Le regard de la foi

©Alexandra Urfer Jungen

Écouter le culte :

L’auteur inconnu de l’Épître aux Hébreux s’adresse à des gens déçus. Des chrétiens qui ne tirent pas l’avantage qu’ils escomptaient de leur récente conversion. L’avènement du Royaume de Dieu qui leur avait été promis se fait attendre. Le monde continue tel qu’il est. Le culte qu’ils rendent à Jésus-Christ commence à préoccuper les autorités en place. Nous sommes vraisemblablement à Rome sous l’empereur Néron. Des signes d’hostilité annoncent les persécutions à venir. Certains fidèles commencent à regretter leur engagement. Le jeu en vaut-il la chandelle ?

C’est la sempiternelle petite musique du donnant-donnant. Je veux bien croire en Dieu mais en échange, je veux qu’il me récompense. A la première difficulté, il n’y a plus personne.

L’auteur de l’Épître combat cette conception superficielle de la foi pour lui opposer une conception plus ambitieuse. Pour ce faire, il emprunte des concepts philosophiques (tels que substance, réalité, démonstration ou phénomène) au meilleur philosophe de son temps, le célèbre Philon d’Alexandrie, qui réinterprétait le système de Platon pour l’appliquer à la Bible.

Pourquoi ce choix ? Pour élever le débat. Pour donner la pleine mesure de la jeune foi chrétienne qui ne saurait se cantonner à un médiocre donnant-donnant entre l’homme et Dieu.

En compagnie de l’apôtre Paul dont il est un disciple assez proche, l’auteur  se montre soucieux de présenter la foi comme une pensée élaborée, crédible, à la hauteur des esprits les plus exigeants de son époque. Pour lui, croire et penser ce que l’on croit, cela tient ensemble.

Ne criez pas trop vite à l’élitisme. Il est vrai que l’Épître aux Hébreux n’est pas un des textes les plus faciles du Nouveau Testament. Il est vrai aussi qu’un mouvement spirituel dépourvu de capacité de réflexion est voué à une extinction certaine. Misère d’une Église qui ne serait peuplée que d’intellectuels oui, mais misère plus grande encore d’une Église sans intellectuel. 

Nous vivons aujourd’hui à l’ère médiatique de la dictature des émotions. La primauté est donnée au ressenti, à l’affect, au témoignage de vie, à l’immédiat, à l’écoute de soi, à l’empathie universelle. Ce n’est pas interdit bien sûr. Mais c’est un peu court. Il se pourrait que cette ambiance déteigne sur notre manière de vivre la foi. Jusqu’à en faire un simple état d’âme, un feeling parmi d’autres. C’est la version contemporaine du donnant-donnant. Je veux bien croire en Dieu mais en échange j’attends qu’il me fasse sentir des émotions rares, des états intérieurs raffinés voire des extases. Je veux bien croire en Dieu à condition qu’il me laisse consommer un petit peu de divin.

Si la foi n’était qu’une émotion, impossible de s’appuyer dessus. Trop fluctuant. Trop passager. Raison pourquoi l’auteur oppose un contenu puissant qui est sa contribution d’intellectuel. Notre foi a un contenu. Elle est au service d’une compréhension globale du monde, des autres et de soi-même, ce qui fait la singularité de l’intelligence chrétienne. Ce contenu repose sur trois piliers : la réalité, la parole et l’espérance.

 

1. Ce que l’on voit ne prend pas son origine dans les apparences

Pour la foi, la réalité ne se réduit pas à ce que je peux vérifier au moyen de mes sens. Ce que je vois de mes yeux, que je touche de mes mains et que j’entends de mes oreilles n’est pas la réalité entière. Elle est la réalité seulement dans sa part visible.

Il faut compter aussi avec la part invisible. Car la réalité visible a une origine et une destination. Cette origine et cette destination, je ne peux les voir avec les yeux mais je peux les approcher avec la foi.

Il nous est donc dit que la réalité est complète au moment où la part visible est jointe à la part invisible. La foi parvient à faire cette jonction.

Permettez-moi une comparaison personnelle pour éclairer ce propos peut-être un peu abstrait. Je suis depuis peu l’heureux grand-père d’un petit garçon prénommé Oscar. Il y a quelques mois encore, Oscar n’était pas né. Il était en devenir. Aujourd’hui il est bien réel, il a surgi dans le monde, il impose sa présence irrécusable. Il existe. Mais la réalité entière d’Oscar se résume-t-elle à ce petit enfant que je tiens dans mes bras à l’instant T ?

Bien sûr que non. Oscar est aussi l’accomplissement d’un projet dans lequel il prend son origine. Ses parents se sont rencontrés, se sont aimés et l’ont conçu. C’est leur amour qui a appelé Oscar à la vie. Pourtant cet amour est invisible, on n’en voit que le résultat.

Et devant Oscar il y a sa destinée, tous ces possibles qui s’offriront à lui dans l’avenir sous le regard de Dieu. Cela aussi est invisible. Eh bien la réalité complète d’Oscar contient tout cela réuni.

