Écouter le culte :
Comment accompagner ceux qui ont décidé de mourir ? C’est la question que je souhaiterais aborder avec vous aujourd’hui en écho à l’actualité littéraire. Cette année, nous pouvons saluer la sortie de deux livres que je ne peux que vous conseiller : celui de Gabriel Ringlet (prêtre, journaliste et écrivain), intitulé Vous me coucherez nu sur la terre nue. L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie, paru chez Albin Michel, ainsi que le livre du théologien catholique bien connu Hans Küng, La mort heureuse, paru aux Editions du Seuil.
J’ai été profondément interpellée par leur lecture, ces deux hommes osant se positionner sur la question si délicate et controversée de l’euthanasie, de l’aide au mourir. Il apparaît clairement aujourd’hui que les avancées médicales posent la question de la mort différemment. L’heure de la mort devient de plus en plus un choix ; ainsi en 2007, « en Suisse plus de la moitié des décès correspondent à l’interruption d’un traitement médical. » Comment faire avec l’allongement de la vie et l’augmentation des maladies séniles ? Comment composer avec les nouveaux enjeux de la grande vieillesse et accompagner les personnes vers une « bonne mort » ?
Cette question s’est imposée à moi le jour où j’ai été en contact avec une personne atteinte de démence sénile que l’on venait d’opérer du cœur. Je me souviendrai toujours de la panique de cette femme, perdue la nuit dans sa chambre d’hôpital, et de ma sidération alors que je me demandais si l’acharnement à vivre à tout prix avait un sens. C’était pour moi une forme d’abus, mais on peut avoir peur de l’autre abus qui serait d’encourager la mort à tout prix. Dans tout ce que je m’apprête à dire, je fais le pari confiant que le cadre légal et éthique dans lequel nous vivons en Suisse nous protège des abus. Une fois ce préalable posé, revenons à la question : « Comment accompagner ceux qui ont décidé de mourir ? »
Hasard du calendrier, il y a dix jours, un matin, mon téléphone sonne et je reconnais la voix d’une femme que j’ai connue il y a des années à l’occasion de la fin de vie et de l’enterrement de son époux. Nous nous étions rencontrées quelques mois auparavant et elle m’avait confié sa volonté de recourir à l’aide d’Exit. Ce matin de grisaille, elle m’annonce que la date est fixée. Et je ne peux m’empêcher de lui dire : « Juste avant Noël, c’est difficile pour votre entourage. » Par cette remarque, j’exprimais combien cela allait être difficile pour moi de lui dire à-Dieu… Nous avons parlé un peu et nous avons fixé une date pour nous voir. J’ai raccroché, j’étais en larmes.
A ce moment-là, tout en moi a dit « non » à sa mort.
« Non », car c’est une personne vive, libre et joyeuse et que je l’aime beaucoup.
« Non », car j’imagine qu’elle pourrait encore vivre quelque temps…
« Non », car j’aimerais tellement lui donner des raisons de ne pas nous quitter si vite.
J’étais un peu bouleversée et je me suis rendu compte de l’impact émotionnel de sa décision sur moi. C’est alors que j’ai pris conscience que j’allais aborder avec vous un sujet chargé en émotions et crucial. J’allais en effet vous parler du choix de se retirer la vie ; d’un thème qui n’a rien de léger et qui vient questionner notre propre rapport à la vie.
Vous l’avez compris, ce coup de téléphone m’a plongée dans un conflit intérieur entre mon cœur et ma raison. Mon cœur qui aurait eu envie de lui dire : « Je tiens à vous, je suis sûre que votre famille aussi. Et si vous êtes encore en vie, ce n’est peut-être pas pour rien ? » Et ma raison qui me disait qu’aimer et respecter une personne, c’est la laisser libre.
Nous nous sommes revues, et je ne peux que respecter son choix de partir avant de sombrer dans la souffrance et la perte d’autonomie totale. Il faut du courage pour rester en vie, il en faut aussi pour décider de mourir. Et avoir le droit de choisir l’un ou l’autre me semble essentiel.
Que feriez-vous face à la grande souffrance, à la maladie incurable? Face à l’annonce de la perte d’autonomie ? Face à la démence qui commence à coloniser votre esprit ?
Que faire quand la vie n’est plus que l’ombre d’une vie et que la seule chose qui s’annonce est la pire des décrépitudes ? Je vous pose la question, car adopter une juste posture dans l’accompagnement d’une personne qui désire mourir demande d’être le plus au clair possible avec soi-même.
Sur cette question délicate, nous ne pouvons répondre qu’en « je ».
Je vous ai confié mon ambivalence à ce propos face à la personne que j’accompagne. Oui, c’est l’ambivalence qui m’habite aujourd’hui. Je dis bien aujourd’hui, car sur de telles questions je crois que nous sommes toutes et tous en recherche et que nos expériences de vie vont influencer nos opinions. Je crois que nous ne pouvons avoir que peu de certitudes en la matière.
