Les quatre cultes de l'avent à St-Laurent / Lausanne

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Écouter le culte :

5, chemin des Cèdres à Lausanne, près de la place Chauderon. C’est l’adresse de DM-échange et mission. Mercredi 19h, je sors du bureau. Deux policiers sont dans la cour intérieure, avec un chien qui fouille la haie à la recherche de drogue. Fouille régulière : nous sommes dans un quartier de petits trafiquants. Je salue les policiers et rentre chez moi. Or, ce soir là, je venais d’avoir un échange avec Marianne Strub, théologienne suisse, envoyée depuis 5 ans par DM-échange et mission pour travailler avec des partenaires au Mexique. J’aurais voulu qu’elle vous raconte elle-même ce qu’elle écrit dans sa dernière lettre : « Le Mexique reste bousculé par la violence provoquée par la guerre contre la drogue et le crime organisé. Ces cinq dernières années, plus de 50'000 personnes ont été assassinées, et plus de 5'000 ont disparu... »
Cette violence dont Marianne Strub et d’autres envoyés sont témoins, elle est évoquée crûment par le spectacle La Navidad dont les comédiens et chanteurs sont avec nous ce matin. Ici, et au Mexique, des gens en situation de précarité se trouvent embrigadés dans des trafics dont ils ne savent plus comment sortir. Trafics dont certains puissants tirent les ficelles pour s’enrichir grassement. Réalité du monde dans lequel nous préparons la célébration de Noël. Et pour cela, nous venons de chanter ce que d’autres au Mexique chanteront aussi aujourd’hui : « Les puissants, Dieu les a brisés (…) et le riche avec tous ses biens doit un jour s’en aller sans rien… »
Ce chant, Marie l’a entonné alors qu’elle était enceinte. Ce chant, Marie l’a proclamé dans un monde déjà traversé de tensions, de conflits et de violences. Ce chant – j’en suis convaincu – Marie a continué longtemps à le fredonner à son enfant.

Ce chant a probablement fait partie des plus anciens souvenirs de Jésus. Il est l’une des sources de sa spiritualité et de son engagement auprès des paumés de l’existence. Souvenez-vous de ses paroles d’adulte : « J’étais étranger, et vous m’avez accueilli, affamé et vous m’avez donné à manger, en prison et vous m’avez visité… Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait… Et chaque fois que vous ne l’avez pas fait… »
En arrière-fond des paroles et des gestes de Jésus, j’entends le cantique de Marie, sa joie rayonnante et son espérance porteuse d’engagement. Ecoutez maintenant, ce cantique tel que l’évangile de Luc nous l’a transmis :
De tout mon être je veux dire la grandeur du Seigneur.
Mon cœur est plein de joie à cause de Dieu, mon Sauveur ; car il a bien voulu abaisser son regard sur moi, son humble servante.
Oui, dès maintenant et en tous les temps, les humains me diront bienheureuse, car Dieu le Tout-Puissant a fait pour moi des choses magnifiques.
Il est le Dieu saint, il est plein de bonté en tout temps pour ceux qui le respectent.
Il a montré son pouvoir en déployant sa force.
Il a mis en déroute les hommes au cœur orgueilleux.
Il a renversé les rois de leurs trônes et il a placé les humbles au premier rang.
Il a comblé de biens ceux qui avaient faim, et il a renvoyé les riches les mains vides.
Il est venu en aide au peuple d'Israël, son serviteur.
Il n'a pas oublié de manifester sa bonté envers Abraham et ses descendants, pour toujours, comme il l'avait promis à nos ancêtres.

Osez chanter ces paroles à vos enfants et petits-enfants ! Vous leur proposez ainsi une source de confiance et d’espérance. Chanter pour des enfants ? Je veux bien. Mais que dire à celles et ceux dont la vie est bousculée par tant de violences, de souffrances, de solitude et d’angoisse ? Un cantique, fût-ce celui de Marie, peut-il vraiment nourrir notre espérance ? J’ose répondre oui à cette question.
Depuis l’origine des temps, au travers des siècles, aux quatre coins de l’horizon et dans toutes les langues du monde, des mères chantent à leur enfant. Elles chantent leur émerveillement face aux beautés de la création. Elles chantent leur plainte face à la violence dont les humains sont capables. Elles chantent leur espérance que l’enfant tenu aujourd’hui dans leurs bras grandisse dans un monde de justice et de dignité. Marie a chanté cela à son fils Jésus.
Aujourd’hui en Palestine, en Egypte, en Syrie, en Lybie, au Mexique, des mères chantent cela à leur enfant. Elles s’engagent ainsi à tout faire pour que cet enfant n’ait pas à rejoindre les rangs des trafiquants, des terroristes et autres violents.
Combien de ces mères pleureront ensuite leur enfant perdu dans les filets de la violence ? Elles continueront pourtant à chanter, à chanter des complaintes qui diront leur chagrin ou à chanter des refrains qui diront leur joie.

