Régulièrement, je trouve dans ma boîte aux lettres des bulletins de versement. Certains vont avec mes factures, mais bien d'autres sont des appels à donner pour des œuvres très diverses. Ce peut être pour les enfants des rues à Rio de Janeiro, pour leur procurer un abri et une formation professionnelle, ou pour la lutte contre le cancer ici, pour contribuer à financer la recherche et à soutenir les malades ou leurs proches. Ce peut être aussi pour creuser des puits dans des régions sèches d'Afrique, pour offrir à des villages de l'eau potable sur place. Ces appels, parfois je les honore, je donne, et parfois je les jette. Mais qu'est-ce qui fait que je donne ou que je ne donne pas ? Et, depuis le temps que nous recevons de tels appels à donner, quel sens est-ce que cela peut avoir de donner encore ? Déjà le Deutéronome, il y a environ 2500 ans, faisait un appel à la générosité et, réaliste, constatait qu'il y aurait toujours des pauvres. Donner peut-il avoir un sens, ne faudrait-il pas faire autre chose ?
Les textes bibliques que nous avons entendus tout à l'heure peuvent nous aider à répondre à ces questions.
Tout d'abord, qu'est-ce qui fait que je donne ? J'aimerais retenir deux raisons. La première, je donne quand je suis touché par la détresse évoquée et que je me sens proche de celui qui la vit. Quand je vois ces enfants des rues qui n'ont pas de lieu pour dormir et dont l'avenir est livré à la violence de la ville, je pense à mes enfants et je me dis que je n'aimerais pas qu'ils soient dans une telle situation, alors je suis prêt à donner. Quand je pense à ces femmes africaines qui marchent 4 heures dans le soleil, la chaleur, la poussière et les dangers pour chercher de l'eau pour leur famille, une eau qui n'est peut-être même pas potable, je me dis que je ne me vois pas du tout faire cela chaque jour.
Que de temps et d'énergie consacrés à ce travail ! Je veux bien donner pour un puits dans le village, je trouve que c'est une excellente initiative. Quant au cancer, je sais que ce peut être moi qui serai malade dans quelques mois et je connais des proches qui ont lutté ou qui luttent encore contre cette maladie, alors je suis prêt à donner. Je m'identifie à celui qui est dans le besoin, j'ai pour lui de la compassion. Dans le langage du Deutéronome, cette personne dans la difficulté est « ton frère », celui qui est comme toi, un autre moi-même. Il a devant Dieu la même valeur que moi et il a les mêmes besoins que moi. Dieu souhaite pour lui, comme pour moi, qu'il puisse vivre. Dire qu'il est « ton frère » rappelle aussi qu'il n'est pas « ton pauvre ». Le don n'est pas accordé à un inférieur, il est un acte de fraternité, de solidarité entre des égaux.
Une autre raison qui me pousse parfois à donner est que je ne suis pas touché par la compassion pour celui qui souffre mais par la colère. Quand je pense qu'aujourd'hui des enfants, des femmes et des hommes meurent de faim alors que je sais qu'il y a assez de nourriture pour tous sur la terre, je me dis que la misère n'est pas une fatalité mais un scandale. Quand je constate que certains patrons ou courtiers en bourse gagnent plus en un seul jour de travail que ce que d'autres ne pourront jamais gagner en travaillant toute leur vie, même en travaillant dur plus de 50 ans, je me dis que c'est injuste et inacceptable.
Le problème de notre monde n'est pas tant dans la quantité de richesses ou de ressources à disposition que dans l'inégalité de leur répartition. Comme le dit le Deutéronome, il ne devrait pas y avoir de pauvres car la bénédiction de Dieu est suffisante pour faire vivre chacun. La terre produit assez. Si nous savions mettre en œuvre la justice à laquelle Dieu nous appelle, la misère pourrait être éradiquée ou en tout cas très fortement diminuée. Alors je donne comme un acte de protestation contre l'injustice et aussi comme un signe d'espérance pour une autre répartition des biens et des ressources.