En ce qui concerne ma propre fin, j’ai toujours pensé que la possibilité d’avoir recours à Exit était une garantie de dignité. Je serais heureuse d’avoir la possibilité d’abréger mes souffrances pour ne pas vivre dans un état végétatif, ne pas connaître la dépendance totale ou mourir dans des conditions atroces. Cela me rassure de savoir qu’il existe une issue de secours, un joker contre la déliquescence. Ainsi, la possibilité d’avoir recours à l’aide à mourir calme mon anxiété.
Mais puis-je décider de l’heure de ma mort ? Ai-je le droit de décider quand je rendrai mon dernier souffle ? Est-ce que je m’appartiens ? La vie est un don que me fait Dieu : jusqu’où en suis-je responsable ? Où réside le plus grand courage ? Dans le choix de mettre un terme à l’intolérable ou dans la capacité à traverser l’ultime grande épreuve jusqu’au bout ? Tant de questions ouvertes !
Ce qui est en jeu ici est la responsabilité individuelle. Choisir la prolongation de la vie à tout prix, est-ce la seule réponse que je puisse donner au nom de l’Evangile ? Je ne le pense pas. Je crois que chacun de nous est libre d’exercer sa liberté, de choisir comment il tirera sa révérence et nous ne pouvons pas juger celles et ceux qui décident de mourir.
Hans Küng défend cette position et il le fait avec humilité. Ce grand théologien parle de son expérience, confronté à la maladie (Il a une maladie de Parkinson, une dégénérescence maculaire et de la polyarthrite dans les doigts). Il écrit : « Je ne veux rien prescrire en général à personne. Je parle seulement pour moi. » (p. 25). Pour lui, sa foi et ses convictions sont compatibles avec une demande d’euthanasie. Il s’explique ainsi :
Pour moi, refuser de prolonger indéfiniment ma vie temporelle fait partie de l’art de vivre et de ma foi dans une vie éternelle. Quand le temps sera venu, j’aurai le droit, pour autant que j’en serai capable de décider, en prenant personnellement mes responsabilités, du moment et de la manière de mourir. Si cela m’est accordé, je serais content de mourir en pleine conscience et de me séparer dignement des gens qui me sont chers. Mourir heureux signifie pour moi une mort sans tristesse et sans douleur de la séparation, une mort dans un consentement total, dans un acquiescement profond et dans la paix intérieure. C’est ce que signifie aussi, du reste, le mot du grec ancien euthanasia, entré dans beaucoup de langues modernes mais détourné de son sens de manière abjecte par les nazis : l’eu-thanasia était une « mort bonne », « juste », « légère », « belle », « heureuse ». (p. 17)
Il est très important de noter que c’est une parole personnelle. Je le répète : cette question est si complexe que nous ne pouvons pas répondre de manière dogmatique. Nous ne pouvons que répondre pour nous et en dialogue avec d’autres. Gabriel Ringlet le dit aussi très bien dans son livre, où avec sa fibre poétique et sa finesse habituelle, il témoigne d’accompagnements de fin de vie :
« Il existe des situations d’impasse et il faut oser les nommer. Oui, même dans les conditions médicales et affectives optimales, il arrive qu’on soit au pied du mur sans plus savoir à quel ange ou quel démon se vouer. Car la situation peut devenir véritablement infernale. Comment prononcer alors le mot « euthanasie » sans voir certains boucliers se lever ? Je ne demande qu’une chose : l’écoute, le dialogue. Et la volonté de chercher ensemble des réponses à la hauteur de nos impuissances. » (p. 17)
Comment résonne en nous ce terme d’euthanasie ?
Je vous pose la question, car, comme je vous l’ai dit, une fois que nous sommes au clair sur notre position existentielle et nos convictions personnelles, nous sommes plus à même d’accompagner une personne qui est prise dans l’impasse de la souffrance incurable.
Comment nous situons-nous face à elle, face à notre impuissance? Face à cet autre qui nous confie son désir d’en finir avec sa vie terrestre ?
Demander la mort, est-ce une tentation quand vivre n’a plus de sens ? Je répondrai : oui et non.
Oui, quand c’est le désespoir qui parle, la maladie dépressive. Dans ces cas-là, nous avons à tout mettre en œuvre pour essayer d’adoucir la solitude, de calmer la souffrance physique et psychique, d’aider à trouver un sens à la vieillesse, d’aider la personne à trouver la jouissance du sentiment d’exister.
Non, car dans certains cas, nous ne sommes pas face à la tentation du désespoir, mais face à un choix libre et éclairé, celui de sortir d’une impasse cruelle qui rend la vie insupportable. Nous devons pouvoir accueillir cela. Accueillir le fait qu’une personne est tellement diminuée, qu’au seuil d’une lente et longue agonie, elle choisit de mourir dans des conditions décentes et dignes, pour elle.
