Monique : Dis, Daniel, ils ont bien de la chance les Mages, avec cette étoile qui les mène à Bethléem. C’est un peu le GPS homologué de l’époque non ?
Daniel : Sauf que là, Monique, ils n’ont pas programmé leur destination au départ, comme tu dois le faire avec le GPS de ta voiture, puisqu’ils ne la connaissent pas, leur destination. Alors ils se laissent mener par le bout du nez si je puis dire.
Monique : Comme tous les hommes… quoique ici, c’est plutôt par leurs yeux, par le regard, qu’ils se laissent mener. Mais je me demande bien comment ils ont mis en lien l’étoile qui leur est apparue et la naissance du Messie annoncée pour Israël. Parce qu’évidemment ça n’était pas marqué sur les rayons de l’étoile !
Daniel : Notre récit n’est pas aussi rectiligne qu’il n’y paraît à première vue. D’abord l’étoile, il fallait la chercher. Les mages sont en premier lieu des astronomes qui scrutent le ciel à l’affût de signes extraordinaires. Et puis, ils ne suivent pas simplement son chemin, aveuglément, comme parfois les automobilistes suivent leur GPS sans se soucier de l’itinéraire qu’il leur fait prendre par de petites routes sinueuses. Eux, ils font volontairement un détour par Jérusalem, détour que l’étoile, apparemment n’avait pas prévu.
Monique : Je reconnais bien là le réflexe des hommes de pouvoir ou des savants qui prétendent tout savoir. Ils ont besoin de rencontrer leurs homologues ; alors ils vont vers le roi Hérode qui, d’ailleurs met ses meilleurs spécialistes sur le dossier. Tout ça c’est une affaire d’hommes comme on l’a lu.
Daniel : Sauf qu’en dépit des mauvaises intentions d’Hérode, la Bible montre qu’il est nécessaire que les mages passent par Jérusalem pour lever le voile sur la destination de leur voyage et surtout sur l’identité de celui qu’ils vont adorer. Leur démarche de foi doit aussi s’inscrire dans la promesse faite à Abraham et à toute sa descendance.
Monique : Au fond, c’est un peu comme dans la vie, il ne suffit pas non plus de suivre notre bonne étoile. Je ne parle pas de l’horoscope que certains dévorent aveuglément ; je parle de chercher un sens à sa vie et à ses actes. Certes, on peut bien de temps en temps céder à une pulsion qui nous dépasse, ou s’engager dans un chemin sans bien savoir où l’on va, mais à la longue, chacun a besoin de trouver ses repères, et d’avoir quelques confirmations. Sans quoi la vie serait juste impossible, l’incertitude serait insupportable.
Daniel : Dis-moi : je me demande bien comment Abram lui, a fait pour se mettre en chemin à l’appel de Dieu Va vers le pays que je te montrerai… Là, crois-moi, il n’y a pas l’ombre d’un GPS à l’horizon. Dieu aurait-il un malin plaisir à faire découvrir le but du voyage qu’aux voyageurs qui se mettent en route sans savoir où ils vont ? C’est quand même très déroutant !
Monique : Déroutant, en effet, comme bien des choses qu’on trouve dans la Bible. Remarque qu’il était dans une situation impossible cet Abram : parti en suivant son Père, le patriarche du clan, depuis la Mésopotamie et voilà qu’à mi chemin, celui-ci décède. Il ne lui reste plus que Saraï sa femme qui n’attend toujours pas d’enfant et Lot son neveu, le fils d’un frère qui est mort prématurément. A ce stade, tout avenir paraît tellement compromis, qu’il n’a rien à perdre à aller dans le pays maudit de Canaan.
C’est pour ça que l’appel lui dit de larguer ses amarres territoriales, familiales et ethniques parce qu’elles l’empêcheraient d’avancer et de découvrir qui il était vraiment, lui ! Rends-toi compte, il est marié à une demi sœur, dont le nom « ma princesse » (Saraï) renvoie au fait qu’elle était la princesse de son père. Heureusement pour elle que ce père est mort et qu’elle deviendra Sara, c’est-à-dire une « princesse » pour elle-même. C’est une libération qui leur permet maintenant à tous les deux de poursuivre leur chemin à eux !
