Pour une fois, la vie, c’est comme dans la Bible : après la joie de Noël et les cadeaux, crac ! boum ! la violence reprend et des innocents sont tués. Oui, combien d’enfants moururent à Bethlehem, cette année-là, sous l’épée des soldats d’Hérode ? Et combien d’hommes et de femmes sont morts, ces derniers jours, sous les tirs échangés entre le Hamas et Israël ?
Bel et bien donc et cette fois-ci : la vie, c’est comme dans la Bible ! Et à dire vrai : on préférerait qu’il n’en soit pas ainsi. N’auriez-vous pas aimé que la magie de Noël dure un peu ? N’auriez-vous pas aimé que ce qui est devenu un événement mondialisé ait quelques réels effets ? On dirait que les sapins décorés avec espérance ont pris feu !
Eh bien, voilà… Comme dans l’évangile, et malgré les promesses que représente, aux yeux de Matthieu et des autres, cette naissance improbable, la violence se déchaîne. Et aussi neuf que soit l’an neuf, rien ne nous indique qu’un quelconque mouvement de fond se soit déclenché.
Alors quoi ? Que le présent du monde ressemble à s’y méprendre à celui des contemporains de Jésus est à lire comment ? Est à comprendre comment ? Est à vivre comment ?
Premier fait, mais que l’on connaissait déjà : la violence n’est pas une spécialité de notre époque. « Ouf ! » pourrait-on se dire. Nous ne sommes donc pas plus mauvais que ceux qui nous ont précédés. Et à lire quelques chiffres, on est toujours surpris d’apprendre que malgré tous les conflits dont on a connaissance, on ne meurt pas plus aujourd’hui qu’hier ! « Ouf ! donc » parce que l’homme n’est pas plus méchant.
Mais « zut ! » aussi : deux millénaires d’Evangile n’ont ainsi servi à rien ! Pas de réel progrès : toujours des Hérode le Grand qui continuent à enfanter des Archelaüs, sanguinaires de pères en fils, et qui obligent des populations à trouver refuge loin de chez elles !
Et combien qui continuent à être sacrifiés, comme Jésus lui-même, sur la croix de l’injustice ? Parce qu’assurément, si les songes de Joseph permettent à l’enfant Jésus d’être sauvé de la mort à deux reprises, à l’heure du Golgotha, pour l’adulte Jésus, plus de Joseph pour le protéger, plus d’échappatoire : le trépas. Là encore, le trépas d’un innocent.
Tout cela n’a-t-il donc rien changé ? Et même cette mort qui fut pourtant la mise en scène, comme dit Calvin, des limites de la loi, puisqu’elle finit par tuer le juste, le seul juste ! Oui même cette mort n’a-t-elle rien apporté à notre humanité en chemin?
« Ouf ! » et « zut ! » disais-je, mais n’est-ce pas le « zut ! » qui domine ? Dans le « massacre des innocents » dont nous parle Matthieu ce matin – mais comme dans tout massacre d’innocents, ceux d’aujourd’hui ou ceux d’hier – il y a, derrière le « pourquoi cela arrive », l’autre question brûlante en fait, celle du « comment » : s’il en est ainsi, comment vivre ?
Oui, comment vivre si même la venue de Jésus ne change rien au règne de la violence ? Comment vivre s’il en est lui-même la victime ? Et si, au-delà du premier constat que, dans le fond, de la violence il y en avait et il y en a encore, ce texte qui raconte la fuite en Egypte, le retour de la famille en Israël et leur installation loin de Bethlehem, et si ce texte donc nous ouvrait deux ou trois chemins intéressants ?! Oui, au milieu de ces morts et de ces fuites, derrière les manifestations de pouvoirs grandiloquentes, Matthieu nous donne à découvrir quelques pistes :
Une première, celle des songes de Joseph.
Dans cet évangile, c’est Joseph qui semble avoir la connexion avec le ciel. Un ange l’avertit. Alors l’image est jolie, mais de telle visite ne nous arrive pas souvent ! En quoi cela peut-il nous aider à vivre, notamment face à la violence ? Et si, à travers l’ange, Matthieu disait le souci de Dieu d’être connecté avec nous ? De nous être relié ?
On peut attendre les anges mais l’on peut aussi investir notre vie spirituelle, la nourrir, lui donner de l’importance. Et pour qui a déjà pris ce temps-là, il fut sans doute donné de faire des choix de vie peut-être déconcertants mais souvent salvateurs. Oui, Joseph nous est présenté comme un homme priant. Et c’est dans l’intimité de ce lien à Dieu que s’éclaira son intelligence de père. Sa clairvoyance.
Et si l’on ose un pas de plus, si l’on prend un peu de distance par rapport à cette histoire qui nous est racontée, ne doit-on pas voir, dans le procédé-même de l’évangéliste Matthieu qui ne cesse de faire des allers et retours avec la Bible de l’époque, une invitation à ce même mouvement ?
Et si, entre notre réalité et les propos des écritures, il y avait un lien ? un dialogue ? la réalisation de promesses faites ou à venir? Un autre regard possible sur notre marche passée, présente ou future ? Allers et retours bienfaisants qui nous ancrent moins dans l’Histoire superficielle du monde qui connaît tant de tempêtes que dans l’Histoire de Dieu qui ne se révèle pas au premier coup d’œil, mais qui apparaît quand on se retourne sur nos pas.
Joseph prie, et il nous est montré par Matthieu que ces choix le font entrer dans le plan de Dieu. Il y a là une belle invitation à être ces hommes et ces femmes priant et méditant : un chemin se fera jour qui, selon les moments, nous fera échapper à la violence et, à d’autres, nous y confronter, mais cela, alors, selon le temps de Dieu. En effet, petit, Jésus a échappé à la mort. Grand, il s’y est confronté. Il fallait qu’il en soit ainsi ! Mais c’est dans la prière qu’il sut ce qu’il avait à faire.