Mais, si nous avons de si bonnes raisons de donner, pourquoi est-ce que je ne donne pas plus ? Qu'est-ce qui nous retient de donner ? Ici aussi, j'aimerais évoquer deux raisons et voir comment nous pouvons dépasser ces difficultés à donner.
Mon don dépend du regard que je porte sur mes biens. Je peux me dire que ce que je possède est le fruit de mon travail. Mon salaire, j'ai travaillé pour le mériter, j'ai peiné et mon argent est ce qui m'est dû pour mes efforts. Ceux qui sont dans la misère, ont-ils peiné autant que moi ? Peut-être que si aujourd'hui je dois leur donner, c'est qu'ils n'ont pas fait ce qu'ils auraient dû. Pourquoi alors partager avec eux ? Ils n'ont qu'à travailler, comme moi.
Ce regard porté sur nos biens est illusoire. L'argent nous fait croire que tout doit s'acheter et se mériter, que tout ce que nous avons ne vient que de nous. Chacun a le prix de sa peine ou la valeur de son travail. Mais mon argent n'est pas d'abord le fruit de mon travail. Il vient d'abord de ce que j'ai reçu.
Avec les enfants de cinquième et de sixième année scolaire, pour préparer ce culte, nous avons réfléchi à nos biens. Sur des panneaux, ils ont collé des images découpées qui représentent ce qu'ils possèdent et vous pouvez les voir contre les murs de l'église. Pour vous qui êtes à la radio, je vais vous les décrire. On y voit par exemple une voiture, un vélo, de la nourriture, des habits, un téléphone portable, une famille, un équipement de sport, des cadeaux, une montre qui évoque le temps à disposition ou des livres qui représentent les connaissances acquises.
Toutes les richesses de ces enfants, d'où leur viennent-elles ? Ils les ont reçues. Si je peux aujourd'hui travailler et gagner de l'argent, c'est d'abord grâce à ce que d'autres m'ont donné. Mes parents ou des proches ont pris soin de moi. Ils m'ont aimé, nourri, élevé. Des maîtres m'ont appris à lire, écrire ou calculer. Des personnes m'ont fait confiance, m'ont donné des chances pour avancer. Tout cela, c'est aussi à Dieu que je le dois, lui qui m'a donné la vie et qui continue à me donner, notamment par toutes celles et ceux qui m'entourent.
Mon argent n'est pas d'abord un dû, mais un don. Il est le fruit de ce que j'ai reçu. C'est ce que les chrétiens de Macédoine ont découvert avec Paul et qui les a ouverts à la générosité. Paul leur a annoncé la Bonne nouvelle. Dieu donne gratuitement son amour, il offre à chacun, quel qu'il soit, sa confiance et son invitation à se reconnaître comme son enfant bien aimé. Sa paix est cadeau, comme son pardon. Dieu fait entrer ainsi dans son règne, le règne du don. Alors ces chrétiens ont répondu à la grâce par l'action de grâce, par la reconnaissance. Ils ont considéré comme une grâce, comme une faveur, de pouvoir donner à leur tour. Au don répond le don. « Ils se sont donnés d'abord à Dieu » nous dit Paul et en donnant leur vie à Dieu, ils ont offert aussi leurs biens à leurs frères de Judée dans la détresse.
Donner manifeste ma reconnaissance. Ce que j'ai, je reconnais que je le dois à Dieu et aux autres et je manifeste ainsi le règne de Dieu, le règne de l'amour.
Parfois cependant, ce qui m'empêche de donner, c'est la peur. Si je donne de mon temps, de mon argent, de mon attention, de mes compétences, que me restera-t-il pour moi ? Quand je serai dans le besoin, comment est ce que je ferai ? Sur qui pourrai-je compter pour me secourir ? J'ai peur de manquer, j'ai peur de l'avenir, alors je retiens ce que j'ai. Si je ne peux compter que sur moi, il vaut mieux que je garde et que j'accumule un maximum. Ici aussi, l'argent est trompeur. Va-t-il prolonger ma vie ? L'amour des autres s'achète-t-il ? Mais comment dépasser ces peurs ?
