Traverser les frontières… pour éviter le choc des civilisations

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Bonjour et bienvenue, auditeurs et paroissiens, au proche et au lointain, étrangers et intimes, connus et inconnus, chères sœurs, chers frères en Christ, et toi, qui peut-être prends l’écoute au hasard du voyage ou du zapping radiophonique, comment entendre la parole de Dieu, son interpellation, un sens possible pour nous, dans le concret des levers et des couchers, des travaux et des jours, des soucis et des questions que sans cesse la vie quotidienne véhicule et nous apporte ?
C’est la surprise, le décalage étrange, la grâce ou la chance que l’écoute et la méditation active de la Bible peuvent provoquer en nous – une immense promesse, mais une peur aussi, la crainte qui nous saisit d’être séparés de Dieu, de son projet – séparés du Christ, sans le Christ !
Pour cette série de prédications, où la paroisse et les pasteurs de Belmont-Lutry accueillent des enseignants et des étudiants de la Fédération des Facultés de théologie de Genève, Lausanne et Neuchâtel, nous sommes partis d’un pari, lié au thème général de la frontière ou de la limite. Ce pari, je tente de le formuler ainsi : l’angoisse dominante du temps présent réside très probablement dans le vertige que provoque en chacun de nous l’impossibilité de délimiter une frontière sûre et certaine entre moi et les autres, la vérité et l’erreur, le bien et le mal, la foi et le doute, Dieu et le monde.
Nous voudrions être absolument au clair sur notre identité et sur celle des autres. Nous voudrions disposer d’un territoire bien à nous et pouvoir ainsi assigner aux autres leur territoire, de manière à n’être jamais menacés par leurs déplacements ou leurs changements. Or cette volonté, en apparence légitime et louable, de tracer une frontière sûre et une limite absolue peut relever de la plus dangereuse des illusions.

À plusieurs moments-clés, dans l’Église primitive en voie de constitution, la question a surgi, comme nous le montre en particulier le splendide texte de ce matin, au chapitre 2 de la lettre aux Éphésiens. La communauté d’Ephèse semble bel et bien se trouver à un carrefour, à la croisée des chemins. Elle est acculée à choisir, et comme obligée d’ériger un mur, une frontière, une délimitation.
On l’entend s’interroger, durement : comment relever les effets produits par le mouvement de Jésus et comment encaisser les bénéfices de la pensée théologique de l’apôtre Paul, alors que menacent la scission et l’éclatement de la communauté chrétienne en voie de formation ? Comment éviter de succomber aux rivalités fratricides qui si souvent, et dès le Nouveau Testament, divisent les chrétiens ?

Voyez comment les accents peuvent se déplacer. Problème de frontières à l’intérieur, problème de frontières à l’extérieur. Déchirements de la communauté croyante, tensions dans la communauté politique. Guerres de religion, guerres civiles. Ce sont bien nos angoisses et nos défis dans le vaste monde contemporain. Les problèmes internes du christianisme naissant semblent bien petits par rapport à ces enjeux mondiaux, comme semblent bien dérisoires, d’ailleurs, les chamailleries confessionnelles qui, aujourd’hui comme hier et naguère, divisent les chrétiens, quand la situation du monde et de la société semble appeler de notre part des réponses fortes, communes, claires et décidées.
Il ne faut pas nous laisser induire en erreur par des préoccupations spirituelles détachées de leur contexte. Ainsi, en Éphésiens 2, le message de paix, centré sur la personne du Christ et sur les réparations de la communauté croyante, est-il formulé d’entrée de jeu en termes politiques : droit de cité en Israël, étrangers, mur de séparation et de haine, les mots utilisés sont clairs.
La paix elle-même, shalom en hébreu, n’a rien d’une pieuse consolation, irénique dans le sens le plus faible du mot. Eiréné, la paix, apparaît ici comme une force, comme une puissance de réconciliation des corps, de cicatrisation des rivalités, de guérison de la haine. Rien d’un arrangement à l’amiable, rien d’une solution gentille. La paix doit se frayer un passage, faire sa place, abattre le dur béton de la haine et de la colère.

Éternel défi de l’interprétation des textes bibliques. Tout, dans ce texte, pourrait nous faire basculer dans la bondieuserie, en nous faisant préférer une parole de consolation spiritualisante à la prise en charge de notre destin historique et de notre vocation sociale, politique, citoyenne. Le fait remarquable que la Bible assume les mots de la politique pour dire le mystère de la foi est, au contraire, un puissant encouragement à rapprocher les chemins intérieurs de notre foi et les carrefours de la solidarité et de la justice que le monde attend de nous.
La paix est pleinement donnée en Christ : c’est lui, littéralement, qui est notre Paix. Il l’incarne, il la fait, il la réalise. Mais son incarnation, nous l’avons fort bien compris au cœur et au lendemain de la semaine sainte, ce n’est pas seulement la paix entre nous, la paix intérieure, chaude et douillette, la paix entre croyants ou entre convaincus, mais c’est une paix qui, pour être vraiment nôtre, doit se reconnaître et se matérialiser comme Paix dans le monde, pour le monde, avec tout le monde.
La pax Christi n’est certes pas conforme à la paix politique des Romains – la fameuse pax romana – mais elle est pleinement une paix en marche dans le monde, aux prises avec les difficiles et parfois sordides réalités du quotidien, une paix plantée dans le monde, comme la Croix est venue se ficher et se dresser aux yeux de tous, au cœur du politique. Pax Christi, pax politica : une paix qui coûte, qui a un prix. Prix de la grâce, disait Dietrich Bonhoeffer, prix de la paix.
Cette Paix que le Christ incarne, offre, suscite au milieu de nous s’inscrit au cœur de la chair humaine et au carrefour des corps. Il en est fini, dès lors, des limites apposées par le rite de séparation, la circoncision, signature de la discrimination entre Juifs et païens, comme aussi entre femmes et hommes. La Paix abolit ces murs, les murs qui traversent la chair, les murs qui empêchent les corps de se reconnaître, de se respecter, de s’identifier.
Il s’agit de devenir un seul corps, au nom de l’amour, au lieu de subsister dans la division des corps et dans la brutalité des regards jaloux, au lieu de s’abreuver à des sources de haine, de défiance et d’incessante comparaison.

