Un itinéraire spirituel entre lumière et silence

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Écouter le culte :

L’exposition « Le choix du silence »

Depuis le début du mois de mars, dans l’Église catholique Sainte-Thérèse qui est à quelques dizaines de mètres du Temple de Champel, Bruno Rotival expose un choix de photographies, reflet de plus de quarante ans de travail dans de nombreux monastères et abbayes.

Pour qui n’est pas familier du monde monastique, un sentiment d’étrangeté peut surgir dans le silence et la lumière tamisée de l’Église. Sentiment d’étrangeté face à ce monde clos des monastères qui soudain s’ouvre et s’offre à ses yeux. Sentiment d’étrangeté face à ces hommes et femmes habillés de grandes robes à capuche blanches ou noires, des hommes ou des femmes qui semblent vivre dans des lieux hors du monde, hors du temps. Ces hommes, ces femmes qui ont choisi de vivre une vie de silence, à l’écoute de l’Évangile.

En s’attardant devant chaque image, qui est comme une porte ouverte sur la réalité de la vie contemplative, peu à peu, c’est moins la singularité de ces êtres qui saute aux yeux que leur profonde humanité. Les voici, dans la simplicité de leur quotidien : à table ou marchant dans la nature, absorbés par leur lecture ou leur prière. Dans le chœur de l’église, la photo d’un moine très âgé nous salue de la main, comme un appel à la rencontre.

Apprivoisant cet univers en noir et blanc, l’on peut avoir envie de ralentir son pas et de goûter au silence profond qui se dégage de ces photographies. Un silence de vie. Comme si quelque chose de l’épaisseur et de la force du silence monastique se donnait à voir. Quelque chose de sa beauté. Silence glissant sur un visage ridé, sur les feuilles des arbres ; silence frémissant dans le mouvement d’un tissu, dans un regard clair, silence des corps en prière, absorbés dans la contemplation.

Christian Bobin écrivait à propos du photographe Edouard Boubat : « Appuyer sur la touche de l’appareil, cela n’a rien de sorcier. Ce qui est mystérieux, ce n’est pas ce que nous faisons, c’est ce que nous nous abstenons de faire – cette vie immobile dont notre vie agissante n’est que l’escorte un peu bruyante. Tout vient de là. Tout sort de ce temps silencieux, de ces heures négligées et de cette vie blanche. Tout en sort comme le diable de sa boîte – la justesse, la beauté et l’amour. »

Les photos de Bruno Rotival nous rappellent à « ce temps silencieux », à cette vie « immobile » si subtile qu’il nous arrive si souvent de délaisser. Grâce à ces photographies, nous pouvons aller à la rencontre d’hommes et de femmes qui nous rappellent que cette vie-là est tellement importante, qu’on peut y consacrer l’essentiel de sa vie !

Pourquoi êtes-vous en train d’écouter ce culte à la radio ? Pourquoi êtes-vous ici ? Si ce n’est pour enfin consacrer un peu de temps à cette vie-là ? Cette vie-là que nous délaissons quand nous ne regardons que ce qui est au premier plan de notre existence, sans entrer dans sa profondeur, par manque de temps et d’attention.

Le risque est alors de passer à côté de nos vies, d’oublier ce qui nous fait vraiment vivre et vibrer. Le risque est aussi de passer à côté des autres… sans les voir.

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La rencontre, l’attention

Bruno Rotival, quelque chose du don, de la générosité de la rencontre, transparaissent dans vos photographies. Comment vivez-vous la rencontre avec l’autre (comme avec un paysage) ?

BR : Faire une photo c'est toujours une rencontre entre le sujet et le photographe, cette rencontre, c'est « l'instant décisif » cher au grand photographe humaniste Henri Cartier Bresson. On pourrait même étendre ce principe à la « rencontre décisive ». Une rencontre ce n'est jamais le fruit du hasard même si le sujet est un paysage.