Il s’agit alors d’opérer avec elle un discernement et de l’accompagner avec le plus grand respect possible de sa condition, de sa fragilité, de sa vulnérabilité. L’accompagner dans le non-jugement, dans une profonde bienveillance. Pour témoigner de l’Evangile jusque-là. Etre à ses côtés. Pour redire que nous avons la conviction que Dieu nous accueille dans son amour et sa paix, même si on a décidé du jour et de l’heure de sa mort. Il nous appartient de tout faire pour que sa sortie de la scène de la vie soit douce et sereine.
Les adieux peuvent être doux et paisibles : oui, la mort n’est pas qu’un drame terrible, elle peut être aussi un passage vécu dans la paix et la foi.
Pour illustrer mon propos et vous donner un exemple d’une mort douce, j’aimerais encore vous parler de la mort de Moïse. Ce choix peut paraître étrange, car Moïse ne choisit pas sa mort. Dans notre texte, nous le voyons qui contemple la terre promise sans pouvoir y entrer. Il mourra avant.
Les explications sont nombreuses dans la tradition rabbinique. Dans la Bible, nous en trouvons deux. Premièrement, Moïse serait solidaire des hommes de sa génération et c’est pourquoi, comme eux, il doit mourir dans le désert. Deuxièmement, c’est sa responsabilité individuelle qui est mise en cause. En Nombres 20, il n’aurait pas obéi conformément à l’ordre de Dieu. Ainsi, au moment du miracle de Meriba, Moïse et Aaron frappent le rocher pour qu’il donne de l’eau au lieu de lui parler seulement… Leur foi n’étant pas suffisante, ils seront punis et n’entreront pas dans la terre promise.
Et au moment où il se trouve face à cette terre promise, Dieu lui reprend la vie. Mais ce qui est étrange, c’est que l’image de Dieu qui est donnée dans notre texte n’est pas celle du Dieu dur qui punit, mais du Dieu qui est plein de sollicitude et qui accompagne son prophète jusqu’au bout. Il est écrit que c’est Dieu lui-même qui l’enterre… Il prend soin de son corps.
Quant à son âme ? Il est écrit : « Et Moïse, le serviteur du SEIGNEUR, mourut là, au pays de Moab, selon la déclaration du SEIGNEUR. » Littéralement, il est écrit sur la bouche de Dieu.
Le baiser divin décrit dans le Talmud la mort des justes, qui fait écho au récit de la création dans la Genèse où Dieu fait comme une sorte « de bouche-à-bouche au corps inerte de l’homme pour l’appeler à la vie. » Ainsi, c’est dans un baiser de Dieu qu’est recueilli le souffle de ce grand prophète. C’est une manière très poétique de voir la mort. Comme l’écrit Esther Starobinski-Safran : « Cette image évoque une mort douce. L’âme de Moïse s’est exhalée comme un parfum ».
Oui, il y a de la douceur dans cette manière de rendre son âme à Dieu. Mais cette mort me semble aussi belle, car j’y vois l’exemple d’une vie inachevée. D’une vie qui s’arrête sans avoir atteint son but. N’est-ce pas magnifique de mourir dans le désir d’une terre promise ? Moïse meurt dans le désir, non pas rassasié ou gavé de jours, non pas avec la sensation d’avoir fait le tour de tout, ni l’impression d’avoir tout vécu, tout goûté.
Il part aussi en sachant que sa mission sera poursuivie par Josué. Donc, il peut renoncer à la terre promise. Il a fait sa part.
De plus, on nous dit qu’à son âge avancé il a encore une bonne vue et qu’il est vaillant (« il avait cent vingt ans quand il mourut ; sa vue n’avait pas baissé, sa vitalité ne l’avait pas quitté »).
Moïse quitte donc la terre en en pleine possession de ses moyens, désirant. Quelle belle image de ce prophète qui meurt debout !
Au terme de cette méditation sur l’aide au mourir, j’aimerais conclure sur la responsabilité que nous avons en tant que chrétiens d’aider à vivre. Aider celles et ceux que nous côtoyons à trouver leur terre promise, les aider à être le plus longtemps possible pleinement désirant… A garder le plus longtemps possible le sens de leur existence et l’envie d’être vivants.
Et pour cela, alors que notre monde est à feu et à sang, que les bruits de guerre nous assaillent, ne sommes-nous pas appelés à résister ?
Résister pour prendre soin de nos valeurs : la responsabilité et la liberté que nous pouvons exercer en toutes circonstances et ce, jusqu’au bout.
Résister en prenant soin de l’autre : exprimer dans nos paroles et nos gestes la délicatesse et la tendresse.
Résister en prenant soin de nos propres cœurs : veiller sur la confiance et l’espérance que Dieu nous offre, pour aujourd’hui et jusqu’à l’heure de son dernier baiser…
Amen.