Une communauté aux mains libres

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Écouter le culte :

Vos mains…. Je vous invite à les regarder. Prenons un instant pour les tendre ouvertes devant nous et pour les contempler. Osez ce geste avec moi. Certaines de ces mains sont ridées, marquées par le fil des ans. D’autres sont encore lisses, avides de saisir tout ce que la vie peut offrir. Il y a aussi quelques petites mains d’enfants qui aiment encore trouver refuge dans des mains adultes. Certaines mains ici sont blanches, d’autres sont noires. Elles parlent ainsi du lieu où plongent nos racines. Certaines sont crevassées, noircies ou blessées, racontant le travail de la semaine, d’autres ne laissent rien deviner de ce qui les anime ou de ce qui les paralyse.
Et maintenant, fermez les yeux et imaginez, ces mains d’un autre temps qui s’activent, qui s’agitent, qui arrachent et frottent les épis, ces mains qui travaillent, ces mains qui nourrissent et apaisent la faim ! Et tout d’un coup ces mains qui s’arrêtent alors que retentit cette question, cinglante : « Pourquoi faites-vous ce qui n’est pas permis le jour du sabbat ? »
Fermez les yeux encore un instant et imaginez cette autre main, desséchée, paralysée, incapable de se tendre, ni pour donner, ni pour recevoir. Essayez d’entendre le malheur qu’elle raconte : …la maladie, la malchance ou la fatalité et puis la douleur de ne plus pouvoir créer, donner, participer et finalement l’exclusion, le jugement. Jusqu’à ce moment où une voix retentit pour dire « Lève-toi et tiens-toi là au milieu.» Regardez cette main qui se tend pour être rendue à la vie par cet homme qui a le pouvoir de faire taire le malheur.

On aimerait crier de joie et applaudir, mais il semble que ce n’est pas le moment ! Vous les avez entendus, ils pensent si fort que cela s’entend : c’est interdit de guérir le jour du sabbat. C’est la loi ! Si on accepte cela pour l’un, d’autres feront de même. Et alors où va-t-on ? Cela nous semble absurde n’est-ce pas, cette loi qui empêche la vie, cette loi qui ne veut rien savoir de ce qui peut mettre fin au malheur d’un homme ?
Pourtant celui qui nous raconte cette histoire, semble nous indiquer qu’il y a pour nous tous ici un défi à relever. C’est, je crois, le défi d’une liberté à conquérir contre ce qui aujourd’hui encore paralyse, exclut, condamne.
Ces épis arrachés et frottés le jour du sabbat pour apaiser la faim des compagnons de Jésus nous rappellent à nous, communauté chrétienne d’aujourd’hui, que nos mains ont été déliées. Oui, le Christ a délié nos mains. Et quand on a les mains libres, on peut oser les ouvrir, les tendre pour donner et pour recevoir, pour accueillir et recueillir la vie. Ces épis arrachés et frottés le jour du sabbat nous rappellent que Jésus nous veut libres, à sa suite, pour accomplir ces gestes capables de nourrir, de nous nourrir et de redonner vie à d’autres.

Mais cette main desséchée, paralysée, mise en avant par Jésus au milieu de la synagogue nous interpelle. Ce matin, avec nous au temple de Clarens, des réfugiés nous ont fait assez confiance pour nous rejoindre et pour participer à notre culte. Ils vivent dans notre région, entre Vevey et Villeneuve. Certains ont pu obtenir un permis et trouver du travail, mais il en a fallu de la persévérance et du courage. D’autres vivent depuis plusieurs années dans le centre d’aide d’urgence de Vevey où ils peuvent dormir et se nourrir, mais rien de plus. Le travail, la créativité, la possibilité de contribuer, de participer à notre société leur est refusée.
Lorsque l’on prend le temps de les écouter, ils nous disent la douleur d’avoir l’impression de ne rien pouvoir donner, de n’être plus personne. Ils nous racontent comment on leur fait sentir, au delà du minimum vital qui leur est accordé, que chez nous ils sont de trop, voire même indésirables.
Des mains desséchées, paralysées, des vies bloquées, comme arrêtées ou suspendues, est-ce que nous pouvons nous laisser questionner par ces mains-là ? Pouvons-nous laisser l’Evangile nous questionner sur notre capacité à être libres devant ce qui paralyse, exclut ou condamne des hommes et des femmes qui vivent à côté de nous ?

