Écouter le culte :
Daniel Nagy
Si vous habitez en campagne ou si vous aimez vous promener, il vous est peut-être déjà arrivé d’apercevoir, en automne, un troupeau de moutons en transhumance. C’est un spectacle assez étonnant qu’on a perdu l’habitude de voir.
Des centaines de moutons, voire des milliers conduits par un ou des bergers aidés de leurs fameux chiens !
Si l’image du berger et ses moutons a quelque chose d’anachronique pour nous aujourd’hui, cette pratique faisait partie de l’univers dans lequel a vécu Jésus. Il faut savoir que l’élevage du mouton remonte à la nuit des temps, aux Mésopotamiens et constituait un des piliers de l’économie dans tout le pourtour de la Méditerranée au temps de Jésus. La pratique de l’élevage des moutons et des chèvres est bien plus ancienne que l’élevage bovin qu’on connait mieux chez nous et peut-être en particulier ici, en Gruyère. Cet élevage du petit bétail fait tellement partie de la culture de l’époque qu’il a imprégné l’univers biblique de ses images. Il est même à l’origine d’une véritable théologie : la théologie du berger et ses brebis, à savoir : Dieu et son peuple !
Traditionnellement, le rôle du berger est triple :
Premièrement, le berger doit protéger le troupeau des différentes agressions, veiller à ce qu’il ait assez à manger et à boire.
Ensuite, il doit le rassembler pour le mettre à l’abri dans un enclos, et il faut savoir que, souvent, les différents bergers regroupaient leurs troupeaux en un seul grand troupeau, par sécurité et pour unir leurs forces.
Et enfin, lorsque la saison arrive à sa fin, il faut séparer les troupeaux selon les différents propriétaires et trier les bêtes, décider lesquelles on va vendre et abattre, généralement les plus belles, celles qui rapporteront le plus d’argent au marché, tandis que les bêtes malades ou chétives, on va les soigner ou les utiliser pour les besoins de la famille ; trois tâches propres au berger : protéger, rassembler et séparer.
Pas étonnant qu’on ait vu en Dieu celui qui protège son peuple, celui qui rassemble les siens en un seul et grand troupeau, celui enfin qui sépare son peuple des peuples étrangers, celui qui met à part les siens.
L’activité des bergers, elle dépendait évidemment aussi de la saison.
Durant l’hiver, les troupeaux restaient dans les écuries ou au village. C’est à partir du printemps, à la belle saison, que commencent les transhumances : d’abord à proximité des villages, puis, au fur et à mesure selon les précipitations, de plus en plus loin des villages, pour trouver de nouvelles zones à pâturer.
Dans ces transhumances, le rôle du berger était de protéger le troupeau dont il avait la responsabilité contre les agresseurs, bêtes sauvages ou pillages humains. Il veillait aussi à ce que les bêtes aient suffisamment à manger. Il menait le troupeau d’un point d’eau à l’autre. Ces différentes tâches ont inspiré de nombreux textes bibliques, dont ces paroles du Psaume 23 qui nous sont familières:
”Le Seigneur est mon berger, je ne manquerai de rien. Il me fait reposer dans de verts pâturages, Il me dirige près des eaux paisibles.”
Mais revenons à cette porte - ou ce portail - qui se trouve devant nous, cette porte dont parle l’Evangile selon Jean.
Durant la belle saison, lorsque les troupeaux étaient à l’extérieur - d’abord à proximité des villages puis plus loin, dans la mesure du possible - durant la nuit, ces troupeaux étaient rassemblés dans un enclos, cercle de pierre ou de bois, vous en avez peut-être déjà aperçu dans des régions où l’élevage traditionnel du mouton est encore présent. Parfois, une simple grotte faisait l’affaire.
Durant la nuit, ce n’était pas le berger mais un gardien qui était chargé de garder la porte de l’enclos et ne devait laisser entrer personne, sauf le berger dont parle le texte biblique.
Nous avons donc :
- Un troupeau, c’est-à-dire un ensemble de bêtes, mâles et femelles, grandes et petites.
- Nous avons un berger qui n’est pas le propriétaire du troupeau mais en a la responsabilité, raison pour laquelle il doit connaitre et compter régulièrement les bêtes dont il a la charge.
- Nous avons un enclos qui délimite précisément un dehors et un dedans, enclos muni d’une porte.
- Et enfin, un gardien, chargé de remplacer le berger durant la nuit.
Que nous dit le texte biblique et comment ces paroles nous rejoignent aujourd’hui ?
Dans un premier temps, Jésus prend cette porte et son utilisation comme critère pour différentier le bon berger du voleur, du brigand :
”Oui, je vous le déclare, c’est la vérité : celui qui n’entre pas par la porte dans l’enclos des brebis, mais qui passe par-dessus le mur à un autre endroit, celui-là est un voleur, un brigand.”
