Écouter le culte :
Réquisitoire
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Jurés, si vous êtes amateurs de mots d’esprit et d’effets de manche, si vous n’appréciez du prétoire que ce qu’en donnent à voir les séries télévisées, aujourd’hui, vous serez déçus. Vous serez déçus, parce que le cas qui nous occupe est si grave qu’il ne peut être question de faire du cinéma.
Nous avons à nous pencher avec le plus grand sérieux et la plus grande rigueur sur le comportement odieux de Judas. Judas, celui que tous les évangiles qualifient de traître chaque fois qu’ils parlent de lui.
Cela dit, mis à part cette tragique responsabilité qui lui colle à la peau, que savons-nous de lui ?
La première chose que nous apprenons à son sujet, c’est que son rôle, dans le groupe des 12, c’était la comptabilité. En soi, ce n’est pas particulièrement intéressant : toute structure humaine, fût-elle la plus alternative, a besoin d’un comptable.
Et pourtant, derrière cette apparente banalité se cache un élément qui devrait attirer votre attention. En effet, le groupe des Apôtres comptait aussi un certain Matthieu, qui était auparavant percepteur d’impôts. N’était-il pas dès lors l’homme idéal, l’homme providentiel pour assurer la comptabilité ? Et pourtant, c’est Judas qui s’en charge. Pourquoi ?
Pour trouver la réponse à notre question, il faut avancer jusqu’au 9e jour du mois de Nizan, c’est-à-dire 5 jours avant la mort de Jésus.
Nous sommes à Béthanie, dans la banlieue de Jérusalem, chez un notable qui s’appelait Simon. Simon a invité Jésus à manger et, pendant le repas, une femme vient, s’agenouille aux pieds de Jésus, pleure abondamment et verse sur ses pieds un parfum valant 300 deniers. Une somme colossale. Le salaire d’un ouvrier pendant une année. Les disciples ne font aucun commentaire, sauf Judas qui proteste en disant qu’on aurait dû vendre ce parfum et donner l’argent aux pauvres au lieu de le répandre bêtement sur les pieds de Jésus et sur le sol. Et l’Évangéliste Jean ajoute ce commentaire : « Il disait cela non parce qu’il avait le souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on y déposait ».
Jean énonce cet élément avec beaucoup de sobriété tant il a la conviction, non pas de livrer un scoop, mais de rappeler ce que tout le monde savait.
Et voilà la réponse à notre question. Judas est devenu comptable non par esprit de service, mais par appât du gain. Le b.a.-ba du voleur, n’est-il pas en effet d’obtenir le code de la carte de crédit et la signature sur le chéquier ? C’est ce que Judas a fait. Combien de fois a-t-il volé ? Quelles sommes a-t-il détournées ? Nous ne le savons pas. Suffisamment en tout cas pour asseoir sa réputation.
L’appât du gain, vous le savez, Mesdames et Messieurs, est une maladie dont on ne guérit jamais. Les exemples sont innombrables… à commencer par ce professeur d’université, passionné de livres rares et qui a réussi à détourner plus de 5 millions de francs sans qu’aucun service administratif ne s’en aperçoive. Judas est de la même veine. Il aime l’argent. Il aime l’argent passionnément. Il aime l’argent au point de vendre père et mère pour en avoir davantage.
Vendre la terre, comme si le sol sur lequel nous vivons était un bien comme un autre, est profondément discutable. Vendre l’eau, comme si l’eau n’était pas, par définition, un bien commun, est odieux. Vendre des animaux de boucherie comme on vendrait des boulons est dégradant. Mais vendre un homme ! Vendre une femme ! C’est se ranger aux côtés des mafieux qui s’enrichissent grâce à la prostitution ! C’est renouer avec l’horreur des marchés aux esclaves.
Vendre un homme, c’est mépriser aussi bien le Dieu de la création que la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Et c’est pourtant ce que fait Judas. Il vend un homme, et pas n’importe quel homme : il vend le Christ, le fils de Dieu, le Messie attendu ! l’auteur du sermon sur la Montagne, l’homme dont la seule autorité interrompt la tempête, celui qui, avec quelques pains et quelques poissons, nourrit des foules immenses, celui qui rend la vue aux aveugles, la mobilité aux paralysés, le bon sens aux démoniaques.
