d'avoir des oreilles pour entendre, de percevoir la présence de Dieu dans la voix de fin silence, de le reconnaître. Il fallait passer de l'extériorité, du visuel, du spectacle à l'écoute du dedans, d'un silence qui parle, donc nécessairement d'un silence intérieur. Élie est tellement d'accord de retourner vers son intériorité qu'il se voile les yeux et sort enfin de la grotte, confiant en ce Dieu infiniment délicat.
Entendre la voix de fin silence au plus profond de soi, ça donne tous les courages. Je trouve – ou je retrouve – une confiance quasi archaïque en moi-même, la confiance du tout-petit enfant et, avec Élie, je sors de la grotte, je vais vers autrui, j'affronte une vie qui ne m'effraie plus parce que je l'ai vécu, ne serait-ce une fois : le Maître de la vie est toute bienveillance, délicatesse. On pourrait dire que les disciples sont déjà en chemin : «Qui donc est celui-ci pour que même le vent et la mer lui obéissent ?» Et comme s'ils pressentaient la force divine en lui capable de faire des miracles bien visibles, mais ils ne l'ont pas encore expérimentée au-dedans d'eux-mêmes, la force de la parole silencieuse. Ça viendra peu à peu, ils apprendront à l'entendre et à la reconnaître, cette voix de fin silence qui leur dit : tu peux venir à bout de la tempête, je suis avec toi.
Oui, objectera-t-on : mais ils avaient Jésus avec eux. C'est peut-être une chance que nous ne l'ayons pas ici en chair et en os, avec la tentation d'en faire une star et d'en rester au spectacle, à l'extériorité. Faisons plutôt comme Élie, voilons-nous les yeux, pensons intensément à ce Jésus, «vrai homme, vrai Dieu», qui a connu comme nous la peur et même la «frayeur mortelle», mais qui a passé sa vie à tendre l'oreille pour écouter la voix de fin silence, la parole silencieuse du Père céleste, disant à chacun et chacune : écoute, toi aussi écoute-le qui passe au plus profond de toi.
Y a-t-il pire à redouter dans nos vies que d'autres orages violents ? Oui, il y a à redouter que la voix de fin silence ne puisse plus jamais vaincre notre tempête intérieure. Ça, c'est à redouter, mais je crois qu'elle est là, la fameuse toute-puissance de Dieu qui met beaucoup de personnes mal à l'aise aujourd'hui : Dieu, c'est la voix de fin silence, c'est elle qui est toute puissante sur nos tempêtes intérieures. Et comment en être sûrs ? Juste avant notre texte, pour enseigner, Jésus était monté dans une barque. Il était littéralement «assis sur la mer» et pendant la tempête il est couché sur la mer.
Or, dans la Bible, la mer symbolise le mal, la violence, le chaos qui détruit les humains. Déjà dans la Bible hébraïque, chez Job en particulier, il est dit que Dieu a mis des limites à la mer, qu'il l'a contenue par des portails et des verrous. Stop, tu n'iras pas plus loin ! Et là Jésus est assis sur cette mer comme sur la dépouille d'une bête sauvage. Cette autorité sur les forces du mal lui serait-elle réservée ? Pas du tout : vous n'avez pas encore confiance, mais vous aussi désormais, vous avez ce pouvoir de dire : Tais-toi, tu ne m'impressionnes pas. C'est le pouvoir de nos paroles humaines quand elles prolongent la voix de fin silence, paroles de vérité, de vive réconciliation, paroles qui rassurent, donnent de la tendresse. Quand, dans nos vies, les paroles bienveillantes jaillissent du dedans et prennent le dessus, quelles que soient les circonstances, nous sommes sauvés. Nous faisons confiance à ces paroles nées du fin silence de Dieu en nous et ainsi nous apprenons à nous faire confiance. Et nous découvrons la toute bienveillance de ce Dieu qui, depuis la Genèse, combat la mer déchaînée à nos côtés, mais toujours en se tenant discrètement au plus profond de nous, au royaume du silence.
Amen !
Silence et Parole
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