Au Mexique, comment les femmes chantent-elles ? J’ai posé la question à Marianne. Elle m’a d’abord raconté la marche à laquelle elle a participé le 16 septembre avec des milliers de gens pour rejoindre le village d’Acteal où 45 personnes avaient été assassinées et aucun assassin arrêté. Marianne a traduit pour nous le cri de ces personnes :
« Notre cri sera un cri pour la paix dans la justice et la dignité, un cri contre la violence et l’impunité qui font aujourd’hui mourir le Mexique. Notre cri nous le ferons arriver jusqu’au cœur du ciel et jusqu’au cœur de la terre. Il faut que les victimes assassinées par les balles des narcotrafiquants ou de l’armée mexicaine aient des noms et une mémoire. Nous voulons justice pour nos 45 sœurs et frères massacrés à Acteal. »
J’aurais voulu que Marianne puisse vous raconter la célébration œcuménique qui a duré de minuit jusqu’au lever du soleil. A la fois protestation contre l’impunité, la corruption, la violence, protestation aussi contre la déprédation de la terre par des entreprises minières internationales. Protestation et cri d’espérance. Marianne écrit encore : « J’ai été témoin de ces rassemblements qui contribuent à fortifier le tissu social si déchiré par ces violences extrêmes ; ces rassemblements nourrissent aussi l’espoir qu’une paix juste sera possible si on se met ensemble pour la construire. »

Marianne et ses collègues mexicains sont à la recherche des interactions entre la spiritualité biblique forgée par les Psaumes et les paroles de Jésus, et la spiritualité maya enracinée dans une compréhension du monde bien éloignée du rationalisme occidental.
Ce que Marianne découvre au Mexique, j’ai appris à le découvrir au Rwanda où j’ai vécu 7 ans. Avec une compréhension trop occidentale de la foi chrétienne, nous risquons de proposer une espérance qui ne soit que promesse pour un au-delà meilleur.
Or ce qui importe, c’est de proposer des mots et des gestes qui aident à tenir le coup face à la violence du quotidien, des mots et des gestes qui refusent la résignation et ouvrent des espaces de dignité. Pour trouver ces mots et ces gestes, il faut s’éloigner de notre rationalisme occidental qui veut tout comprendre, tout expliquer, tout démonter, tout classer dans des catégories prédéfinies. Cet intellectualisme n’est d’ailleurs pas celui des récits bibliques.
Le dialogue avec les traditions anciennes des peuples mayas en Amérique latine ou bantous en Afrique centrale nous aide à redécouvrir cela. Ces traditions ne veulent rien démontrer. Elles évoquent et racontent. Elles évoquent et racontent la terre nourricière qui nous porte et nous donne la vie. Elles évoquent et racontent le monde des vivants, celui dans lequel nous nous débattons. Elles évoquent et racontent le monde de l’invisible, pour suggérer ce qui nous dépasse et nous menace, tout en nous reliant aux générations qui nous ont précédés. Au Mexique, comme ailleurs, ce travail d’interactions entre diverses traditions provoque la méfiance de celles et ceux qui ont peur d’un syncrétisme malsain.
Pour les gens dont la dignité a été niée pendant des siècles, ce travail d’interactions entre diverses traditions ouvre des espaces de vie, de dialogue, de confiance. C’est là que se forge une spiritualité qui permet de rester debout pour affronter les défis du quotidien. Spiritualité exprimée dans les chants des mères à leurs enfants. Spiritualité exprimée aussi dans les psaumes et poèmes transmis par la tradition biblique.