« On ne prend pas une photographie, on la ‘voit’, puis on la partage avec les autres. »
Bernard Plossu

Une photographie réussie ne peut être seulement le compte-rendu d’un moment quelconque ou un simple bout de souvenir. Même si le hasard, signature métaphysique de nos limites humaines, a nécessairement sa part dans la réussite d’une photographie, celle-ci ne restera dans nos mémoires que si elle est, d’une manière ou d’une autre, le signe d’une vraie générosité celle du photographe et aussi, comme dans un livre ou une exposition, celle du sujet photographié.

Ce qui est touchant dans les histoires qui mettent en scène un Jésus guérisseur, c’est qu’il offre sa pleine attention à une personne – comme le fait un photographe. Jésus est là, présent dans la rencontre. Même si c’est au milieu d’une foule, un dialogue se noue entre Jésus et son interlocuteur qui va tout de suite à l’essentiel. Comme si Jésus voyait et accueillait sa détresse, le besoin ou le désir qui l’anime, d’emblée.

Dans le récit tiré de l’Évangile de Jean que Bruno Rotival nous a lu, tout commence ainsi : « En passant, il vit un homme aveugle de naissance. »

Oui, il l’a vu. Jésus a vu celui qui ne voit pas – celui qu’on ne regarde plus. Jésus, l’envoyé du Père l’enverra se laver les yeux dans la piscine de Siloé, qui signifie justement « piscine de l’envoyé. » On comprend donc que ce qui se joue ici, au-delà du miracle de la guérison, est aussi la reconnaissance de l’identité de Jésus comme envoyé du Père.

Dans la suite du récit qui est très long et que nous n’avons pas lu en entier, l’homme qui recouvre la vue comprendra peu à peu quelle est l’identité véritable de Jésus – elle se révélera à lui. La force symbolique de ce récit est évidente : il nous raconte la sortie de l’aveuglement spirituel, la possibilité pour tout être humain de sortir de ses ténèbres.

Ce qui est fort dans ce texte, c’est que les yeux de l’homme sont ouverts et que son œil intérieur est illuminé par la révélation. Sa guérison est aussi bien extérieure qu’intérieure. Il s’ouvre autant à la lumière qu’offre le soleil qu’à la lumière d’une connaissance intérieure – on pourrait dire qu’il vit un véritable printemps de l’âme.

Cette double compréhension de la lumière, physique et symbolique, se trouve aussi dans le Psaume 19. Dans la première partie de ce Psaume, vous l’avez entendu, le soleil est comparé à « un marié sortant de sa chambre, tout content » qui « se met en route, tel un vaillant guerrier » et « s'élance des extrémités du ciel et achève sa course à l'autre extrémité. » Il est aussi question des autres astres lumineux dans le ciel et de leur langage silencieux.

Selon certaines interprétations rabbiniques, « il n’y aucune communication verbale entre les cieux et l’humanité, mais parce que la lumière des corps célestes envahit la terre et l’illumine, cela incite l’humanité à déclarer la gloire de l’œuvre de Dieu, à Le louer et Le bénir pour les lumières célestes (Rachi, Radak, Targoum). »
Selon eux, la lumière qui illumine la terre incite à la louange. La louange, les moniales et les moines s’y adonnent chaque jour, et nous rappellent la force de la prière quand elle se gonfle de gratitude.

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La nature

La nature est très présente dans vos photos : est-ce aussi une forme d’invitation à la louange ou à la contemplation ?

BR : Entre la photographie et la contemplation la complicité est tout simplement évidente. Toutes les deux sont affaire de pureté, de transparence. Pour un photographe, comme pour un contemplatif, il faut savoir être patient. Apprendre sans relâche à garder son âme immobile devant quelque chose de plus beau qu’elle-même. Chercher Dieu est une aventure aux méandres difficiles : on sait bien qu'il est insaisissable, souvent on croit « le saisir » et, par là même, saisir la lumière, en faire « la photographie ». Et puis la flamme vacille, s'éteint : l'image ne sera pas ; demain, il faudra recommencer.

Au plus profond de notre intimité, contempler ou photographier, c'est s'ouvrir à un mystère. Mais comment rendre par la photographie ce mystère d’une vie dont le projet consiste à rechercher assidûment la rencontre avec le Dieu invisible ? Comment ?