Daniel : Sauf que l’hébreu permet aussi de comprendre le texte autrement. Va, de ta terre, de ton enfantement, de la maison de ton père, vers la terre que je te ferai voir. Pas question de « quitter » quoi que ce soit (comme le disent certaines traductions malheureuses) mais d’aller à partir de qui tu es, de ton passé, de ta famille, ta patrie, de ton d’origine … avec tout ça, vers là où je te conduirai. Abram ne doit donc pas renier qui il est pour avancer, mais prendre appui dessus.
D’ailleurs, n’est-ce pas aussi vrai pour nous Suisses de ce début de siècle ? Nous savons bien que la décennie qui s’ouvre nous obligera à changer certaines de nos habitudes. Je pense en particulier à nos modes de consommation en regard de la crise climatique. Et même si ça ne nous plaît pas toujours et que ce n’est pas toujours facile, notre avenir nous fera cohabiter toujours plus avec des cultures différentes, avec lesquelles nous devrons inventer un vivre ensemble nouveau, peut-être aussi un « croire ensemble » plus large. Mais tout cela, sans tourner le dos à notre identité, à nos valeurs, à notre capacité d’entreprendre, et à la cohabitation interculturelle et religieuse qui a fait la force de notre pays jusqu’à présent.
Ce qui s’applique dans notre vie collective vaut aussi pour notre vie quotidienne ! En ce début d’année, on peut prendre toutes les résolutions qu’on veut; nous savons pertinemment qu’on ne les tiendra pas si elles sont contraires à ce que nous sommes vraiment et ce à quoi nous sommes attachés. Il faut donc être ancré quelque part pour avancer et se laisser transformer.
Monique : Tu ne crois pas si bien dire, Daniel, si ce n’est que tu oublies un détail, un détail à vrai dire très important : c’est qu’avant d’envoyer Abram vers le pays promis, Dieu lui dit « va vers toi-même ». C’est tout de même un but qui est exprimé ici. En somme, Abram est convié à un voyage intérieur, à la rencontre de soi !
Daniel : Tu as raison et j’allais oublier ce point décisif. Voyons ; essayons de se mettre à sa place ! Si quelqu’un que je ne connais pas – Abram ne connaît pas le Dieu qui l’appelle – me dit : «Va vers toi-même… », ça veut dire d’abord qu’il respecte mon for intérieur, qu’il m’invite à découvrir une profondeur insoupçonnée. Oui c’est ça : j’entends immédiatement quelque chose de sympathique comme : « Respecte-toi, prends soin de ton intériorité, n’oublie pas tes propres besoins de spiritualité et de silence avant de vouloir entreprendre de grandes actions dans la vie, et de grandes révolutions dans le monde. » C’est d’ailleurs un très beau souhait que je pourrais faire à tous nos auditeurs pour la nouvelle année : « Avancez vers vous-mêmes, vers l’être infiniment aimé de Dieu que vous êtes appelés à devenir ! ».
Monique : «Va vers toi-même, le voyage est pour toi ; partir est un acte qui t’est favorable, ose changer de direction intérieure pour être davantage présent aux autres. Tu verras que tu quitteras ta peur face aux étrangers, tes rancunes anciennes ou les habitudes qui t’isolent. ». C’est une belle parole en effet. Mais tout ça ne nous dit pas quel est le chemin et comment y aller, vers soi-même ! Pour moi, ça reste un voyage périlleux si je n’en connais pas l’itinéraire. J’aurais de la peine à prendre mon élan si je ne sais pas ce qui se cache derrière le tremplin et sur quoi je vais tomber !
C’est la même chose que chercher Dieu sans GPS ; dans le petit livre sur Dieu que nous avons lu dans notre groupe de lecture , Maurice Bellet pose la question : « Comment le trouver si tu ne sais pas qui tu cherches ». La foi est parfois très surprenante !
Daniel : D’accord avec toi ! La foi ne dit pas où on va ! Mais par contre elle dit qu’on chemine accompagné. Il y a bien une sorte de GPS avec nous et qui nous parle ! Ce n’est pas simplement une maxime philosophique du genre « Deviens ce que tu es » et tu te retrouves seul avec toi-même dans une liberté que tu ne sais pas comment gérer. Dieu nous promet qu’il se manifestera au long du cheminement ! Dans le groupe de lecture, une participante a écrit une prière à Dieu dans ces termes : Comment ne pas croire que tu me retires du chaos quand je crois que je m’enfonce, toi l’insaisissable, tu me saisis.
