Écouter le culte :
Depuis son entrée triomphale à Jérusalem, Luc nous dit, au chapitre 21, que Jésus passait le jour à enseigner dans le Temple et qu'il passait la nuit à prier sur le Mont des Oliviers. On peut donc dire que Jésus a passé les derniers temps de sa vie alternativement sur deux sommets : celui de l'enseignement et celui de la prière.
Dans le Temple, Jésus se mettait dès l'aurore à raconter Dieu et ses projets pour le monde. Il passait des heures à expliquer les textes, répondre aux pièges de ses adversaires et aux questions de ceux qui buvaient ses paroles. Il s'adressait à des foules entières qui se pressaient autour de lui pour l'écouter avec soif et avec ardeur.
J'aime penser que quand Jésus parlait, on devait facilement l'écouter des heures durant. Et d'ailleurs celui-ci, sachant que la fin était proche, devait avoir envie de transmettre beaucoup, d'expliquer sans relâche l'essentiel, pour que rien ne soit perdu, que tout soit compris. Il faut tout dire jusqu'au bout. Ne rien cacher. Tout révéler.
Le temps où les foules boivent ses paroles se termine et pour lui vient le temps de boire une autre coupe. Sur le mont des Oliviers, au jardin de Gethsémani, Jésus passe ses nuits à prier. C'est son deuxième sommet. Si au Temple Jésus donnait beaucoup de son temps, dans ce jardin, Jésus prenait le temps de la prière pour recevoir du Père des forces. Celles qui suffiront pour le lendemain. Chaque soir, il s'offre à son Père, se confie en lui et reçoit, tel un Israélite en chemin vers la terre promise, la manne qui lui permet d'avancer un jour de plus.
Comme on a besoin de manger chaque jour, Jésus a besoin de prier régulièrement. Cela fait partie de son hygiène de vie. Il le fait seul, ou avec ses disciples. Alors quand arrive la dernière nuit, sa dernière nuit d'homme libre, Jésus ne change pas ses habitudes. Il continue à faire ce qu'il a toujours fait. Il a confiance. Si Dieu en temps ordinaire lui a donné la force du lendemain, Il lui donnera aussi en ces temps difficiles la force qui lui suffira pour les heures suivantes.
On apprend donc au début du passage que vous venez d'entendre que Jésus a des habitudes, donne à la journée un rythme où s'équilibrent les moments où il nourrit et des moments où il se nourrit. Des moments où il donne et des moments où il reçoit. C'est dans une relation quotidienne que la confiance peut s'éprouver, que l'on peut se connaître, que l'on peut reconnaître l'amour dans des petits signes. Il en va de même pour la prière qui est le lieu de la relation entre le croyant et Dieu. Ainsi, on pourrait dire que pour Jésus la prière ne fait pas partie des événements de la vie. Bien au contraire, elle les prépare. C'est ainsi qu'il a traversé les épreuves de son existence. Et la plus grande épreuve qu'il va devoir affronter bientôt, c'est sa mort et sa résurrection.
Jésus se rend à Gethsémani, sur le lieu dit du pressoir. Le texte dit que ses disciples le suivent. Les a-t-il invités à venir avec lui, avait-il besoin de leur présence ? Ou est-ce que les disciples se sont invités ? Ont-ils voulu montrer par là combien ils se sentaient prêts à le suivre ? Voulaient-ils ainsi déjouer les prédictions qui leur annonçaient leur fuite et leur reniement ? En tous les cas, une fois sur place, Jésus se sépare d'eux. Il commence dès cet instant-là à s’éloigner. Oh ! Il ne va pas bien loin. Il part à la distance d'un jet de pierre. C'est-à-dire 15 mètres environ. Ils peuvent encore s'entendre, même s'ils peuvent à peine se voir. Ils peuvent donc rester encore en contact.
Pourquoi est-ce que Jésus s'éloigne ? Je pense que c'est d'abord parce que Jésus veut les épargner d'une angoisse et d'un fardeau qu'il est le seul à pouvoir porter. Les disciples auraient sûrement été écrasés par la douleur s'ils avaient dû rester avec le Christ. Jésus s'est éloigné, parce que sa souffrance, son angoisse et ses hésitations ne pouvaient être supportées par ses disciples. Ils n'y auraient pas survécu. En effet, le combat que mène Jésus est extrêmement dur, et même un ange, envoyé de Dieu son père, ne peut d'un seul coup le fortifier. Il doit s'y reprendre à plusieurs reprises. Jésus est oppressé, pressé jusqu'à exprimer des gouttes de sang.
Christ est le seul à pouvoir boire la coupe qui lui est présentée. Dieu l'a mis au monde pour cette heure. Il est le seul, parce qu’il est Dieu. Il est Dieu, fils de Dieu et c’est le seul qui, en cette qualité, peut boire la coupe de la colère de son Père pour réconcilier l’humanité à Lui et la racheter. La coupe, ce n'est plus aux hommes de la boire, mais à Dieu lui-même (D. Bourguet, Réfome 3502, p.16). C'est ainsi que le Christ sortira victorieux de tout, même des sentiments humains les plus violents, même de la mort, même de la peur de la mort.