Pour l’auteur de l’Épître, le regard la foi ressemble à ça. Par la foi nous connaissons que le monde est plus que ses apparences et la vie est plus que ce qu’elle semble être. Le monde et la vie tirent leur origine d’une impulsion primitive, que la Bible nomme la Création, et se déroulent sous le signe d’une promesse, que Jésus appelle le Royaume de Dieu, qui pourrait se traduire par la promesse d’un nouvel état de l’être. De sorte que la foi agrandit l’être humain au lieu de le diminuer. L’être humain vient d’un ailleurs et va vers un ailleurs qu’on ne voit pas mais qui fait partie de sa réalité.

Cela me fournit l’occasion d’éliminer des clichés caricaturaux concernant la foi, celui de la fuite dans l’illusion ou celui de l’opium du peuple. Il ne s’agit pas de prétendre que ce monde visible et les innombrables phénomènes qui vont avec sont sans consistance ni valeur et qu’on devrait les éviter.

La foi chrétienne n’est pas une stratégie pour échapper à la réalité aussi difficile soit-elle. Jésus n’a pas échappé au monde tel qu’il est. Il l’a au contraire assumé jusqu’au bout, jusqu’à la mort sur une croix, même si de l’autre côté de la croix, il y a la vie qui est plus que la vie. La foi n’est pas une consolante rêverie mais un élargissement de la conscience.

 

2. C’est par la foi que nous connaissons que le monde a été organisé par la parole de Dieu

J’ai dit que la foi élargit notre conscience de la réalité à l’invisible, c’est à dire à l’origine et à la destination de toute chose. Toute créature, animée ou inanimée, a pour origine la parole créatrice de Dieu. À tel point que le vocabulaire de l’hébreu biblique n’a pas de mot pour dire « chose ». « Chose » est toujours traduit par parole. Chaque chose est la cristallisation d’une parole. Quand tu rencontres une chose, demande-toi de quelle parole vient cette chose.

Prenez le Psaume19 : « Les cieux racontent la gloire de Dieu et l’étendue dit l’œuvre de ses mains. »

Voici des millénaires, lors d’une belle nuit étoilée à Jérusalem, le poète sacré s’est abîmé dans la contemplation du ciel. Il lui a semblé que l’univers parlait. Il a eu l’intuition que l’espace immense, les étoiles innombrables, la course de la lune et du soleil, était comme un vaste livre ouvert.  Et que ce livre racontait la gloire du Très-Haut.

Pourtant ce n’est pas le spectacle de la voûte céleste qui est la cause de la foi du psalmiste, sinon il suffirait de faire un peu d’astronomie pour devenir croyant. En elle-même, la nature est neutre, elle ne raconte rien. C’est la foi du psalmiste qui lui fait connaître que la chose qu’il voit – l’étendue céleste – vient de la parole de Dieu.

 

3. La foi est la garantie de ce qu’on espère

Troisième pilier, l’espérance.

Aujourd’hui plus que jamais, devant la terrible situation qui nous échoit, sans précédent depuis longtemps, les chrétiens ont le devoir d’espérer. L’Univers et la vie, en dépit des catastrophes et des tragédies qui surgissent, obéissent à une sagesse cachée. La science, aussi poussée soit-elle, ne nous dit rien de cela.

Mais la foi le peut. Elle nous dit qu’il y a une direction malgré tout et que nous devons espérer dans cet être et cette vie nouveaux que Jésus a promis, ce Royaume vers lequel nous avançons même si on ne le voit pas.

Cependant qu’est-ce qui nous garantit que nous ne nageons pas en pleine illusion, en plein délire ?

L’auteur répond : la foi, justement. La foi qui est en nous. C’est elle qui est la garantie que ce qu’on espère est véritable et non illusoire.

Parce que ce n’est pas nous qui choisissons la foi, c’est la foi qui nous choisit. La foi est l’indice d’une présence en nous qui n’est pas nous et qui ne vient pas de nous. Elle vient de Dieu. Cette petite lueur qui clignote dans l’âme, tremblante comme la flamme d’une chandelle, qu’il faut protéger et entretenir soigneusement, c’est l’étincelle de Dieu. C’est ainsi qu’il nous guide et nous attire vers l’accomplissement qu’il a prévu.

Ainsi vivre par la foi, c’est se lancer activement dans le devenir à la suite de nos lointains ancêtres spirituels, en route avec eux vers la Cité de lumière. Une expérience est en cours dont le dernier mot n’est pas dit.

 

L'épître aux Hébreux s'adresse à une communauté découragée. Son auteur lui propose donc une autre conception de la foi, plus large, moins superficielle. Une foi qui s'articule autour de la réalité visible/invisible, la parole de Dieu et l’espérance. En mobilisant les ressources de la philosophie, il vient au secours des siens. Il témoigne de l’utilité du travail intellectuel au service de la vie de l’Eglise.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique
Na Lin, soprano