Interpellé par la puissance mortifère des narcotrafiquants et par les récits de violence venant du Mexique, de Syrie, ou d’ailleurs, j’ai relu le vieux livre biblique des Lamentations : recueil de 5 poèmes rédigés après la destruction du Temple de Jérusalem, au 6ème siècle avant Jésus-Christ. Temps de désastre socio-politique : chute de la ville, occupation étrangère, destruction des institutions, violences et trafics de toutes sortes.
Temps de crise spirituelle : Dieu avait promis d’être éternellement présent dans ce lieu qui n’est plus que ruines. Les convictions les plus anciennes sont anéanties. Que dire après cela ? Aucune explication n’est possible, seul le langage poétique exprime le désarroi des croyants. Ecoutez ces quelques strophes, cri d’un peuple brisé :
J’ai connu la misère sous les coups furieux du Seigneur.
Il m'a poussé devant lui, il m'a fait marcher non dans la lumière mais dans le noir.
C'est sur moi seul qu'il continue à porter la main tous les jours. Il m'a fait dépérir de la tête aux pieds, il m'a brisé les os. Il a dressé autour de moi comme un mur d'amertume et de peine. Il m'a emmuré pour m'empêcher d'en sortir ; il m'a chargé de chaînes.
J'ai beau crier au secours, il fait obstacle à ma prière.
Il m'a barré la route avec des blocs de pierre et m'a engagé sur une fausse voie. Il a été pour moi un ours en embuscade, un lion tapi dans le fourré. Il a tendu son arc et m'a pris comme cible, il m'a transpercé les reins de toutes ses flèches.
Tout le monde rit de moi, tous les jours on me ridiculise. J'ai été privé d'une vie paisible, j'ai oublié ce qu'est le bonheur. Je le dis : je n'ai plus d'avenir, je n'attends plus rien du Seigneur. Je suis errant et humilié, y penser est un amer poison pour moi. Je n'en peux rien oublier et je reste accablé.
Mais voici ce que je veux me rappeler, voici ma raison d'espérer : les bontés du Seigneur ne sont pas épuisées, il n'est pas au bout de son amour.

Violence des mots. Le poète ose évoquer Dieu comme un ours ou un lion, comme un chasseur ou un guerrier maniant l’arc et le glaive de manière impitoyable, rendant la vie impossible à ses enfants. On n’est pas ici dans le registre de l’explication, mais dans celui de l’évocation. C’est un signe de dignité humaine que de forger des mots qui suggèrent l’indicible.
Que dire en effet lorsque la guerre et l’oppression frappent non seulement les dirigeants responsables, mais aussi les gens qui n’y peuvent rien ? Comment parler de Dieu dans une telle situation ? Ces questions n’ont rien perdu de leur actualité.
Se taire est aussi intolérable que vouloir expliquer. C’est donc aux artistes d’exprimer la condition humaine et le mystère de Dieu. Quand Dieu lui-même semble bafouer la dignité des humains, le poète biblique travaille une parole où se tissent à la fois le désarroi le plus total et la recherche d’une espérance qui nous relève aujourd’hui. En hébreu, chacune des 22 strophes de ces 5 poèmes commence par une des 22 lettres de l’alphabet. Le poète a vraiment besoin de toutes ces lettres pour oser évoquer le chemin parcouru.
Désarroi le plus total. Révolte contre Dieu. Puis, tout au bout de ce chemin, lorsqu’il n’y a plus que le silence du désespoir, ces mots naissent sur ses lèvres : « Les bontés du Seigneur ne sont pas épuisées. Il n’est pas au bout de son amour ! »
Ces mots ne sont pas dits à la légère. Face à la souffrance, quelle qu’elle soit, aucune parole ne peut être dite à la légère. Comme le livre de Job ou certains Psaumes, ces mots de la Bible rendent possible la révolte contre Dieu et suggèrent même qu’au bout de cette révolte peut naître une espérance.

Face à la malice, ou au désarroi, des trafiquants rencontrés à Lausanne, face aux violences rapportées par Marianne et évoquées par le spectacle La Navidad, je n’ai guère d’explications à proposer. J’ai tout au plus des histoires à raconter et des poèmes à évoquer. Histoires de cet homme de Nazareth, né d’une jeune fille paumée qui osait chanter son espérance de justice. Cet homme de Nazareth s’est avancé aussi loin que possible sur le chemin de la justice et de la solidarité. Il s’est fait compagnon des gens les plus paumés.
On le lui a reproché. On a voulu le supprimer. Il a connu les coups et la prison. Il a été exécuté, comme un criminel. Alors que tout s’est écroulé, il nous est donné de croire que c’est bien à lui, Jésus, que Dieu a donné raison.
Pour nourrir en nous une telle conviction, ce n’est pas d’explications dont nous avons besoin, mais bien de poèmes, de psaumes, de cantiques et de jeux théâtraux. Autant de mots qui nous travaillent de l’intérieur pour que nos révoltes puissent s’exprimer et la confiance naître en nous.
Lorsque la mort étend partout ses tentacules de violences et de souffrances, osons partager nos cris d’angoisse et nos chants d’espérance. Ces mots partagés ne nous apporteront ni à boire, ni à manger ; ils ne guériront pas toutes nos maladies. Ils nous disent simplement que vivre, c'est être en chemin avec d'autres sous le regard de Dieu, qui nous échappe et qui nous aime.
Pour certains, ces mots ne sont que du vent. Pour d’autres, ils sont expérience de vie partagée, aux jours de joie comme aux jours de peine. S’il est vrai que Dieu n’est pas au bout de son amour, alors puisons dans ces mots partagés le courage de rester debout. C’est ainsi que Dieu compte sur nous.
Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Christine Donzel
Musique
Chorale de St-Laurent-Eglise