Écouter le culte :
Le secret de la vie légère commence par l’invention d’un trésor. Celui que le jeune Luther, tourmenté par la question de son salut comme la plupart des enfants de son siècle, redécouvrit en étudiant l’épître aux Romains au couvent d’Ehrfurt: « le juste vivra par la foi ». Ces quelques mots ont entraîné une prise de conscience décisive et sont devenus l’étendard des Réformateurs.
La chose essentielle que Dieu me demande est de placer en lui ma confiance et de me laisser adopter par lui comme son enfant.
« Il s’agit là d’un véritable diamant », écrit Luther dans son commentaire, « et celui qui le porte sur lui ne peut subir aucun dommage ».
Filons la métaphore et examinons diverses facettes de ce diamant qui mène à ce que j’appelle la vie légère.
Dieu m’accepte tel que je suis. Bien mais pour commencer, qui suis-je ? Qui est ce moi que Dieu accepte ? Ce moi est celui que j’ai bien de la difficulté à accepter. La plupart du temps, nous ne sommes pas en accord avec nous-mêmes. Au contraire, nous nous débattons avec nos ombres personnelles.
Dans l’émouvante prière qu’il a composée pour lui-même, le pasteur Charles Wagner énumère quelques unes de ces ombres qui pèsent sur sa vie: les fautes, les égarements, l’angoisse, les regrets, le sentiment d’impureté… Lorsque je dresse mon propre bilan, je me vois en quête de ce qui me manque le plus, l’harmonie. J’ai l’impression que mon âme est détériorée, cela m’éloigne de Dieu et me désespère. Or Dieu m’accepte tel que je suis et cela devrait me décharger de ce désespoir. La liberté m’est offerte d’être moi-même, tel que je suis.
Luther prend l’exemple du malade qui croit en son médecin : « Il est malade de fait, mais en bonne santé par la promesse certaine du médecin en qui il croit et qui le considère déjà en bonne santé ». Ainsi sommes-nous devant Dieu.
Première facette du diamant : j’ai le droit d’exister, avec mes plus et mes moins, mes lumières et mes ombres. Je n’ai pas à m’ingénier à me faire aimer de Dieu, à me justifier perpétuellement devant lui. Je n’ai pas à jouer au petit saint, à composer un rôle. Non certes que mes ombres se dissipent comme par enchantement, mais elles perdent de leur centralité. Au lieu de me juger, Dieu me déleste du joug que je constitue pour moi-même.
La seconde facette du diamant est contiguë à la première. Si la liberté est offerte d’être soi-même, j’ai le droit de trouver mon propre ton, de penser par moi-même et de l’exprimer. Les réformateurs ont osé penser en dehors de la tradition et du magistère de l’Eglise de leur temps pour affirmer leur point de vue. A la Diète de Worms, Luther refuse de se rétracter car, dit-il, on ne peut aller contre sa conscience. L’Eglise forme peut-être un troupeau, mais dans lequel chaque brebis doit réfléchir par elle-même.
Appel combien salutaire de nos jours ! Dans l’Eglise comme dans la société, la pensée est en péril. On n’aime pas ceux qui posent des questions, qui s’interrogent, qui remettent en cause. On cherche à éteindre les débats qui dérangent par des discours prédigérés, de l’intimidation voire le recours aux tribunaux. Pourtant, plus que jamais, les extrémismes politiques, les sectarismes et les obscurantismes religieux constituent de réelles menaces. Jésus a confirmé cet appel à la réflexion. A un scribe qui lui demande quel est le premier de tous les commandements, il fait la réponse classique : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force ; et il ajoute de son crû : de toute ta pensée ».
A présent, prenons le domaine de l’action. Nos milieux d’Eglise ne cessent de résonner d’exhortations à s’engager pour toutes sortes de causes, aussi respectables les unes que les autres. A tel point qu’on finirait par croire qu’un chrétien qui ne s’engage pas est indigne de porter ce nom. Il est vrai que le monothéisme de la Bible est de nature éthique.
Le huitième jour de la création est le jour de l’homme. Dieu s’est mis en retrait, laissant à l’homme le soin de poursuivre en apportant au monde ce qui lui manque encore, des valeurs. Il lui appartient d’incarner ces valeurs dans la vie personnelle et collective. Mais face à ce défi, quelles sont nos capacités réelles ? La tâche pourrait vite devenir écrasante.