Essayons…voulez-vous ? Lorsqu’il est question des réfugiés, en Suisse, dans les discussions ou dans les médias, il y a des phrases qui reviennent comme une complainte bien connue :
« On ne peut pas laisser venir toute la misère du monde ! »
« Vous savez, la plupart ne sont pas des vrais réfugiés. Ils viennent juste pour gagner de l’argent et profiter du système.»
« En prison, la majorité des détenus sont des étrangers. »
« Il faut des lois strictes pour rendre la Suisse moins attractive.»

Et voilà que nous prenons peur devant les difficultés. Et voilà que nos angoisses, nos préjugés, notre peur de perdre prennent le dessus et façonnent une vision bien restreinte de la réalité. Et voilà notre liberté et notre créativité bloquée, paralysée : Sommes-nous encore libres lorsque nous acceptons comme un mal nécessaire que certains parmi nous restent spectateurs de la vie, empêchés de participer, privés des capacités de contribuer et de donner. Lorsque la main paralysée est guérie à la synagogue ce jour de sabbat, c’est un miroir qui est tendu à toute la communauté. Si quelqu’un reste abandonné à sa paralysie un jour de sabbat, un jour destiné à célébrer la création et la libération, c’est que toute la communauté est malade, bloquée et paralysée par ses angoisses et ses lois.
Lorsque nous acceptons sans broncher que des hommes et des femmes ne soient considérés que comme des assistés ou pire des profiteurs ; lorsque nos lois se font l’écho de nos méfiances, lorsque nos lois deviennent des outils d’exclusion, n’avons-nous pas besoin à notre tour d’être questionnés, interpellés, guéris ?

Il est vrai que ne sont pas seulement les étrangers ou les réfugiés que notre société tend à laisser de côté. Il y a celui ou celle tombe malade, celui ou celle qui aux yeux du monde économique est trop vieux, trop vieille pour rester compétitif ou rentable, celui ou celle qui fait les frais d’une logique centrée sur le profit et qui ne retrouve plus de travail.
Cette main guérie un jour de sabbat nous rappelle que toute personne vit de pouvoir donner et recevoir, exilée ou non, en bonne santé ou malade, jeune ou vieille, tous, nous vivons de pouvoir donner et recevoir. Nous qui nous définissons si souvent par ce que nous faisons, nous savons combien il est douloureux de se voir priver de la possibilité de contribuer, de participer. Nous avons tous probablement fait l’expérience d’avoir été exclus, d’une manière ou d’une autre, d’avoir été laissés de côté alors que nous avions quelque chose à donner.
La communauté chrétienne que nous formons, à laquelle nous nous rattachons nous fait cheminer à la suite d’un homme libre. Par toute sa vie, Jésus a réalisé la sabbat, en manifestant la bienveillance du Dieu créateur et libérateur. Jésus a incarné le sabbat en venant offrir la guérison et la libération.
Lorsque nous nous réclamons de son nom, nous donc sommes mis au défi de la liberté face à ce qui paralyse, exclut ou condamne. Cette liberté, elle est à conquérir ensemble, toujours à nouveau. Elle passe par la guérison lorsque nos mains sont liées par la peur. Nous sommes ainsi rendus libres pour recevoir et pour donner, libres pour créer une communauté où chacun puisse trouver sa place.

Cette liberté, il y a mille et une manières de l’exprimer. Que ce soit par l’offrande d’aujourd’hui à des projets qui contribuent à redonner dignité aux personnes réfugiées, que ce soit par des gestes d’amitié et de soutien très concrets offerts à un homme, à une femme ou à une famille qui se débat chez nous pour vivre dans la dignité, par le bulletin que nous glissons dans les urnes lorsqu’il y a des votations liées à l’asile ou au combat contre la pauvreté.

« C’était un jour de sabbat. Il y avait un homme dont la main était paralysée… C’est aujourd’hui le sabbat, aujourd’hui ou demain et il y a ici parmi nous des hommes et des femmes arrêtés, mis à l’écart, des hommes et des femmes qui rêvent pourtant de participer.
Pour que nous puissions tous ensemble nous reconnaître à l’image du Dieu Créateur, pour qu’ensemble nous nous sachions libérés de ce qui paralyse la vie, pour qu’il soit possible pour tous, tour à tour, de donner et de recevoir, de se réjouir des dons et de la créativité tant de son compatriote que des réfugiés qui vivent à nos côtés, pour tout cela, le Christ nous dit aujourd’hui : « Etends la main ! » Amen.