Il était donc indispensable de dire d’abord le pouvoir assassin des murs de séparation et la puissance bienfaisante d’une paix en route à nos côtés.
Et pourtant – c’est l’autre versant de la médaille – nous avons tous besoin d’un centre de gravité, d’un point d’Archimède, de repères, d’une maison, d’une famille, d’un coin de pays. Nous sommes des corps distincts, attachés à la différence. Nous ne supporterions pas l’amalgame, la confusion, l’indifférenciation, l’enfermement dans la conformité. Nous tenons à nos différences. Nous avons besoin de voir les différences, et de faire la différence.
La frontière, quand elle résulte d’un accord, est garante de paix, de sécurité, d’amitié, de confiance. C’est la frontière brute, étanche, unilatérale, qui crée le trouble, la méfiance, la guerre, l’insécurité. Le mur de Berlin ou le mur entre Israël et les Palestiniens sont expression et occasion de violence et de méfiance.
Une frontière n’est jamais un mur, mais elle ne doit jamais devenir une passoire. C’est bien là le problème. Un ami juif, à qui je parlais récemment du mur érigé par Israël, me disait : pourquoi dis-tu mur de séparation, pour moi c’est un mur de sécurité ! La question est ouverte !

Nous le voyons aussi depuis des mois dans la montée d’intolérance et d’irrespect qui semble monter des consciences, de la rue, de l’école. Viols entre adolescents, brutalité dans les écoles ou dans les familles, incivilité dans les trains, déprédations, mépris social, hooliganisme, et j’en passe. Il y a vraiment de quoi s’inquiéter. Un mauvais usage de la télévision, des portables, d’internet, semble conduire à une société de transparence illusoire, une société sans limites, sans principes, sans respect, une société virtuelle, arrogante, déviante, perturbante. Comme si, entre le virtuel et le réel, le bombardement abstrait et la violence nue, il n’y avait plus de barrière, plus de bornes. Comme si plus aucun filet de sécurité n’était là pour nous protéger des possibles éclats de la violence, de la défiance, de la haine. Comme si nous étions livrés à la méchanceté infinie et opaque d’un monde brut et hostile.
Nous avons besoin de délimitation, pour pouvoir exister comme personnes réelles, et non comme des abstractions dangereusement virtuelles. Nous avons besoin de filets de protection, pour pouvoir exister dans la paix et pour oser partager avec justice.

Concluons. La séparation est mortelle. Mur d’inimitié, dit la Bible. Mais, comme nous l’avons vu, la distinction est légitime et nécessaire. Non à la dureté du béton et des barreaux, oui à la finesse des filets et à la pudeur du vêtement, du regard, du désir. Nous sommes des frères et des sœurs en humanité, tous égaux, ayant tous droit à la même considération, au même respect. Mais nous sommes tous différents, singuliers, distincts. Fragiles, par conséquent. Et dignes de protection, de délicatesse, d’attention mutuelle.
Une double violence se retrouve aussi dans l’ensemble de notre société. D’un côté, le danger d’un universalisme abstrait, avec sa laïcité sectaire et idéologique, une pseudo-démocratie imposée par la force, mais sans authentique prise en compte des besoins de chacun, de nos propres limites, de notre désir de protection. De l’autre côté, l’égoïsme et la surdité sociale, un communautarisme ethnique, fanatique, exclusif, discriminatoire. Le règne du chacun pour soi.
Tel est l’enjeu de notre temps – le prétendu choc des civilisations, cette schizophrénie qui nous traverse au plus intime de nos croyances et de nos conduites. Voici ce dont nous avons besoin, pour aller de l’avant :

- Un universalisme concret, attentif aux réalités de chacun, à la sécurité de tous ;
- Une attitude d’ouverture authentique et profonde, qui respecte les différences ;
- Une liberté d’expression qui ne bafoue pas la sensibilité, la croyance, la pudeur des autres ;
- Une affirmation de soi et de la vérité qui ne soit ni sectaire, ni totalitaire.

Le Dieu crucifié, après Pâques, peut-il nous tracer des pistes de paix au travers des murs de séparation et d’inimitié ? Quadrature du cercle. Impossible promesse. Espoir fou. Espoir d’une foi incarnée et d’un amour en acte, au cœur de nos luttes et de nos doutes.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Gerber
Musique
Vocaphone, sextuor vocal masculin, dir. Dominique Tille