Un photographe est un contemplatif trop souvent impatient... espérant enregistrer l'image de l'invisible ; un contemplatif est un photographe infatigable qui se rapproche d'un Dieu, lui aussi imperceptible. Alors photographier, c’est simplement retenir son souffle quand tout notre corps sent une beauté fuyante ; et saisir celle-ci devient alors une joie.

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L’ordre

Photographier, c’est entrer dans une quête de mystère, c’est une manière d’essayer d’éclairer le monde qui nous entoure. Vous écrivez dans un de vos textes :

BR : « Faire le choix de la lenteur, de la profondeur, donner − ou du moins essayer de donner − du sens à ce qu’il choisit de montrer aux autres. Il n’ajoute pas du désordre au monde, il essaie, au contraire, modestement, de suggérer qu’il existe un ordre secret derrière le chaos et le tumulte. Un ordre dont, au fil des siècles, des hommes, pleins de sagesse et de prières, ont témoigné et dont ils témoignent encore envers et contre tout ; un ordre qui donne des raisons de vivre. »

Dans le Psaume 19, il me semble qu’il est question de cet ordre : du tracé régulier des astres, comme d’une Loi qui fait vivre. Est-ce que dans votre expérience de photographe dans ces lieux si particuliers, vous avez l’impression d’avoir pu partager cette impression « d’un ordre secret » ? Pourriez-vous nous parler d’une de vos photos qui témoignerait de cela ?

BR : Il y a dans cette exposition une photographie d’un bénédictin marchant lentement sur un chemin de pierre, la montée sur ce chemin est loin d’être facile, le pas est assuré bien sûr, le bout du chemin est clairement devant lui, on le devine juste devant faire encore quelques pas pour atteindre le but de toute une vie donnée à Dieu.

Il y a dans cette image l’alternance de la vie : d’un côté l’ombre, de l’autre la lumière, tout est résumé. Je trouve que cette image nous offre une raison de vivre. Peut-être que par l’image – un peu comme par la contemplation silencieuse – on peut se rapprocher de l’indicible sentiment d’être un homme avec une âme libérée et un photographe heureux.

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Le regard, la lumière

Vous venez de parler de l’ombre et de la lumière. Dans ce Psaume, il n’est pas question seulement de la lumière des astres, mais aussi de la lumière de la personne qui vit de la Loi. Nous avons entendu au verset 9 : « Le commandement du SEIGNEUR est limpide, il fait briller les yeux. »

Les yeux de celui qui s’adonne à l’étude de la Loi sont illuminés. Que cela soit le psalmiste ou l’homme né aveugle, il est question dans ces deux textes d’une révélation spirituelle qui se reflète dans le regard. Comme si la lumière invisible pouvait transparaître dans le visible.

Prendre soin de sa vie spirituelle par l’étude des textes, par la contemplation permet de voir les choses avec un peu plus de clarté, de clairvoyance.

Est-il possible d’approcher ce qui se vit dans le cœur des êtres épris d’absolu et de spiritualité, de capter cette lumière ?

BR : Oui, parfois on y arrive. Il suffit de se laisser porter par l'image, pourtant un photographe n'est qu'un révélateur, le spectateur devient le co-auteur de l'image entrevue ; en la regardant, il apporte et donne son propre univers, ses propres sentiments face au temps arrêté de l'image. Les images photographiques se nourrissent du regard, des émotions, des pensées de celui qui les regarde. Quel magnifique échange !

Que vous inspire cette expression « Les yeux qui brillent » ?

BR : Les yeux brillent souvent de bonheur mais encore plus souvent je pense d'émotions (on en revient à la contemplation.) On apprend à s'émerveiller devant des gens simples qui mènent une vie simple. Oui je peux le dire, j'ai vu quelquefois des visiteurs qui, en ressortant d'une exposition avaient les yeux brillants. C'est bien sûr le plus beau des remerciements pour cette présence monastique dont le monde a tant besoin. C'est aussi un peu pour moi une façon de partager avec eux tout le plaisir que j'ai eu à les faire.