Monique : C’est ce que Pascal confesse si bien : «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ». Quand je circule dans ma voiture et que je ressens parfois le vide de Dieu parce que je traverse une mauvaise passe, il m’arrive alors de chanter une bonne dizaine de fois le chant de Taizé « Ne laisse pas mes ténèbres me parler ! » et peu à peu j’entre en relation. Dieu est dans cette relation-là.
Daniel : Et puis, il y a une récompense qui en vaut la peine : la promesse faite à Abraham est impressionnante : Je te bénis , je grandis ton nom : sois bénédiction (…) Ils sont bénis en toi, tous les peuples de la terre. Bénir ce n’est pas seulement dire du bien à quelqu’un ou de quelqu’un. La racine hébraïque de ce mot désigne un geste très concret, celui précisément qui marque le but du voyage des Mages : se prosterner, se mettre à genoux pour adorer.
Monique : Tu ne veux tout de même pas dire que quand nous souhaitons nos bons vœux à quelqu’un en ce début d’année, c’est comme si nous nous mettions à genoux devant lui ?
Daniel : Non, parce que ce qui est pointé ici ce n’est pas le fait de s’abaisser devant quelqu’un. C’est plutôt manifester qu’on a assez de souplesse dans nos articulations – pour nous agenouiller ! – de souplesse aussi dans nos pensées, pour dire du bien de quelqu’un même quand il n’est pas de notre ethnie, de notre religion ou de notre culture. C’est pour ça qu’Abram reçoit la promesse que tous les clans, tous les peuples et les langues de la terre seront bénis à travers lui.
Monique : En somme c’est comme les mages qui sont des étrangers et qui cependant reconnaissent pleinement que le petit Jésus est le messie d’Israël. Ils ont en effet des vues larges et nous donnent un impressionnant exemple.
Daniel : Grandir son nom, c’est précisément cela : c’est se faire respecter par des gens au-delà de notre sphère d’influence, de notre petit monde. Parce qu’on est en bénédiction à beaucoup, notre identité prend du poids. Ne dit-on pas de quelqu’un qu’il a pris de la bouteille, pas seulement parce qu’il a pris du ventre, mais aussi parce que ses épaules se sont élargies et qu’il peut supporter davantage ?
Monique : C’est à double tranchant : l’orgueil nous menace ! Et puis, tu oublies une phrase moins réconfortante : je maudirai ceux qui te maudiront… Peut-on réellement maudire quelqu’un aujourd’hui ? Enfin, je veux dire en tant que croyant ? Tu me diras qu’on voit ça tous les jours, même derrière les sourires convenus et les bons vœux.
Daniel : Sauf que la Genèse ne dit pas exactement cela. Le texte ne généralise pas : « celui qui te méprise, je le maudirai » Ce n’est pas seulement un avertissement pour nous, à ne pas regarder de travers celui qui est différent et qui le revendique. C’est une balise : maudire, vient ici d’un mot qui veut dire « trouver léger ». Seul Dieu peut « trouver léger », justement parce qu’il respecte infiniment celui qui est engagé dans ce voyage vers lui-même, au point que lorsque les relations se tendent du fait qu’il a choisi de vivre pleinement son chemin, Dieu, lui, se porte garant de son choix jusqu’au bout. Car il a du poids à ses yeux.
Monique : C’est vrai que les propos méprisants peuvent faire très mal. Parfois, ça ferait du bien de se convaincre qu’ils sont légers et ne pas se laisser atteindre. Surtout quand on est un étranger !
Daniel : C’est pourquoi, Abram nous invite ce matin à suivre notre chemin propre, sans nous préoccuper de celui que suit autrui. L’important, c’est de vivre un déplacement, de se mettre en route.
Monique : Alors il est temps de laisser la place. En souhaitant à chacun de se mettre en marche, en restant comme Abram et comme les mages, attentif aux signes que le Seigneur ne cesse de poser sur notre route.
Daniel : Pour cela il faut rester éveillé, savoir regarder et surtout écouter. C’est ce que nous allons chanter maintenant : Ecoute, écoute, les pas du Seigneur vers toi, il marche sur la route, il marche près de toi (Cantique Alléluia 31-32 Ils ont marché au pas des siècles).
Amen !