Judas le vend.
Quelques jours plus tard « Judas va trouver les chefs des prêtres, les hommes du Sanhédrin, les hommes influents (Mt 6.3), pour savoir combien ils étaient prêts à payer au cas où il leur livrerait Jésus. »
Si nous étions dans une tragédie grecque, nous dirions que la destinée lui donne une dernière chance, puisque les prêtres ne lui proposent que 30 deniers. Dix fois moins que le vase de parfum dont nous parlions tout à l’heure. Voilà qui aurait dû inciter Judas à réfléchir, ne trouvez-vous pas ? Et peut-être à renoncer à son projet, même pour une raison aussi sordide que celle qui lui faisait comprendre que le marché n’en valait pas la peine.
Mais Judas ne réfléchit pas. Judas ne réfléchit plus. La folie de l’argent règne sur son âme.
Et comme si ce n’était assez de vendre son ami pour quelques misérables deniers, Judas, à la folie, ajoute la vilénie. Il se rend au repas de la Pâques que Jésus partage avec ses disciples comme si de rien n’était. Il est à table avec les autres. Comme un père de famille qui jouerait avec ses enfants avant de les assassiner. Comme un amant qui courtiserait sa belle avant de l’étrangler. Une telle effronterie fait froid dans le dos.
D’autant que nous savons ce qui est arrivé à Jésus par la suite : non seulement la mort, mais une mort atroce, un supplice, une lente asphyxie, suspendu à une croix comme un oiseau de nuit à la porte des granges.
Mesdames et Messieurs les Jurés, si vous aviez encore un doute au sujet de la culpabilité de Judas, c’est Judas lui-même qui vous convaincrait.
Que fait-il ensuite ? Il retourne chez les Prêtres pour leur rendre l’argent… et il se pend.
Il mesure l’horreur de son comportement. Il mesure l’abomination de sa trahison. Il mesure à quel point tout ce qui fait la grandeur de l’homme a disparu chez lui. Il se déteste. Il se juge. Il conclut qu’il n’a plus le droit de vivre. Alors il se suicide.
Vous vous dites peut-être : à quoi bon juger homme qui s’est jugé lui-même ?
Lorsqu’on révise un procès, c’est pour rendre son honneur à un accusé qui l’a peut-être perdu à tort.
Condamner Judas, c’est confirmer que son suicide n’est pas une réponse désespérée et individuelle de quelqu’un qui a pété les plombs, mais que c’était exactement le jugement que vous auriez exprimé si vous aviez eu à le juger.
Ce jugement est d’autant plus important que la tendance, aujourd’hui, est de tout relativiser.
La Défense se fera certainement un honneur de vous montrer que les choses ne sont pas si simples, que nous avons tous – nous le savons depuis Freud – des pulsions meurtrières, que nous avons tous des passions qui nous dominent parfois.
Mais posez-vous la question : qu’est-ce qui se cache derrière cette façon de tout banaliser. Un professeur de théologie a récemment publié un volume intitulé « Nous irons tous au paradis ».
Pourquoi « tous » ? Parce que le jugement n’est plus tendance ? Parce qu’on n’ose plus dire qu’il y a le bien et le mal ? Parce qu’on n’ose plus avouer qu’il y a des criminels et des hommes bons ? Des êtres justes et des êtres malfaisants ?
A quoi sert-il de faire disparaître toutes les balises ? D’assassiner toutes les normes ? Sinon à nous plonger dans une société dépourvue de tout repère où nous tournons en rond à la recherche d’une parole forte et que cette parole, plus personne ne veut la prononcer ?
Si vous tenez à ce que la société de demain ne soit pas régie par la seule loi de la jungle, vous devez condamner Judas. En ne le faisant pas, vous serez les complices d’un monde à l’abandon où plus rien n’a de valeur, même la vie humaine.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Jurés, je vous remercie.