Les disciples ne peuvent supporter son angoisse, Dieu seul le peut. Vers qui d'autre en effet Jésus pourrait-il se confier ? Jésus se tourne encore une fois vers son Père. Jésus s'en remet même totalement à Dieu. Il lui apparaît tel qu'il est vraiment, sans fard ni artifices. Luc nous parle d'un Jésus totalement humain, qui arrive à un moment où il ne sait plus ce qu'est vraiment la volonté du Père. « Père si tu le veux »... Mais qu'est-ce que Dieu cherche ? Jésus hésite, il doute, il ne sait plus.
Ainsi, prier, c'est aussi accepter de ne plus savoir distinguer entre le désir humain et la volonté de Dieu. C'est se demander ce que Dieu veut que nous fassions. Souvent d'ailleurs les désirs et les volontés s'entremêlent si bien... C'est tellement difficile de ne pas prendre son propre désir pour une volonté divine...
Ces moments de questions, de tâtonnements, de brouillard ne sont pas des moments de non foi. Ce n'est pas toujours facile de savoir quoi prier, quoi dire à Dieu. C'est pas toujours évident de savoir quoi lui demander dans une situation extrême.
Cette distance du jet de pierre, Jésus en avait besoin pour épargner ses disciples, mais je pense que Jésus en a aussi besoin pour dire au Père en toute intimité qui il est vraiment avec ses doutes, ses moments de brouillard et ses peurs devant l'inconnu de l'avenir.
Je pense qu'ainsi, tout ne peut pas être partagé. Il y a des moments que l'on doit assumer seuls, et personne ne peut nous accompagner. Il y a des chemins que personne ne peut parcourir à notre place. Et pourtant. On aimerait tellement prendre un peu de la maladie d'un conjoint, ne serait-ce que pour le soulager. On aimerait tellement donner à un réfugié un peu de notre nationalité pour que les portes s'ouvrent plus facilement. On peut accompagner son enfant, on peut accompagner ses parents, on peut accompagner ceux que l'on aime, souvent très loin, mais on ne peut pas tout faire avec eux. On a beau les serrer très fort dans nos bras, cela ne suffit jamais pour effacer la petite distance qui nous sépare. Une distance irréductible.
La distance du jet de pierre, c'est aussi la distance minimale qui garantit une pudeur et une intimité. On peut dans la prière, dans les échanges humains, certes partager beaucoup de choses, mais il y a toujours un lieu en nous-mêmes qui ne peut pas se partager avec quelqu'un d'autre. Etre dans une relation de confiance n'implique pas de devoir tout dire à l'autre. Comment pourrait-on d'ailleurs prétendre le faire ?
Le seul partage possible l'est avec un Dieu qui comprend tout, un Dieu qui par le Christ a justement tout vécu.
Par contre, pour les disciples, la distance d'un jet de pierre, c'était déjà trop. Jésus était trop loin d'eux pour qu'ils résistent à la tentation : celle de la fuite dans le sommeil, ils n'arrivent plus à prier et à veiller. C'est comme s'ils n'avaient pas supporté les 15 mètres mis entre Jésus et eux. Du coup, ils s'absentent. Et nous, est-ce qu'il y a des moments où nous n'arrivons pas à supporter la distance du jet de pierre ?
Il m'arrive souvent de penser au moment où des proches mettent de la distance, une toute petite, celle qui préserve leur intimité, entre eux et nous, celle qui les empêche de se mettre à nu devant nous, que notre réflexe est de mettre encore plus de distance bien souvent. On oublie bien vite par exemple une personne qui s'est mise à distance d'un jet de pierre de la communauté. Ou à la distance d'un jet de pierre des médias, de la politique, etc.
Est-ce que nous n'aurions pas aussi tendance à augmenter la distance du jet de pierre quand nous ne supportons pas que l'autre doive prendre seul des décisions de vie ? Comment ne pas perdre de vue quelqu'un qu'on ne peut pas suivre ou porter jusqu'au bout ? Comment faire pour rester proche de quelqu'un dont les choix de vie l'éloignent de l'endroit où nous en sommes dans notre vie ?
On a tous tendance à augmenter la distance du jet de pierre, cela veut pour les hommes, mais cela vaut aussi pour Dieu. Que Dieu soit à la distance d'un jet de pierre et la distance est déjà trop grande. Où est-il, celui qui devait nous soutenir ? Celui que l'on prie ?
Notre problème, trop souvent, est que nous n'arrivons pas à maintenir la bonne distance. Soit, comme on l'a dit, on cherche à la diminuer pour rester tout contre l'autre, soit on estime qu'un jet de pierre c'est déjà trop loin. Comment faire pour se tenir à la bonne distance ?
Eh bien je crois que nous pouvons maintenir la bonne distance quand nous pensons que ce qui nous sépare n'est pas une forme de rupture, mais que la distance est habitée.
Parce que le Christ a réconcilié l'humanité avec le Père, les kilomètres qui nous séparent de Dieu, les silences qui nous séparent des hommes, les circonstances de la vie, tout ce qui rend l'altérité irréductible est habité par Dieu. Quand Dieu habite l'espace, alors la séparation n'est pas le lieu de la colère, de la révolte de l'abandon ou du vide, mais c'est le lieu de l'amour, de la paix, de la vie.
Dieu est ainsi ce fil invisible qui relie les deux camps séparés par ce jet de pierre.
Et savez-vous ce qui permet à Dieu d'habiter l'espace et la séparation ? Eh bien, chers frères et soeurs, c'est la prière ! Alors Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation !
Amen.