Ce qui permet de donner, c'est la confiance. Dieu reste fidèle et bienveillant, attentif à celles et ceux qui lui font confiance. Pour fortifier ma confiance, je peux me souvenir de tout ce que Dieu m'a déjà donné, de toutes celles et ceux qui, au long des générations, lui ont fait confiance et qu'il a soutenu. Cette confiance est pourtant difficile, c'est pourquoi Jésus nous invite à regarder, à contempler cette veuve qui donne deux petites pièces. Elle donne tout ce qu'elle a pour vivre. Elle a donné de sa misère. Comment fera-t-elle demain pour manger ? Elle ne le sait pas, mais elle a confiance, Dieu sera avec elle. Jésus a eu cette même confiance. Il a pu donner tout ce qu'il possédait, jusqu'à sa vie, gratuitement, parce qu'il avait confiance en Dieu. Même dans la mort, il a découvert que Dieu était là et qu'il ne l'abandonnait pas. Donner est ainsi un acte de confiance qui nous libère de l'emprise de la peur.
Donner est indispensable. Indispensable pour celui qui reçoit, acte de solidarité avec lui et signe d'espérance. Mais donner est aussi indispensable pour celui qui donne. Le don permet de prendre conscience et de signifier que tout ce que j'ai me vient d'abord de ce que j'ai reçu et de le partager avec d'autres dans la reconnaissance. La bonté et la générosité de Dieu m'ouvrent à la confiance et le don manifeste aussi cette confiance. Je retrouve ainsi ma place devant Dieu et je remets l'argent à sa place, au service de Dieu et de l'autre.
Donner est indispensable et, pourtant, cela ne suffit pas. Dans le Deutéronome, il est important de constater qu'il n'y a pas seulement un appel à la générosité. L'essentiel de ce livre est une collection de lois prévues pour être mises en œuvre par les responsables du peuple de Dieu dans la loi civile et les institutions religieuses. Le don permet de parer au plus pressé, mais il ne dispense pas de construire une société qui veille à ce que chacun puisse vivre dignement et librement. Dans ce but, le Deutéronome prévoit une série de mesures sociales, dont ici la remise périodique des dettes pour soulager ceux qui ont dû emprunter et leur redonner leur indépendance et leur place dans le peuple. Le don ne suffit pas à établir une justice sociale.
Nous avons une responsabilité pour diminuer les fossés entre riches et pauvres, malades et bien portants, Nord et Sud. A quoi cela sert-il que je donne pour les enfants des rues si, quand ils travailleront plus tard, leur salaire ne suffit pas pour élever leurs enfants et que ceux-ci se retrouvent à la rue ? Donner pour eux m'engage aussi à instaurer un système économique plus juste. De même, à quoi cela sert-il de trouver de meilleurs soins pour le cancer si seuls quelques malades, les plus riches, peuvent en bénéficier ? Nous avons aussi à préserver la solidarité dans nos lois sur les assurances sociales et à veiller à la possibilité pour tous d'avoir accès à des soins de qualité. Finalement, donner pour creuser des puits est insensé si en même temps nous continuons à envoyer en l'air des tonnes de gaz carbonique qui réchauffent le climat et contribuent à augmenter la sécheresse. Le don demande un engagement en vue de la justice pour prendre tout son sens et pour qu'il puisse être réellement signe d'espérance.
Dans ma boîte aux lettres, je trouve régulièrement des appels à donner et nous en trouverons encore certainement beaucoup. Répondre et donner, c'est faire acte de solidarité et d'amitié pour celui qui est mon frère et mon égal. C'est aussi protester contre l'injustice et poser un signe d'espérance. Donner me replace dans la reconnaissance pour tout ce que j'ai reçu et la confiance que Dieu veille. Donner m'encourage finalement à m'engager pour un monde plus juste qui offre à chacun une place et un avenir.
Amen !