Plaidoirie - Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve…
Mesdames, Messieurs, Monsieur le Pasteur, éphémère Procureur,
Quelle déception que de vous entendre requérir.
Vous avez été concret, petitement matérialiste, vous qui avez voulu réduire cette grande figure de Judas à un comptable indélicat.
Vous ne retenez de l’Histoire que les 30 deniers qu’il aurait empochés. Vous taisez ce qui est essentiel et qui a fait que dans certaines églises d’Orient, jusqu’au Vème Siècle, Judas était honoré comme un saint et qui tient en ceci : sans sa trahison prétendue, le Christ n’aurait pas été déféré devant le Sanhédrin ni, par lui, devant Ponce Pilate ; il n’aurait pas été condamné à mort. Il n’y aurait eu ni Calvaire, ni Passion. Il n’y aurait pas de christianisme. Et vous ne sauriez vers qui élever vos prières…
Saint-Judas donc.
Mais commençons, en avocat, par la critique des témoignages dont vous vous êtes prévalus, la critique de vos sources. Vous n’avez qu’une seule référence : les évangiles.
Je ne mets pas en cause ici la beauté poétique de ces textes parfois inspirés. Mais les Evangélistes ne sont ni historiens, ni juristes. Aucun d’entre eux n’a participé à la Cène, aucun d’entre eux n’a assisté aux procès juif ou romain faits à Jésus. Tous étaient en fuite.
Les Evangélistes ne sont donc témoins de rien. Ils racontent une histoire ou des histoires qu’ils ont entendues. De bouche en bouche, ainsi circule la Bonne Nouvelle.
Est-il nécessaire d’ajouter que les évangiles de Marc, de Luc et de Matthieu, les synoptiques, ont été écrits en grec au plus tôt 30 ou 40 ans après les événements qu’ils relatent et que celui de Jean est daté probablement de l’an 100 de notre ère et que les philologues et autres historiens nous apprennent que, probablement, ces textes grecs sont la traduction imparfaite et aléatoire de récits oraux ou écrits, hébraïques ou araméens.
Les Evangélistes sont des propagandistes, noblement dit. Leur œuvre est une catéchèse, c’est-à-dire un enseignement religieux. Elle ne s’intéresse pas aux faits, mais à la narration et à la portée doctrinale de ces faits. Les Evangélistes donc ne sont pas des témoins.
Vous n’avez rien, Monsieur le Procureur, pour appuyer votre accusation.
J’ajoute qu’aucune source non chrétienne, qu’il s’agisse de l’historien juif Flavius Josèphe, de Tacite dans ses « Annales », de Pline dans sa lettre à l’empereur Trajan ou de Mara Bar-Serapion, philosophe stoïcien syrien de la fin du Ier siècle, s’ils évoquent la crucifixion du Christ, ne font la moindre référence à Judas.
Le dossier de l’accusation est vide.
Plaidons encore.
À supposer que Judas ait effectivement permis l’arrestation du Christ par les séides du Sanhédrin, que conviendrait-il de penser de son acte et comment le juger ?
La Palestine a été conquise par Pompée en l’an 63 avant Jésus-Christ. Un protectorat romain, non une colonie. Un équilibre délicat et précaire s’est instauré entre l’occupant et les Juifs, Pharisiens, Sadducéens, Hérodiens et autres Esséniens. Des sensibilités différentes, mais une seule nation et un seul peuple. Un peuple élu que guident la Loi et l’espérance messianique.
Un rapport de force pacifié : le gouverneur de Judée acceptait l’autonomie du Sanhédrin, autorité législative et judiciaire spirituelle ; le Sanhédrin respectait, lui, l’autorité temporelle romaine.
La prédication de Jésus avait attiré une foule de plus en plus dense, séduite par sa doctrine et impressionnée par ses miracles. Cela n’était pas du goût des scribes et autres grands prêtres. Les évangiles montrent l’hostilité croissante de la puissance religieuse à l’égard du prédicateur nazaréen.
Le Christ le sait. N’a-t-il pas déclaré au Temple - je cite de mémoire – « pourquoi cherchez-vous à me faire mourir… Vous cherchez à me faire mourir parce que ma parole n’a point d’accès à vous ».