Autre piste, celle de ce périple entre l’Egypte et Nazareth.
Joseph a donc décidé de quitter Bethlehem, devenu trop dangereux. Il part alors en Egypte, à seulement quelques jours de marche mais hors d’atteinte d’Hérode. Du coup, il fait de lui et des siens, des réfugiés. Des réfugiés en Egypte mais, plus tard aussi, des réfugiés dans son propre pays puisqu’ils iront habiter le Nord, la Galilée.
On n’est pas dans l’Evangile de Luc qui, lui, a fait descendre Joseph et Marie de Nazareth où ils habitaient déjà pour aller se faire inscrire dans leur commune d’origine. Non ! pour Matthieu, Nazareth est aussi un lieu de refuge, loin, cette fois, du fils d’Hérode, Archélaüs. Jésus vit donc à la fois l’Exode et l’Exil. Dit autrement, il est un réfugié qui expérimente, dans sa chair, ce que ses ancêtres ont vécu dès leurs origines. Archétype, même, de l’Israélite, qui revit dans sa propre histoire la destinée de son peuple.
Jésus n’échappe donc pas à cela. Il n’échappe pas à cette précarité. Il n’échappe pas à ce qui est presque devenu une identité. Identité dès lors moins donnée par une terre, comme souvent, que par la volonté seule de Dieu. Si son peuple est un peuple, c’est parce que Dieu l’a désiré. Souvenez-vous ce que confesse le juif : "Mon père est un araméen errant. Il est descendu en Egypte où il a vécu en émigré avec le petit nombre de gens qui l’accompagnaient. (…)" Et la confession se poursuit, évoquant la sortie d’Egypte, l’entrée en Israël et l’offrande des prémices de chaque récolte. Statut d’émigré errant dont le sort dépend de la main seule de Dieu : telle était, telle est la marque du peuple d’Israël.
Jésus est donc à la fois, pour Matthieu, l’archétype du Juif qui revit, dans son existence, ce qui a fait l’identité de son peuple. Et il est, à la fois, l’archétype du croyant qui, à travers ce récit d’après Noël, fait l’expérience de cette précarité dont seul Dieu, par ses indications à Joseph, peut le sauver.
Et si, de cette réelle expérience de migrant, était née, chez Jésus, cette conscience jamais trahie d’une complète dépendance à Dieu. Profondément, il a intégré cette identité d’errant dont l’existence ne repose qu’entre les mains de Dieu. Du coup, face à la violence en particulier, il a gagné en liberté : il peut se déplacer, il peut s’y confronter.
Dès lors, nous présenter Jésus comme cet errant nous ouvre peut-être les yeux et sur certaines causes de la violence et, plus important encore, sur une possibilité de ne pas nous laisser embarquer par elle. Oui, comment vivre avec elle, nous demandions-nous ?
Et en effet : Hérode, lui, y succombe parce qu’il se sent menacé. Menacé dans son identité de roi, dans sa légitimité en fait, puisqu’il n’est pas au pouvoir de par sa lignée qui le ferait remonter à David, mais seulement de par la volonté des Romains. Ainsi, il craint, il a peur de celui qui serait, lui, plus légitime, venant vraiment de la famille de David, le roi mis en place par Dieu. Il sent donc sa précarité, la précarité de son statut que révèle cet enfant, né à Bethlehem, la Maison de David. Alors il se bat pour maintenir sa couronne.
Quelle charge ! quel enfer ! Oui, quel enfer pour lui, mais aussi pour les autres. A défendre sa légitimité contre vents et marrée, on s’abîme et on abîme les autres. On les violente ! Le réfugié, lui, il sait qu’il ne peut revendiquer une quelconque légitimité. Elle ne peut que lui être donnée !
Dès lors à la recevoir comme le « juif errant » que fut Jésus, qui n’a compté ni sur sa terre (qu’il quitta), ni sur sa famille (dont il prit distance), ni sur sa religion (qu’il critiqua), eh bien ! on allège le monde et chacune de nos relations.
Hérode avait peur de ne pas être le roi légitime et légitimé par Dieu. Jésus, malgré ses liens de famille, n’a jamais compté sur eux pour justifier sa vie : est-ce pour cette raison que Matthieu le fait émigrer loin de Bethlehem ? Reste que le réfugié qu’il se savait être n’a fait confiance qu’à sa filiation directe avec Dieu. Mais, fait remarquable, une filiation offerte au monde et pas gardée jalousement : ne fut-ce pas là, en effet, tout son message ?
Je veux croire que sur la même terre il y avait de la place pour Jésus et pour Hérode, l’un et l’autre, fils de Dieu.
Ainsi, dans le monde violent qui est le nôtre – mais qui l’est de tout temps ! – si la prière et la méditation de l’Evangile peuvent nous aider à faire des choix qui sauvent – nous ou les autres – n’y a-t-il pas d’abord à retrouver en nous le réfugié qui nous constitue ? Le sans-papier puisque, au fond, les papiers que nous avons et dont nous croyons qu’ils nous légitiment – nos arbres généalogiques, nos passeports et nos cartes bancaires – ne constituent en aucune manière une quelconque garantie et ne disent rien de ce que nous valons.
« Mon père est un araméen errant » répète le Juif dans sa prière !
« Notre grand-frère est un réfugié » nous apprend Matthieu, pendant ce culte. Il y a bel et bien de quoi nous demander qui nous sommes et, aussi, essayer de l’incarner dans le quotidien de nos relations, au sortir de nos églises ou autre synagogue, comme Jésus, dans la Bible non ?
Amen !