Dans un second temps, Jésus se compare lui-même à la porte de l’enclos :
”Je suis la porte. Celui qui entre en passant par moi sera sauvé.”
Ces deux comparaisons suscitent bien des questions en moi !
Comment reconnaître, non pas le berger, mais le BON berger parmi tous ces bergers qui prétendent nous guider ?
De nos jours, ils sont innombrables les personnages publics, politiques, religieux qui se mettent en tête des troupeaux et qui crient, écoutez-moi, suivez-moi, faites-moi confiance, votez pour moi, je vous promets ceci et cela : un monde plus juste, une vie plus heureuse, la jeunesse éternelle, l’épanouissement personnel ou la vie éternelle…
Comment reconnaître le bon berger et se risquer à le suivre en dehors de l’enclos, en dehors de nos sécurités ?
Et puis, affirmer que le Christ est le bon berger, qu’il est la porte, pour reprendre les mots du texte biblique, cela ne va plus de soi aujourd’hui, cela peut même paraître scandaleusement discriminatoire par rapport à tous ces autres qui prétendent être ou nous montrer eux aussi la voie.
Aujourd’hui, nous sommes obligés d’admettre que nous vivons à l’ère universelle. Les religions et les cultures se côtoient dans un joyeux mélange. Les paroles du Christ vont forcément être comparées à d’autres affirmations en regardant ce qu’elles ont de remarquable, en regardant ce que le Christ nous promet de plus que les autres…
Et déjà, vous voyez comment ces éléments tout simples : une porte, un troupeau, un berger… nous mènent à des siècles et à des kilomètres de l’univers de Jésus, dans des questions qui peuvent être les nôtres aujourd’hui !
Je vous propose de poursuivre notre voyage après un interlude musical.
(jeu d’orgue)
Martin Burkhard
Laissons un peu de côté les moutons et l’élevage du petit bétail au temps de Jésus.
Comme de nombreuses personnes, j’ai eu l’occasion, durant cet été, de faire quelques marches en montagnes. Et en cette saison d’été, dans les pâturages d’alpage broutent de nombreux troupeaux de vaches. Pour leur indiquer leur périmètre, les paysans mettent des clôtures, soit avec des fils barbelés, soit électrifiés, parfois les deux.
Le marcheur trouvera le long des sentiers balisés des portes, fabriquées par quelques bouts de bois, ou si c’est plus étroit, seulement des poignées à ressort pour crocher et décrocher le fil électrifié. Cela permet de passer dans les pâturages sans difficulté.
Alors pourquoi y aurait-il des gens qui passeraient à travers les fils barbelés, au risque de se déchirer la chemise ou de se faire électrocuter ?
Jésus pense que des idées et des personnalités malveillantes s’introduisent ainsi dans l’enclos où broutent paisiblement les siens. Sa petite histoire a une charge polémique, loin d’une imagerie pieuse et bucolique. La première communauté chrétienne autour des paroles des évangiles était forcée de se forger un cadre, un enclos, une vision commune, une manière de penser et d’agir, et cela également en se distançant, en clarifiant son message. En évoquant des gens qui passent la clôture ailleurs que par la porte prévue, l’auteur de l’évangile a mis dans la bouche de Jésus cette mise en garde contre de faux messagers. Quand j’étais adolescent, on parlait beaucoup des groupes à comportements sectaires, c’est un peu pareil.
Attention aux promesses creuses ! J’ai l’impression que cela n’est plus du tout pertinent pour les jeunes actuellement.
Aujourd’hui, je pense que nous vivons plutôt sur un pâturage où les clôtures ont été enlevées, où plus aucun cadre n’encadre, plus aucun enclos n’existe véritablement, sauf… la porte. Imaginez-vous cela !
Un portail sans enclos, dans un champ, dans la vie. Ridicule ? Pas sûr…
Un champ de vie sans clôture, sans fil de fer électrifié, seulement avec une porte quelque part. Plus rien n’est encadrant. Je pense que c’est notre condition du temps présent. Rien ne nous protège, mais par contre tout est possible. Des éléphants peuvent entrer sur le pâturage, des éléphants qui représentent peut-être des religions asiatiques, des tigres peuvent entrer qui peuvent représenter des religions chamaniques ou le culte des ancêtres. De nouvelles plantes poussent pour nous séduire en variétés naturelles, le culte de la nature. Du libre passage, de la libre circulation, du marché libéralisé, des spiritualités mixtes, des populations en migration enrichissant ainsi les populations autochtones si celles-ci ne se replient pas sur elles-mêmes.