La résurrection de Lazare est une source de grand désarroi. Caïphe, qui préside le Sanhédrin, s’adresse aux siens : « Que faisons-nous alors que cet homme opère de nombreux signes ? Si nous le laissons faire, tous vont croire en lui. Les Romains viendront et détruiront notre lieu saint et notre nation ». Et de poursuivre – je cite toujours de mémoire -, « Il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour que la nation ne périsse pas tout entière ».
Jésus menace l’ordre établi. Il est littéralement subversif. La survie et donc le destin du peuple juif et de sa nation sont en jeu.
Je citais les sources non chrétiennes. Dans ses « Antiques juives » Flavius Josèphe évoque Jésus : « un magicien qui projetait un soulèvement du peuple juif ».
Une « baraïta », non incluse dans la Mishna, mais qui se retrouve dans le Talmud de Babylone, écrit au Vème siècle de notre ère, parle de Jésus de Nazareth : « Il sera lapidé car il pratiquait la magie et la subversion et qu’il a égaré Israël ».
Voyant la catastrophe venir – elle adviendra avec la guerre judéo-romaine et la destruction du Temple en 73 de notre ère – Judas tente de sauver sa nation. Il est un lanceur d’alerte. Sa « trahison » est un acte citoyen. Voilà qui devrait plaire à nos contemporains.
Judas, un héros visionnaire qui a fait de son mieux.
Et cet homme-là, Monsieur le Procureur, vous voulez le voir condamner.
Cheminant vers Jérusalem, Jésus sait qu’il va mourir. Ne dira-t-il pas, selon les récits concordants de Marc et de Jean : « L’un de vous me trahira ». Et encore, lorsque Judas vient à lui, selon Marc toujours, « Levez-vous, voilà que celui qui me livre approche » et encore, selon Luc, « Judas, livres-tu le fils de l’homme pour un baiser ? ». Ces propos disent une prémonition. Peut-être même le savoir et la certitude de sa mort.
Ainsi, Jésus se suicidera. C’est lui, selon les propos de Jean, qui a dit « Ma vie personne ne peut me l’enlever, je m’en dessaisis moi-même… pour mes brebis » et Marc, de prêter comme souvent au Christ ces paroles prophétiques, « Le fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les Anciens, les grands prêtres et les scribes et être tué. Et trois jours après il ressuscitera… ».
Nous savons qu’au cours des procès qu’il affrontera, tant devant le Sanhédrin, autorité spirituelle, que devant l’autorité temporelle, Pilate, Jésus ne se défendra pas, pire, s’il se défend, il le fait avec une certaine arrogance, renvoyant perpétuellement ses accusateurs à leurs propres propos.
Aucun témoin à décharge ne viendra et c’est Jésus qui provoquera consciemment sa propre condamnation devant le Sanhédrin en se disant le fils de l’homme, ce par quoi, depuis le prophète Daniel, se désigne le Messie, et devant Pilate en se reconnaissant roi des Juifs, portant ainsi atteinte à l’imperium romain.
Le Christ a voulu être blasphématoire et rebelle. Ne doutons pas qu’il exécute ainsi, en le sachant, la volonté du Très Haut.
Dieu est un artiste, un peu compliqué parfois. Il a créé le Temps et l’Espace, la Nature, l’Homme et même la Femme. Il ne manquait au bonheur de ces créatures que l’Espérance. C’est là le dernier don de Dieu.
Admirable metteur en scène, il conçoit la mort du Christ, sa résurrection, et notre péché originel ainsi pardonné par le sacrifice d’un seul qui, volontairement, au moment qu’il a choisi, s’est déchiré le cœur, selon l’expression d’Origène.
Et notre pauvre Judas…
Je clos comme j’ai commencé. Il est l’instrument nécessaire de ce grand dessein ; il est la condition première de l’avènement de notre espérance.
Cette fleur de la création qui émerveille Dieu lui-même.
Vous acquitterez le plus obéissant de ses serviteurs.