La dimension spirituelle du lien à l’autre

Qu’est-ce que votre expérience dans les abbayes et les monastères vous a permis de comprendre ? Comment le silence partagé, l’adoption d’un autre rythme, la confiance donnée et reçue vous nourrissent, vous inspirent dans votre parcours spirituel ?

BR : Je pense avoir compris l'importance de la vie contemplative et de la vie communautaire (même si les Chartreux ont une vie érémitique). Tous les moments passés auprès des différentes communautés m'ont fait aimer la prière et le silence et par-là-même la prière silencieuse. Mais comment parler de ce silence sans le rompre ? Comment, sans effraction, sans bris de clôture, évoquer ce silence ? Pour l’apprécier, il faut fuir les bruits, les ronronnements et les fracas ; apprendre à écouter et s’apercevoir parfois que ce silence fait un vacarme insoutenable : laissons passer l’orage pour que le calme redevienne possible et nous invite à le suivre, l’esprit libéré : la beauté alors nous attire, la méditation nous guette, la contemplation surgit.

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Retour à la figure de l’aveugle

Pour conclure, revenons à la figure de l’aveugle dans la Bible. Il est celui qui n’a pas encore ouvert les yeux, qui ne s’est pas ouvert à une connaissance subtile des choses, à un autre niveau de conscience. On pourrait dire que « son œil intérieur ne brille pas encore ».

Vous avez écrit dans un de vos textes : « Le rêve d’un photographe est d’aider les aveugles à voir, à ouvrir les yeux, à se rapprocher de la lumière et − pourquoi pas − de la lumière divine elle-même. »

Ce rêve me semble teinté d’humilité, comme un désir d’être un être de passage, révélateur de ce qui le dépasse et l’excède. Qu’est-ce qui vous permet de vous rapprocher de la lumière, une fois que vous avez quitté les monastères ? Est-ce que les photographies sont pour vous (comme elles peuvent l’être pour ceux qui les regardent), un appel à ne jamais oublier cette lumière ?

BR : Oui il est important que, par leur simplicité, mes images parlent au plus grand nombre. Il m'arrive très souvent que des gens me parlent de telle ou telle image vue dans un livre ou dans une exposition plusieurs années après l'avoir découvert au hasard d'une visite. En cela, j'aide les lecteurs, les visiteurs, à voir une réalité bien présente. Je ne suis que celui qui apporte et qui donne à regarder.

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Souvenirs

Vos images restent gravées dans leur mémoire… Et dans la vôtre ? Est-ce que vos photos prennent la place des souvenirs, les fixant à jamais ? Où est-ce que vous gardez en vous le souvenir du mouvement duquel est née l’image ?

BR : Il m'arrive assez souvent de « retrouver des images » que j'avais oubliées ou du moins que je n'avais pas jugé correspondre à ce que je voulais montrer. Et pourtant, instantanément, je revois l'instant, même s’il est éloigné dans le temps. Je sais où cette image a été faite, le lieu, la température ambiante, les gens présents, quelque fois presque les odeurs me reviennent en mémoire. Et puis tout est relatif : les 62 images présentes à l'exposition ne représentent que 2 ou 3 secondes d'éternité.

Les photos sont souvent plus belles que les gens qui les font. Peut-être que ce qui se dit dans mes images ou dans mes mots n’est pas ce qui est montré ou ce qui est dit. Peut-être. Je ne sais plus, je ne sais pas. J’ai simplement essayé… Il me reste encore tellement à comprendre.

Je ne me voyais pas vivre dans une abbaye, mais je me voyais bien, un jour, une nuit, y mourir.

Par la photographie, la spiritualité même lointaine peut se laisser découvrir. L'image nous laisse entrevoir la puissance du silence, la beauté de la communion, la joie d’une vie consacrée à la quête de Dieu. Ce culte a été préparé avec Bruno Rotival, photographe des lieux de contemplation. L’occasion de découvrir un homme passionné par son métier.

Détails

Avec la participation de
Bruno Rotival, photographe
Orgue
Didier Godel
Musique
Johan Smith à la guitare