Le marché est globalisé et mondialisé, totalement perméable. Cela nous déstabilise, et parfois nous aimerions retrouver un cadre, une référence, une identité, une frontière, une monoculture et une vie parmi des semblables, vaches parmi les vaches. C’est le repli identitaire, le petit enclos qui nous rassure, aussi bien au niveau de la culture religieuse que de la vie sociale.
Nous reparlons facilement d’une culture chrétienne en invoquant la Suisse ou même l’Europe, nous construisons des murs et renforçons des frontières. Mais notre condition contemporaine est autre. Toute identité est de plus en plus métissée, toute démarche spirituelle est imprégnée d’éléments trouvés de manière éparse dans les grandes traditions religieuses de l’humanité, le monde est multipôles ou polycentrique, avec l’émergence de nouveaux acteurs commerciaux, politiques et médiatiques. Les jeunes regardent de moins en moins la télé au profit de réseaux nouveaux via internet, les séries qu’ils regardent ne sont plus diffusées dans les chaînes habituelles mais sur internet, un immense marché indomptable. J’ai parfois l’impression que tout nous échappe… et c’est aussi une bonne chose. Mais cela rend la vie plus instable, plus précaire peut-être, moins sécurisante que dans un enclos bien déterminé avec une porte bien sécurisée par un gardien.
Ce qui m’intéresse dans cette histoire que Jésus raconte, c’est la porte. Elle reste, elle est là, elle s’offre.
Une porte au milieu d’un pâturage. Inutile ? Non! Une porte comme une référence, une porte comme un passage librement offert. Elle représente l’impossible possible d’un événement inspirant qui peut surgir dans l’enclos ouvert. Seule la porte est là, inutile et pourtant une référence. C’est l’émergence d’une couleur évangélique, d’un ton à la dimension du Royaume de Dieu dont les caractéristiques sont l’amour, le souci des petits, la réconciliation, la curiosité d’un monde autre, l’accès à soi. Et cela n’a pas de cloisons. Ces valeurs du Royaume sont simplement des inspirations au milieu de la pluralité décloisonnée. Comme un instrument de musique dans « un bœuf » ou une jam-session de jazz : une improvisation qui offre une mélodie supplémentaire dans la vie plurielle. Mais, encore une fois : cela n’est pas pour donner une stabilité, une forteresse, un enclos sécurisé, mais une contribution en un monde en totale improvisation, cacophonique ou harmonique, difficile à savoir.
Au temps où l’évangile de Jean a été rédigé, un certain danger était perceptible : des idées fausses sur Jésus et la foi chrétienne circulaient. Aujourd’hui, le danger c’est de ne plus avoir du tout d’idées, c’est le vide existentiel, c’est l’absence de toute référence qui permet de bouger librement et à volonté dans la vie sans se perdre, sans nihilisme, sans vide. Alors la porte est là, accessible de partout.
Comme chrétien, on se heurte parfois à l’idée que la religion enferme. C’est dommage que certains contemporains aient cette idée. Je crois que le contraire est vrai : elle libère… de la peur du vide, de l’angoisse de la perméabilité, de l’inquiétude de l’absence de cadre. L’accès à la confiance en ce Jésus de Nazareth est une immense richesse de sagesse. La porte est cet accès à l’infini de Dieu, ou à la richesse immense de la vie en abondance devant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Jacob justement qui a fait cette étrange expérience d’une porte ouverte au-delà du dicible, et cela en pleine nature où rien n’est clôturé. Je cite du livre de la Genèse dans la Bible:
« Jacob s'éveilla de son sommeil ; il dit : Vraiment, le SEIGNEUR est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas ! Il eut peur et dit : Que ce lieu est redoutable ! Ce n'est rien de moins que la maison de Dieu, c'est la porte du ciel ! » (Genèse 28, 16-17).
La porte est là, sans aucune contrainte de passer par elle, elle existe dans nos vies, la « porte-Jésus », elle se propose comme lieu d’un passage, d’une initiation, une référence dans l’instabilité de la société et de la vie contemporaines. Et quand je dis « passage » je pense aussi à baptême, à la mer qui s’ouvre devant Moïse et son peuple, à une expérience de référence pour avancer dans la vie sans autres balises,
la marche dans le désert du Sinaï, ouverte aux multiples possibles et aux brassages les plus audacieux. Jésus n’est pas une porte qui fait entrer dans une tradition ou un cadre précis, pour cela d’autres traditions religieuses ou philosophiques existent.
”Je suis venu pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance”.
Dans notre monde mondialisé, métissé, polycentrique et décloisonné, dans mon champ de vie sans clôture, je sais et j’improvise ma vie avec cette certitude: “Jésus leur dit encore : je suis la porte.”
Amen.