Dans son commentaire, Luther a un leitmotiv: « Nous sommes justes en partie, mais pas entièrement ».
Troisième facette du diamant : il n’y a pas ici-bas d’engagement qu’on peut déclarer totalement juste. Même l’engagement le plus admirable, le plus désintéressé, le plus généreux n’est pas dépourvu d’ambiguïté. Il n’y a pas un camp du bien face à un camp du mal, des bons contre les méchants, séparés par des frontières nettes. Si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des choses purement négatives qu’il suffisait de distinguer pour les supprimer… mais ce n’est pas ainsi !
La ligne de partage entre le bien et le mal passe en chacun de nous. Il est donc essentiel de garder une distance, de cultiver un décalage par rapport à nos engagements. Abstenons-nous de faire de nos causes humaines des absolus, de les transformer en messianismes. Méfions-nous des lendemains qui déchantent !
Raison pour laquelle, cela a été souvent remarqué, en politique, l’esprit protestant préfère la réforme en douceur à la révolution brutale. Une révolution suppose une table rase – on détruit tout avant de reconstruire. Mais Dieu seul a la capacité de créer à partir de rien et nous ne sommes pas Dieu. Donc notre engagement consistera plutôt à prendre soin du monde et à servir la vie au lieu de prendre le risque déraisonnable de la détruire.
Agir de manière à laisser derrière soi un petit plus, une contribution qui, aussi modeste soit-elle, puisse être utile aux autres, ce serait déjà une belle ligne de conduite personnelle. J’ajoute ceci : on a aussi un droit de retrait. On n’est pas obligé de s’engager à tout prix, on peut s’abstenir. Quelques fois il vaut mieux ne rien faire.
Dans la parabole de l’ivraie et du bon grain, il est dit aux ouvriers trop zélés qui veulent arracher la mauvaise herbe de n’en surtout rien faire « de peur qu’en arrachant l’ivraie ils ne déracinent en même temps le blé ». Oui il est préférable de ne rien faire plutôt que nuire. Après tout, notre planète polluée, notre nature défigurée ne sont-elles pas les stigmates de la suractivité humaine ? Nous vivons dans une époque ou la terre n’en peut plus de l’homme! Traverser cette vie en laissant aussi peu d’empreintes que possible est sans doute la forme contemporaine de la sagesse. La foi n’ajoute aucune charge supplémentaire à la vie humaine. Au contraire, elle vise à la rendre plus légère.
Faisons un pas de plus vers une quatrième facette du diamant, et non la moindre. L’apôtre Paul écrit que la foi passe par dessus les circoncisions et les incirconcisions. Par ces images de circoncision et d’incirconcision, il veut dire tout ce qui contribue à séparer les gens entre eux et tout ce qui fragmente la société en groupes plus ou moins étanches. Les identités religieuses, les préjugés ethniques, les clivages idéologiques, les barrières communautaires…
Tout cela n’a pas de fondement devant Dieu. Pour Lui, ce sont des « riens » - des fantasmes, des illusions. Ainsi la véritable force spirituelle permet de considérer la vanité de telle ou telle religion particulière, étant entendu qu’une religion est toujours une œuvre humaine.
Nous avons la liberté de considérer que les religions n’ont aucune importance. La seule chose qui compte est le renouvellement de mon être. Et Luther de balayer d’un revers de la main les rites, les oraisons, les règles, les jeûnes, les pélerinages, comme pour dire : « plus notre culte est sobre, mieux c’est ».
Franchissons un dernier pas. Si la foi ne nous met pas à l’écart, alors elle nous réconcilie avec ce qui est en dehors d’elle. Elle débouche sur une spiritualité laïque. Laïc signifie populaire, commun, d’une humanité universellement partagée. Jésus fut un laïc de province, un homme du peuple, qui n’appartenait pas à la caste des prêtres et n’endossait pas leur vision des choses.
Ce monde qui nous est commun, que nous appelons la création, est laïc. Ce qui ne veut pas dire qu’il est abandonné de Dieu. Au contraire Dieu est présent partout mais incognito. Dieu lui-même est laïc par sa présence cachée.
On raconte que dans l’antique cité d’Ephèse, au sixième siècle avant notre ère, des visiteurs venus de loin pour rencontrer le fameux philosophe Héraclite le trouvèrent se chauffant dans sa cuisine. Ils hésitaient à entrer. Alors Héraclite leur dit : « Entrez, le divin est présent aussi dans la cuisine ».